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Gisèle Bienne et Hubert Mingarelli : des voix prenantes

Gisèle Bienne et Hubert Mingarelli ont écrit des romans publiés dans des collections « pour adultes » ou « pour jeunes », dont le point commun est de mettre en scène un personnage, enfant, adolescent ou jeune adulte, qui traverse une expérience difficile, une épreuve initiatique : « C’est là que l’on apprend, que l’on se mesure à nous-même, aux grands », dit Hubert Mingarelli[[H. Mingarelli, « Sur la route », entretien avec Pascale Navarro, 14 février 2002 (http://www.voir.ca/livres/article=19752).]]. Le roman est écrit du point de vue de ce personnage, le plus souvent à la première personne, ce qui est important, et difficile, remarque Gisèle Bienne, c’est d’entendre ou de saisir la voix du narrateur enfant ou adolescent : « C’est le personnage alors qui nous parle, nous souffle les mots [[G. Bienne, « Un parcours littéraire », L’École des Lettres des Collèges, n°3, 2004-2005, p. 50.]]». Quelle que soit la collection, on retrouve un « monde » singulier, propre à chacun de ces deux auteurs dont le point commun est que le personnage principal est « entre deux âges », selon l’expression de Mingarelli, aux prises avec une épreuve majeure de l’existence. Les romans de Gisèle Bienne sont construits avec rigueur autour de l’expérience d’une rupture, d’une révolte, qui permet à l’adolescent de se découvrir et s’affirmer. Ceux d’Hubert Mingarelli tirent aussi leur force d’une situation simple, d’un état de crise au cours duquel le personnage fait l’expérience de la solitude, de la séparation, de la dureté du monde. Ces romans dévoilent des secrets, sur l’injustice, sur la violence, sur la guerre et l’indicible de l’expérience humaine, avec une attention particulière accordée aux états de d’émotion, de joie, de trouble, de colère ou d’angoisse difficiles à mettre en mots. Ce que cherchent les jeunes lecteurs d’aujourd’hui est, au fond, ce que cherchaient les lecteurs des romans de formation de la tradition littéraire : une littérature qui met en scène des personnages affrontant les tragédies de l’existence humaine, afin de mieux comprendre ce qu’ils vivent eux-mêmes, ce qui les aide à faire face à leur avenir.
Quelle serait alors la différence entre les romans « pour adultes » et « pour jeunes » ? Hubert Mingarelli dit qu’un directeur de collection aux éditions du Seuil « a décidé que ses livres s’adressaient à tous », c’est pourquoi il a publié ses livres dans une collection « pour adultes » à partir de 1999 (Une rivière calme et silencieuse). Mingarelli affirme qu’il ne n’écrit pas en pensant à un public, mais invente des histoires parce que c’est important pour lui. Selon Gisèle Bienne, « elle est mince et poreuse la paroi qui sépare la littérature pour ados de celle pour adultes. Dans bien des cas, elle est inexistante ![[G. Bienne, « Vivantes énigmes », AEIUO, Revue de l’ORCA, n° 9, p. 17.]]» Elle a en effet a d’abord publié aux éditions Des Femmes et aux éditions du Seuil avant d’écrire pour Gallimard/Jeunesse et l’École des loisirs. Son premier roman, Marie-Salope, la jeune fille et la vie[[Des Femmes, 1976 ; Climats, 2004.]], met en scène une adolescente, qui, l’été de ses quinze ans, affronte son entourage pour vivre ses désirs et ses rêves. Ce livre a été étudié dans de nombreuses classes de collège et de lycée depuis trente ans. Si Gisèle Bienne a donné à son roman Marie-Salope le sous-titre « la jeune fille et la vie », c’est que Marie développe sa liberté intellectuelle, son énergie vitale, sa joie de vivre et d’aimer malgré les obstacles et les échecs. Le personnage deviendra artiste justement parce qu’il aura défendu son indépendance, l’intensité de ses sensations, de ses affects et les secrets de son intimité contre les règles imposées par la famille, et, dans Douce-Amère[[Des Femmes, 1977.]], par les internats répressifs de l’après-guerre. Ce sont des romans de libération. On retrouve cette situation dans plusieurs ouvrages destinés à la jeunesse ; par exemple Lina affronte une solitude douloureuse car elle a été confiée à ses grands-parents et, surtout, elle est contrainte par la maîtresse de faire la classe à sa place (La petite maîtresse[[L’École des loisirs, « Médium », 2003.]]). Boris connaît la solitude du gardien de but, mais aussi la passion du jeu, les joies de l’amitié et l’exaltant dépassement de soi-même (Les champions[[L’École des loisirs, « Médium », 2004.]]). Mylène, elle, bravant l’autorité de son oncle, a affronté la haute montagne la nuit, sous l’orage, pour sauver un cheval promis à l’abattoir, comme si sauver ce cheval, c’était sauver une partie d’elle-même (Un cheval sans papier[[L’École des loisirs, « Médium », 2005.]]). Sylvie, dix-sept ans, élève d’échange dans un lycée de Chicago, découvre à la fois une famille américaine très conformiste, où elle se sent étrangère, et l’injustice sociale dont les Noirs sont victimes. Elle fait face à tout cela, non sans désarroi, mais avec détermination ; c’est ainsi qu’elle participe de plus en plus activement au mouvement des droits civiques. Shakespeare et Melville, lus avec passion, et les luttes pour la justice en plein ghetto l’ont transformée (Chicago, je reviendrai[[L’École des loisirs, « Médium », 2007.]]).
