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Hommage à Jacques Lévine

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Il avait eu la joie de voir paraître, quelques semaines plus tôt, le livre auquel il tenait tant L’enfant philosophe, avenir de l’humanité ? Ateliers Agsas de réflexion sur la condition humaine[[Avec la collaboration de G. Chambard, M. Sillam et D. Gostain. Préface de Philippe Meirieu, ESF, 2008.]]. Ce livre était l’aboutissement d’une recherche de longues années, fondée sur l’expérience que les enfants, dans les conditions précises de l’atelier de philosophie, sont capables de construire, à terme, une pensée réfléchie sur les questions essentielles de la vie. L’enfant « s’y découvre porteur de cette dimension fondamentale de l’être qu’est la pensée dont on est soi-même la source. Son statut social, inégalitaire par rapport aux adultes, s’en trouve considérablement modifié. Confronté aux problèmes les plus fondamentaux qui préoccupent les hommes, il est implicitement invité à faire partie du club de ceux qui cherchent à rendre la terre plus habitable, la vie plus vivable. » (p. 68)
Cette conviction s’inscrit dans la haute conception de l’école qu’avait Jacques Lévine et qu’il a magistralement expliquée dans le livre qu’il a signé avec Michel Develay, Pour une anthropologie des savoirs scolaires, de la désappartenance à la réappartenance.
« Car l’école n’est pas ce qu’on croit. Nous avons à nous faire à l’idée qu’à l’école on pense moins à l’école qu’à sa vie, à la qualité de son avenir, de son destin, destin de soi-même, des siens, mais aussi de l’humanité. Il faut donc cesser le dialogue de sourds qui consiste à faire comme si l’élève n’était qu’un élève, l’enfant qu’un enfant.
L’enfant, c’est aussi un anthropologue. Il n’est pas d’enfants aussi inhumains paraissent-ils, qui ne pensent à l’humain. À nous d’en tirer les conséquences. La pédagogie anthropologique est probablement la seule qui vaille »
, telles sont les dernières lignes de ce manifeste où les auteurs s’interrogent sur « l’art de bien faire grandir l’enfant en se gardant de séparer le faire grandir de l’enfant du faire grandir de l’espèce » (p. 11).
Psychologue, assistant du professeur Henri Wallon, psychanalyste, Jacques Lévine a eu le constant souci de mieux comprendre et surtout de mieux accompagner le développement des enfants.

Un souci primordial : le développement de l’enfant et celui de l’humanité

Le phénomène de l’échec scolaire l’a préoccupé très tôt[[En témoigne un article de 1959, intitulé « Problèmes de psychologie scolaire dans une classe normale », in Psychologie française 1959, 4, 261.]]. Il fréquentait assidûment les écoles pour rencontrer les enfants et leurs maîtres et il retira de cette fréquentation une très fine connaissance du fonctionnement de l’institution.
Dans le petit livre sur Les difficultés scolaires (1981) cosigné avec son ami Guy Vermeil[[Guy Vermeil était médecin-chef de service de pédiatrie, au centre hospitalier d’Orsay Extrait du XXVIe congrès de l’Association des pédiatres de langue française, Ier volume, rapports, p. 27 à 108.]], il fustige six « défauts fondamentaux du système scolaire » générateurs de difficultés chez beaucoup d’élèves : « le mythe de la classe homogène, l’hypervalorisation du langage écrit abstrait, l’absence d’une pédagogie de l’échange et de l’identité, l’anachronisme du mode de recrutement, de formation et de fonctionnement des enseignants, les contresens sur la notion de maturité, l’irrationalité des rythmes de travail » (p. 23/24).
À ces défauts d’origine scolaire, Jacques Lévine et Guy Vermeil savaient qu’étaient intriqués des dysfonctionnements familiaux et les dysfonctionnements individuels. C’est pourquoi ils prônaient de ne pas séparer « une politique de lutte contre l’échec scolaire d’une politique de prévention des dysfonctionnements familiaux », ajoutant que « cette politique reste à inventer » (p. 49).
C’était il y a plus de vingt-cinq ans. Malheureusement, les changements survenus dans la société se sont répercutés à l’école. Jacques Lévine n’a pas cessé de s’intéresser au « nouveau peuple scolaire », plaidant sans relâche pour que les responsables éducatifs et les enseignants réfléchissent aux causes multiples des difficultés d’apprentissage, à la genèse du sentiment de désappartenance chez beaucoup d’enfants. Il rêvait d’une « école des quatre langages » qui fasse droit à l’intelligence abstraite, certes, mais aussi à l’intelligence des réalisations pratiques, à celle des relations et celle des curiosités et talents personnels.

Entre pédagogie et psychanalyse : la création des groupes de « soutien au soutien » et de l’Agsas

C’est par souci de venir en aide à des enseignants désorientés par des enfants de plus en plus déstructurés, pour les former « à accueillir autrement les enfants qui leur donnent du fil à retordre, et autrement aussi leurs parents » (op.cit. p. 34) que Jacques Lévine a eu l’idée de créer au début des années 1970 des groupes qu’il a appelés ironiquement de « soutien au soutien ». Il s’agissait d’une nouvelle forme d’aide, indirecte et paradoxale, une aide d’abord en direction des adultes qui travaillent trop souvent dans la solitude. Jacques Lévine a animé des groupes à Paris, puis en province, après en avoir précisé le cadre et élaboré la méthode d’analyse.
L’essentiel était pour lui de rassembler des praticiens de l’éducation pour qu’ils déposent leurs plaintes dans un groupe « suffisamment bon », et surtout pour qu’ils réfléchissent avec un psychanalyste, garant des règles du groupe, à la genèse des difficultés auxquelles une personne seule ne peut faire face. Jacques Lévine insistait sur le travail nécessaire « d’individuation », puis de « désencombrement » de l’enfant, en soutien au soutien, avant de penser à sa « futurisation », c’est-à-dire aux leviers de remise en devenir. Et il croyait aux effets bénéfiques du changement de regard des adultes sur les enfants.
Si Wallon, Freud, Winnicott et Bion sont ses références essentielles, Jacques Lévine a aussi élaboré des concepts originaux tels que le moi maison, le regard ou l’écoute tripolaire, l’identité négative, la pyramide des appartenances, etc. Le livre collectif, Je est un autre, Pour un dialogue pédagogie-psychanalyse[[Dir. Jacques Lévine et Jacques Moll, ESF, 2001, réédité en 2003 et en 2008.]], rend compte de la richesse et de la fécondité de sa pensée, relayée par de nombreux collaborateurs.
Il a été un infatigable ambassadeur des enfants, en particulier des plus démunis, il savait combien les souffrances familiales qu’ils transportent à l’école les empêchent de devenir élèves, combien le sentiment de « moins-value » qui les habite a besoin d’être entendu, et transformé en « plus value » par des praticiens de l’éducation attentifs à l’importance de la relation.
Lors de notre dernier colloque, Jacques Lévine nous a enjoint de travailler autour de quatre problèmes : celui des enfants de la maternelle, celui de leur entrée dans le groupe et dans le langage écrit, le problème des familles et la question de l’héritage culturel à transmettre.
Puissions-nous, avec les lecteurs et les militants des Cahiers pédagogiques, dont je connais l’engagement, ne pas manquer de courage ni d’audace pour continuer d’œuvrer sur ces chantiers de construction.

Jeanne Moll
Le site de l’Agsas