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« Je voudrais pouvoir tout savoir tout de suite ! »

Dessin d'une élève belge en difficulté scolaire

Une recherche comparative, dans le cadre de ma thèse, a porté sur les vécus scolaires de quatre-vingt-dix élèves, âgés de 15 à 16 ans, dans trois établissements secondaires du premier degré, une « co-educational school » (école secondaire publique) du comté de Kent en Angleterre, une école secondaire du Hainaut Monsois en Belgique et un collège de la région du Valenciennois en France. J’ai centré mon analyse sur des dessins sur l’école et leurs commentaires, afin de décrire les représentations sociales de l’organisation scolaire chez les élèves. En leur proposant de répondre par un dessin à la simple question « c’est quoi, pour toi, l’école ? », puis de commenter leur production, j’ai pu contourner l’obstacle de la mise en mots de ce qu’ils éprouvent sans toujours être en capacité de l’exprimer[[Carole Dolignon, « Le dessin : une empreinte des affects de l’adolescent à l’école » In Rémi Casanova, Alain Vulbeau, Adolescences, entre défiance et confiance, Presses Universitaires de Nancy, 2008.]]. J’ai ainsi pu étudier l’appropriation physique et temporelle de l’école chez les élèves suivant leur sexe, leur pays et leur profil scolaire.

Le temps, instrument de surveillance

Le temps contribue à la surveillance : il existe des temps dans et hors l’école, des temps pour entrer et des temps pour sortir, régulés et contrôlés. Il marque la relation antithétique entre le « dedans de l’école – prison » et le « dehors – société ». Les murs et les portes de l’école représentent symboliquement une tension entre une sécurité limitative, contraignante, indispensable et l’expression de l’élève.
« On te voit tout le temps et partout. » (fille, France, décrochée)
« C’est un œil parce qu’à l’école, t’es tout le temps surveillée par les adultes. » (fille, Belge, en difficulté scolaire)
« À l’école, t’es tout le temps regardé, jugé… Je n’aime pas ça ! » (garçon, Belge, en difficulté scolaire)
L’enseignant se sert du temps pour exercer son pouvoir dans l’école : cette croyance permet à l’élève de se protéger. Ce n’est pas lui qui est défaillant, il est seulement victime des professeurs dont la tâche première est de mettre en défaut les élèves. « Il donne des interros surprises exprès pour nous coincer, et, comme on n’a pas eu le temps de revoir ce qu’on a fait, on a souvent de mauvaises notes, sauf pour celles qui, elles, révisent tout le temps. » (fille, France, en difficulté scolaire)

Le temps, entre contraintes et soumission

Le temps des contraintes s’inscrit aussi dans un autre double processus : le temps cyclique est majoré par rapport au temps linéaire relié au projet de vie de l’élève, bloqué par l’attente.
« Tu dois te taire ! Tout le temps. » (garçon, France, en difficulté scolaire)
« Tu passes ton temps à essayer de partir, de t’enfuir au lieu de t’amuser ! » (garçon, France, en difficulté scolaire)
Certains élèves évoquent un manque de temps : ils n’entrent pas facilement dans l’activité proposée et sont fréquemment perdus par le rythme du cours. Ils ressentent souvent une impression de « matraquage », et ils ont le sentiment de devoir assimiler trop de connaissances en un temps très délimité.
« I have no free time […] I don’t have enough time to do fun things like play video games or playing on the pc. Two days is not enough for a weekend. »[[Traduction libre : « Je n’ai pas de temps libre […] Je n’ai pas assez de temps pour faire des choses amusantes, comme jouer au jeu vidéo ou sur ordinateur. »]] (fille, anglaise, en difficulté scolaire)
L’élève peut aussi considérer qu’il a trop de temps. Il n’arrive pas toujours à entrer dans l’activité ou qu’il y entre trop vite. Très vite dépassé, il souhaite que le cours se termine le plus tôt possible et ressent un sentiment d’ennui.
« Il est coincé là. Il va être obligé de rester là pendant longtemps. » (garçon, Belge, décroché)
Il existe un écart entre les valeurs de l’école, qui inscrit les apprentissages dans un temps long, et celles de l’adolescent où le temps se vit dans l’immédiateté.
« L’école demande trop de temps, si on veut réussir, il faut beaucoup travailler au lieu de profiter du monde extérieur. » (fille, Belge, décrochée)
« Comme ça, tout le monde apprendrait très, très vite et sans y passer du temps […] Je voudrais pouvoir tout savoir tout de suite, sans passer autant de temps sur les devoirs. » (garçon, France, en difficulté scolaire)
L’adaptation à l’école se définit comme une acceptation passive et une soumission, particulièrement pour les élèves décrochés ou en difficulté scolaire. Leurs commentaires et productions graphiques montrent leur refus des contraintes scolaires, d’un carcan horaire uniforme qui, d’après leurs dires, ne tient pas compte de leurs spécificités.
La notion de « temps perdu » est présente aussi bien chez les décrochés que les élèves en difficulté scolaire ou ceux en réussite. Pour les premiers, le temps est perdu du fait de l’incompréhension : l’école est inutile, ne les comprend pas, est source d’ennui. Ils ont souvent le sentiment de passer d’une chose à une autre, d’une explication à une autre sans faire de lien. À l’inverse, les élèves en réussite estiment le temps perdu lorsqu’ils ne sont pas ou peu sollicités : le temps doit être investi pour apprendre.

Le temps scolaire opposé au temps extrascolaire

Les commentaires comme les dessins des élèves en réussite scolaire traduisent leur capacité à se projeter dans le futur (le choix du métier à venir, les moyens pour y parvenir), montrent une vision linéaire du cheminement scolaire. Ces adolescents accordent beaucoup d’importance au temps passé à des activités scolaires, mais regrettent aussi le manque de temps de détente, pour des activités distrayantes, l’empiètement du temps scolaire sur le temps des loisirs, le temps pour soi. Or, la quantité de travail effectuée n’a pas toujours les impacts attendus sur les résultats, d’où un sentiment de frustration, voire d’injustice, même chez les élèves en réussite.
L’absence d’aspects ludiques dans les études et d’activités extrascolaires est bien montrée dans ce dessin d’une élève belge en difficulté scolaire.

Dessin d'une élève belge en difficulté scolaire

Dessin d’une élève belge en difficulté scolaire

La pauvreté de l’environnement spatial, non représenté ici, favorise la rêverie. L’élève mentalise des activités sportives et sociales (le tennis, les amis). L’élève s’imagine dans un réel plus intéressant, plus ludique. Le réveil, par sa taille, indique la prégnance du temps qui rythme la journée de l’élève. La référence aux amis montre une implication sociale et communautaire dans la vie collégiale et à l’extérieur.

Un autre temps ?

S’organiser en toute liberté, bénéficier d’un emploi du temps souple, par exemple alternant une semaine légère et une plus intense en terme de cours, suppose une réflexion sur l’organisation de la vie scolaire. Varier la durée des cours selon la matière enseignée et assouplir les horaires lorsque cela semble nécessaire sont des axes d’interventions à expérimenter.
Les difficultés à vivre et à gérer le temps soulignent le décalage entre les aspirations sociales et personnelles de l’élève visant au bienêtre et les temps de la réalité sociale liés au travail. Celui-ci apparait dans les représentations des élèves comme de moins en moins le fruit de pratiques sociales au travers des échanges, mais un temps contraint, quantitatif et subi.

Carole Dolignon
Docteur en Sciences de l’Éducation – Université Lille 3