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Géographie du confinement

Comment cela a-t-il commencé ?

Justine : En surfant sur les réseaux sociaux. Je remercie Marie-Hélène Wronecki, professeure dans un collège de Blois, qui a partagé ses idées inspirantes. En classe, je remarque les difficultés de mes élèves et leurs interrogations sur l’utilité des croquis. Travailler la légende d’une carte, lui donner un titre, réfléchir aux figurés et aux couleurs n’est, pour eux, ni aisé ni passionnant ! L’objectif est de leur montrer qu’une carte n’est pas « un simple dessin de coloriage » selon les propos de l’un d’eux, ou une trace incompréhensible. Maîtriser le langage cartographique est important pour les exercices du bac, mais c’est aussi un enjeu essentiel pour apprivoiser et penser l’espace dans lequel nous vivons.

Gabriel : Quand j’ai vu arriver l’idée de Justine, je me suis dit : « je vais la lancer avec les 6e, les 5e ». J’ai mis en pause certains apprentissages (faire l’étude de l’Empire romain à distance… super !) et j’ai lancé ce travail. Il n’était pas obligatoire : on entre dans l’intime et certaines situations familiales peuvent ne pas être drôles. À Sains, les disparités sociospatiales et socionumériques se font durement ressentir. La pression monte dans les foyers, alors que des parents doivent gérer l’angoisse du quotidien (les courses, le chômage partiel), la continuité pédagogique d’enfants de plusieurs niveaux scolaires, avec des outils numériques fragiles ou en faible nombre, un réseau Internet parfois défaillant et un ENT (environnement numérique de travail) peu soutenu par des serveurs en rade.

Par mail, des parents ont exprimé leur satisfaction devant un exercice qui permettait d’évacuer la pression du confinement en confortant un savoir scolaire. Des élèves en difficulté comprenaient les consignes à distance, et restaient en activité cognitive, d’autres, pour qui le travail n’était pas jugé suffisant en quantité, pouvaient en « faire plus ». En 6e, il s’agissait de reprendre des règles du langage cartographique posées dans les chapitres sur l’ « Habiter », en 5e, de réinvestir ces règles établies au cycle 3.

Yannick : C’est Christophe Duhaut, mon collègue à l’Inspé et ami, qui a coordonné le récent dossier des Cahiers pédagogiques n°559, « L’aventure de la géographie », qui m’a signalé le travail de Justine et a fait la jonction entre nous trois.

La consigne

Justine : J’ai fait parvenir la consigne à mes classes de seconde, première générale et STMG (Sciences et techniques du management et de la gestion). C’est un travail facultatif, un bonus pour qui veut bien le rendre. Il ne s’agit pas de violer l’intimité des élèves.

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Gabriel : J’ai été moins directif et ambitieux que Justine dans mes attentes. J’ai posé cinq règles, maintes fois rappelées en classe : projection zénithale ; présence d’une légende ; représentation des espaces par des aplats colorés ou hachurés ; représentation des lieux et des objets par des figurés ponctuels; représentation des mouvements et des flux par des flèches. Les élèves pouvaient choisir l’échelle (pièce, foyer, quartier) ou articuler deux échelles ; ils pouvaient donner libre cours à leur créativité en travaillant avec du papier, un support numérique, un système de collage de matière, des crayons feutres ou stylos (alors que je râle en classe devant les fluos ou les stylos à paillettes !)

Quand le prof montre l’exemple

Justine : Les premiers travaux qui me sont arrivés étaient des croquis les plus réalistes possible, négligeant parfois la légende. J’ai alors joué le jeu de cette « géographie du confinement » pour leur donner des idées. J’ai insisté non pas sur le tracé et les figurés du croquis mais sur l’importance de la légende. Les élèves pouvaient s’inspirer de mon travail.

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Gabriel : Au départ, ce n’était pas prévu. Mais Perrine, une élève de 6e assez taquine, m’a demandé si j’étais « cap » de faire mon croquis. Je l’ai fait en précisant qu’il ne s’agissait pas d’un modèle, que c’était ma manière de voir ma situation spatiale du moment. Ce modèle a influencé trois élèves « scolaires », qui souhaitent toujours rester dans le cadre de la commande du professeur, même si pour deux d’entre eux, la légende prend quelques distances et s’appuie sur un vécu singulier. La majorité des élèves a été créative et s’est affranchie du modèle de « Monsieur ». J’étais ravi !

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Que retirez-vous de cette aventure ?

Justine : Certains ne m’ont pas rendu les devoirs en histoire, mais ont rendu ce travail facultatif. La consigne a été plutôt bien comprise et appréciée. C’est un bon moyen d’analyser les acquis et les manques méthodologiques des élèves. Les devoirs sont très divers. Ils se sont tous penchés minutieusement sur la réalisation du « fond de carte ». Le respect des proportions des pièces leur semble plus signifiant qu’une légende. Ce sont souvent les mêmes éléments qui reviennent : la distinction entre leurs propres espaces et celui des parents, l’hygiène, le repos et la nourriture tandis qu’ils oublient souvent la mobilité et l’évasion pour se cantonner au « concret ».

