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« Il y a un enjeu colossal d’intégration. »

Commençons par la pièce de théâtre que vous avez montée avec Jérôme Piron. Comment le projet est-il né ?

Nous sommes tous les deux enseignants. En Belgique, les études pour être enseignant de lettres comportent 50 % de linguistique et 50 % d’études de la littérature. Nous avons donc fait des études de linguistique et cette formation nous a fait connaître toutes les absurdités, scories, etc, qui émaillent la langue française. Puis, pendant 15 ans d’enseignement, on a essayé de les enseigner et on en a parlé avec nos collègues. C’est quelque chose de non dit, mais unanimement partagé par tous.

Et à force d’en parler tout le temps, un ami m’a mis au défi d’écrire une conférence, ce que j’ai fait avec Jérôme Piron. Pendant ce temps-là, on a rencontré à Avignon des personnes ressources et des gens qui produisent du théâtre et notamment le programmateur du Théâtre national à Bruxelles, qui a pris le risque de produire un petit format de vingt minutes. Nous avons donc monté une forme courte pour douze personnes assises autour d’une table, une sorte d’apéro, où on parlait d’orthographe. Nous avons reproduit l’appartement de Jérôme sur la scène, et on avait détourné l’orthographe sur des objets du décor.

Ça a tellement bien marché que le directeur du Théâtre national nous a proposé de faire une forme longue de conférence. Nous avons mis six semaines à l’écrire et l’avons déjà jouée 150 fois, avec un débat avec le public après le spectacle.

Et que dites-vous, dans ce spectacle ?

On a voulu montrer à quel point on est particulièrement rigoureux avec les gens pour des « fautes » d’orthographe, mais pas avec l’orthographe elle-même, qui n’est même pas efficiente ou cohérente.

Il y a plusieurs parties : une partie historique qui permet de rappeler que l’on parle d’une orthographe choisie, voire déterminée, ce que les gens n’ont pas intégré. Par exemple, un très grand nombre de « ph » et « th » ont été ajoutés à des mots français au XIXe. C’est de fait seulement à partir du XIXe que l’orthographe devient « sacrée ».

Ensuite, nous interrogeons les peurs du changement qui s’expriment à propos de l’orthographe : le « nivellement par le bas », la déperdition culturelle, la perte du sens de l’effort… Enfin, nous laissons les gens s’interroger sur les raisons sociologiques de la construction de l’orthographe et les enjeux sociaux et politiques d’une modification. En matière d’embauche, par exemple, qu’est-ce qu’on disqualifie quand on juge les candidats sur leur orthographe ? Qu’est-ce que ça engendre dans notre société ? En fait, on laisse à l’écart tout un tas de gens (ceux qui sont dyslexiques on ne viennent pas du « bon » milieu social), c’est très discriminant. Il y a un enjeu colossal d’intégration.

À ce moment, on veut que les gens arrivent eux-mêmes aux conclusions, on n’est pas dans une posture de militants.

Les linguistes ont une approche descriptive, pas prescriptive de la langue : il y a autant de grammaires que de grammairiens. Mais on enseigne ça comme une religion et le sentiment de prescription est extrêmement fort.

La grammaire scolaire a inventé toute une batterie de concepts qui sont des entourloupes pour essayer d’expliquer orthographe absurde du français. Il faut lire les ouvrages d’André Chervel et en particulier son livre Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Histoire de la grammaire scolaire[[Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, 1977]]. La grammaire scolaire est un outil absurde qui n’a rien de scientifique. Les francophones confondent la grammaire comme outil descriptif de la langue et la grammaire comme structure de la langue. Nous ne proposons pas de changer la langue mais le modèle descriptif de la langue ! D’ailleurs, imaginer qu’on pourrait changer la langue est également absurde : elle change toute seule !

Pour ce qui est de l’accord du participe passé avec avoir, l’objet de notre tribune, la règle est entièrement construite sur la justification d’une erreur de recopiage monastique. Et c’est celle qui pose le plus de difficultés et prend le plus de temps à apprendre aux élèves. Parce qu’il n’y a pas seulement la règle du « avant et pas après », mais aussi toute une cohorte d’exceptions (avoir avec en, avec les infinitifs…). Il y a quatorze pages d’exceptions dans Le Bon usage[[Maurice Grevisse, Le Bon usage, 16e édition par André Goosse, De Boeck Supérieur (groupe Albin Michel), 2016.]]. Ce n’est pas possible !

Nous rappelons dans le spectacle que Rabelais, Montaigne, Molière écrivaient sans orthographe : il n’y a pas de rapport entre la qualité rédactionnelle et la qualité graphique d’un texte ! Pourtant, le premier contact qu’un enfant a avec la langue française est un piège. On lui fait faire des dictées, ça n’est rien d’autre qu’un ensemble de pièges pour vérifier sa capacité graphique. Or, il y a des enfants qui ont des capacités orales incroyables mais des problèmes graphiques.