Gisèle Bienne poursuit parallèlement les deux formes d’écriture ; ainsi Le cavalier démonté[[L’École des loisirs, « Médium », 2006.]] et Paysage de l’insomnie[[Climats, 2004.]] traitent le même thème : l’impossible retour à la vie familiale de celui qui a traversé la guerre. Pour celui qui revient, tout a changé, à commencer par lui-même, il devient étranger à sa propre famille et à son village natal, « revenu de la nuit infernale, il n’en est pas sorti » (p. 39). Paysage de l’insomnie a pour personnage principal Marcel. À peine rentré de la Première Guerre mondiale, il s’enfonce de plus en plus dans la solitude et le désespoir, hanté par les images des batailles et la présence des camarades tués dont il évoque les ombres, avec d’autres rescapés des massacres, sur les murs du « café d’en haut ». Ce café est le lieu central du Cavalier démonté : c’est là que Lucile rejoint clandestinement son grand-père, Félicien. Au retour de la guerre, Félicien n’a plus supporté son ancien métier d’instituteur, a été mis au ban de la famille en raison de ses colères. Il vit en solitaire, méprisé par les siens. Lucile découvre ainsi, à l’insu de ses parents, cet homme révolté et généreux qui lui fait découvrir les champs de bataille et les poètes qu’il aime. Il semble que ces deux romans présentent des variations à partir d’un même thème : si Paysage de l’insomnie est centré autour des relations entre Marcel et ceux qui l’entourent, sa mère, sa femme, sa maîtresse, le commis, Le cavalier démonté est écrit du point de vue de Lucile. Ce qui importe, c’est ce qu’elle a appris et compris par l’acte d’indépendance qu’elle a accompli vis-à-vis de ses parents et par ce que son grand-père lui a en quelque sorte légué de sa propre expérience : « La guerre, c’est tout le contraire de ce que les hommes aiment. (…) Tu participes à la démence malgré toi. (…) Et on ne sort pas indemne de plusieurs années de démence ».
Dans un des premiers romans pour la jeunesse d’Hubert Mingarelli, Le Bruit du vent[[Folio Junior, 1991.]], un enfant de onze ans, Élie, attend son père soldat pendant la Grande Guerre, mais son père demeure comme absent, prisonnier d’une détresse terrible : « Ce qu’il avait vécu à la guerre, il n’arrivait pas à le laisser sur le continent. C’était comme un vêtement qu’il ne quittait jamais ». Le roman suit les réactions complexes d’Élie, son attente inquiète, qu’il tente d’apprivoiser grâce à un canot échoué qu’il rêve secrètement de remettre à flot, son espoir de partager le « secret » de son père. Une grande tempête met en pièces le canot qu’Élie avait réparé, pendant que son père, au plus fort de l’orage, commence à parler du champ de bataille. Grâce à cela, Élie a grandi, il part à la pêche avec son père et prend la barre du bateau. L’amour d’un fils pour son père est un thème central des romans de Mingarelli : dans Une rivière verte et silencieuse[[Le Seuil, 1999.]], Primo vit seul avec son père, ouvrier au chômage, ils tentent de gagner de l’argent en cultivant des rosiers. Primo combat l’angoisse par un jeu : il marche dans un « tunnel » entre des hautes herbes où il rêve à « une rivière verte et des truites bleues » dont lui a parlé son père. Le père et son fils inventent un monde fabuleux pour résister au désarroi. L’adolescent de La dernière neige (Le Seuil, 2000) accompagne la longue maladie de son père ; après une épreuve moralement douloureuse, il parvient à acquérir un milan, rapace des grands espaces, des forêts sauvages, où il évolue majestueusement. Le père, près de mourir, et son fils le regardent tous deux manger tandis qu’il neige par la fenêtre, « et c’était vraiment magnifique ». Un autre roman reprend ce thème, Marcher sur la rivière[[Le Seuil, 2007.]]. Absalon doit dépasser l’amour qu’il a pour son père, ruiné, contraint de rafistoler son toit à l’aide de boîtes de conserve aplaties, afin d’aller se faire soigner la jambe. Il s’agit pour lui de se libérer par ses propres forces de l’image de lui-même que lui renvoie le village : « Je marchais comme un demeuré, quelqu’un qui aurait eu un problème dans la tête ». Il parvient à gagner l’argent du voyage en « marchant sur la rivière » où s’est installé un étrange vagabond qui a immobilisé son camion. C’est à la fois une épreuve physique et psychique pour Absalon. Un thème récurrent des romans de Mingarelli, en effet, est, selon ses propres termes : « Comment fait-on pour survivre dans un milieu hostile ?[[Hubert Mingarelli par Titsou, 7 novembre 2004. (http://www.critiqueslibres.com/i.php/vinterviw/66).]]» Or, ajoute-t-il, l’armée est un milieu hostile. Trois de ses livres abordent ce sujet : Quatre soldats[[Le Seuil, 2003 (Prix Médicis).]] raconte l’histoire de très jeunes gens engagés dans l’Armée rouge, perdus dans des combats qu’ils ne comprennent pas, ils sont rattachés à l’existence par des choses simples, une échappée au bord d’un étang, un verre de thé partagé. Ils se rassurent quand le plus jeune d’entre eux semble écrire leur histoire sur son carnet, mais cela aussi les renvoie au silence. Les marins d’Hommes sans mère[[Le Seuil, 2004.]] s’engagent sur une route perdue à la recherche d’un peu de chaleur humaine… C’est cette chaleur qui manque tant aux marins d’Océan Pacifique[[Le Seuil, 2006.]], l’un essaie préserver un peu d’intimité autour de sa couchette, même le chien Giovanni ne parvient pas à le réconforter. Après qu’il a subi la violence d’un « mécanicien » et les réprimandes des officiers, il est seul avec sa peine, face à l’océan vide et déchaîné. Les personnages de Mingarelli sont confrontés à des espaces hostiles – océan, campagnes monotones, périphéries urbaines – lieux pauvres, dénués de pittoresque, là où vivent la plupart des hommes. Gisèle Bienne, elle aussi, situe ses romans dans des lieux d’une grande force par leur simplicité même, village de plaine ou de montagne, quartier de ville moyenne. Ce que ces deux auteurs ont en commun, ce sont des thèmes (la résistance individuelle à l’autorité, de l’armée par exemple, le courage d’adolescents confrontés à une épreuve qui sollicite toute leur énergie physique et mentale), et une écriture, au plus proche de l’intimité de ces adolescents. On peut faire l’hypothèse que si la distinction entre écrire pour la jeunesse et écrire pour les adultes n’a pas plus de sens pour Gisèle Bienne que pour Hubert Mingarelli, c’est qu’ils ont une exigence littéraire de même type. Ils situent leurs personnages dans un milieu ordinaire, écrivent des histoires « simplement humaines », dit Mingarelli. Selon lui, la force tient à la concentration du récit, il y a peu de personnages, parce que c’est toujours à deux ou trois que l’on partage les choses importantes de la vie, l’espace est limité, la durée brève de quelques jours ou de quelques mois au plus. Gisèle Bienne pourrait souscrire à ces choix : Bleu, je veux[[Le Seuil, 1983.]] et Mon jour de grève[[L’École des loisirs, « Médium », 2003.]] se déroulent en une journée. De ce fait, chaque récit peut entrer de manière précise dans les sensations, les impressions, les émotions du personnage : « Je suis un microscope et j’ausculte », dit Hubert Mingarelli. Gisèle Bienne insiste sur la présence d’une voix, le travail du rythme, du tempo, afin de toucher le lecteur. Il s’agit « d’écrire avec précision et dans l’intensité », d’atteindre « une simplicité efficace [[« Vivantes énigmes », AEIUO, Revue de l’ORCA, n° 9, p. 17.]]». C’est justement ce qui touche les jeunes (en âge et/ou en esprit !).

Colette Camelin, Université de Poitiers.