Finalement, on essaye de réconcilier les gens avec leur langue : on peut être un grand intellectuel, un grand écrivain, et avoir des problèmes d’orthographe.

Sur les 20000 spectateurs que nous avons eu, il n’y en a quasiment pas eu qui sont sortis avant la fin ou qui ont cherché à militer contre notre propos avant d’avoir entendu la totalité du texte. Le théâtre permet d’avoir un raisonnement de 50 minutes non interrompues et nous avons beaucoup travaillé à désamorcer la violence du propos, pour que les gens puissent penser avec nous et pour ne pas penser à leur place. C’est un spectacle plutôt apaisant, en fait, on l’a d’ailleurs appelé « La convivialité » pour ça, parce que l’orthographe permet de vivre ensemble.

On veut faire réfléchir les gens laisser les gens choisir par eux-mêmes plutôt que d’imposer une orthographe d’en haut. Si en sortant du spectacle les gens se disent que tout ne se vaut pas dans l’orthographe, alors on a réussi.

Venons-en à votre tribune parue dans Libération le 2 septembre dernier… Elle a fait l’effet d’un pavé dans la mare.

Contrairement à ce qu’on fait dans le spectacle, avec cette tribune on n’a pas pu expliquer notre propos avant de l’énoncer et c’est donc beaucoup plus difficile de le faire passer.

Nous essayons de donner des arguments pour invariabilité du participe passé mais en face, quels arguments nous oppose-t-on ? « Parce qu’on a toujours fait comme ça. » Toute la communauté scientifique des linguistes, tous ceux qui s’intéressent à l’orthographe, sont d’accord. Comment ose-t-on ne pas écouter ces gens-là ! Nous avons ces jours derniers réalisé à quel point la pensée scientifique rationnelle peut être malmenée. Ce qu’on a envie de raconter prend toujours le pas sur les travaux de la communauté des chercheurs. On est dans une société censée être héritière des Lumières, et avoir érigé en dogme la pensée critique, la rationalité, mais quand la raison déroge aux impératifs médiatiques, on fait fi de la raison !

On a lu ou entendu la phrase « les Belges veulent simplifier la langue française » : tout est faux là-dedans ! Il ne s’agit pas « des Belges » mais de deux enseignants belges qui donnent leur point de vue en se fondant sur les réflexions du Conseil international de la langue française. Il ne s’agit pas de « simplifier » mais de renoncer à des choses absurdes. Enfin, il ne s’agit pas de « la langue française », mais d’une petite partie de son code graphique.

Aujourd’hui, on a envie de dire à nos détracteurs de venir voir le spectacle.

Nous n’avons pas du tout l’intention d’être agressifs avec la langue ni avec les grandes œuvres. Mais nous considérons que pour rendre hommage à la littérature, il faut aussi véhiculer ce que les grands auteurs eux-mêmes pensaient de l’orthographe. Voltaire, Flaubert, Queneau, tous pensaient que orthographe est la « divinité des sots », comme l’a écrit Stendhal[[Stendhal, Lettres à Pauline, 1804.]]. Finalement, on dirait que la créativité, c’est dangereux quand on est à l’école, mais quand on est un grand écrivain, ça devient possible.

Votre tribune n’évoque que la règle de l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir. Tout n’est pas à jeter dans l’orthographe française, alors ?

Non, il y a plein de choses qui ont de la valeur ! Mais on n’arrive pas à empêcher les gens de nous prendre pour des furieux qui veulent faire tout exploser. Simplement, ce qui a de la valeur sera d’autant plus valorisé qu’on se débarrassera de ce qui n’a pas de valeur.

Il y a tout de même un paradoxe incroyable : tous ces gens qui défendent l’orthographe parce qu’ils adorent son évolution et l’étymologie, pourquoi ont-ils envie de l’empêcher de continuer à évoluer ? L’orthographe s’est arrêtée d’évoluer seulement en 1835.

Enfin, on ne demande pas aux gens de renoncer à « leur » orthographe mais on demande qu’on l’enseigne autrement à ceux qui n’en ont pas encore.

Propos recueillis par Cécile Blanchard


Pour en savoir plus :

Le site de « La Convivialité » et du livre La Faute de l’Orthographe (éditions Textuel)
« La Convivialité » se jouera notamment du 2 au 14 octobre 2018 au théâtre Le Monfort à Paris.

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L’orthographe en crise à l’école – Et si l’histoire montrait le chemin ? Recension du livre d’André Chervel, Éd. Retz, 2008