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Lorynda, Première STMG

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Si je devais retenter cette expérience, je ne donnerais pas d’exemple de légende, pour faire travailler davantage l’imagination. Je remercie les élèves qui ont participé, par leurs contributions créatives, à cette aventure géographique.

Gabriel : C’était un peu comme jeter une bouteille à la mer ! Je ne m’attendais pas à grand-chose… Cependant, les envois ont été rapides et spontanés. Évidemment on peut regretter la faiblesse des interactions pendant la réalisation des croquis. Au retour du confinement, les travaux seront affichés dans ma classe si les auteurs le souhaitent.

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Ayoub, Seconde

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Vers une géographie sensible

Yannick : Je prends le relais de Justine, débordée comme bien des enseignants, pour commenter quelques travaux de ses élèves et poursuivre le dialogue avec Gabriel. Voilà des travaux passionnants pour le géographe et le didacticien ! Nous les commenterons à deux niveaux : celui des contenus, et celui de l’appropriation du langage cartographique.

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Océane, Seconde

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Dans les croquis de Justine et de ses élèves, la dimension fonctionnelle de l’espace (hygiène, repos, repas, travail, loisirs…) est omniprésente. La dimension « micro géopolitique », les relations de pouvoir spatial entre les habitants, que l’on suppose exacerbées par la situation exceptionnelle de co-présence, est suggérée par Justine à travers ses petits commentaires. Les élèves l’ont suivie timidement, comme Océane qui associe, dans l’espace de sa chambre, deux seuls éléments : les « enceintes/musique » et l’éclair des « conflits d’usage ».

La dimension sensible, liée à l’expérience personnelle de l’élève, est moins présente. Le rapport à l’espace, le rapport au monde, ici le rapport au confinement, les évolutions de l’espace domestique induites par le confinement, sont peu montrés. Peut-on voir dans l’accumulation des informations de la légende de travail de Lorynda, une sorte de rétractation de l’espace personnel sur la cellule domestique, dont la grande rareté des indications de contacts avec l’extérieur serait un autre indice (la voiture bien rangée…) ? Encore que Lorynda signale, par deux flèches rouges bien visibles, la possibilité de « sortie vers l’extérieur », et, plus discrètement, plusieurs « points d’accès internet/téléphone ». C’est peu.

Les autres croquis montrent des espaces totalement clos (celui d’Ayoub) ou à peine entrouvert sur un jardin lui-même clos (Océane). Le monde ne semble entrer dans ces espaces de confinement que par la télévision, la console et la musique (marqueurs de la « culture adolescente »). Faut-il interpréter cela comme le signe d’une angoisse du confinement ? Que dire de la discrétion sur les relations virtuelles avec les amis, avec le lycée, que l’on sait par ailleurs très actives ? Les élèves ont suivi l’enseignante en reprenant les quasi-émoticones proposés dans la légende (le cœur et l’éclair), mais ils ne sont pas allés au-delà restant assez « sagement » dans le cadre d’une géographie spatiale « fonctionnaliste » qui domine la géographie scolaire.

Gabriel : Un seul croquis aborde l’espace à l’échelle du quartier. Un autre articule l’échelle domestique et l’échelle du quartier (Lou Ann), la vision de la rue ne dépasse pas quelques mètres. Anouk représente un îlot urbain mais limite son parcours pédestre et circulaire à son jardin. La tentation du dehors est bien présente, mais toujours contrôlée.

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Antoine, Sixième

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Le monde extérieur n’est souvent représenté que comme un possible utilitaire (la ZAC de Noeux-les-Mines chez Clara et Baptiste) que les auteurs (Lou Ann) vivent par procuration (Maman fait les courses, Papa travaille), à travers des contacts avec les êtres chers et les enseignants (coups de téléphone, écrans et la figuration des interfaces numériques). Les interfaces ou « points de passage » sont réduits à une seule porte chez Antoine dont le jardin est un antidote à « l’enfer du confinement ». Les éléments spatiaux du dehors apparaissent comme les points de repère (une rose des vents chez Anouk) d’un espace soudain invisibilisé. La projection vers l’extérieur se fait à la fois par la pensée vers un espace idéal (« le paradis vert » d’Antoine), et par une projection dans le temps (le croquis se fait prospectif chez Clara et Baptiste) vers l’idéal d’un été déconfiné (« les vacances ! »).

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Clara et Baptiste, Sixième

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Les espaces de confinement prioritaires se réduisent à des chambres confortables (le luxe de détails produit par Emi, qui colle des matières évoquant la douceur, le moelleux) ou des salons (Younes). Les activités culturelles impliquant un repli sur soi par le son ou l’image sont marquées.

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Lou Ann, Sixième

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Le confinement et la promiscuité chamboulent des habitudes et instaurent de nouveaux modes d’occupation. Des espaces de travail scolaire (Lou Ann) et des routines de travail sont évoquées, notamment chez Younes qui esquisse une chrono-légende reprenant son emploi du temps quotidien, partagé par sa grande sœur. Son croquis montre un aménagement de l’espace collectif (le salon transformé en salle de classe) dans lequel la forme scolaire se greffe sur l’espace domestique. Chez Antoine, la salle à manger devient multifonctionnelle. Mais sa cuisine, comme celle de Lou Ann, permet aux habitants de se croiser, de se retrouver après s’être dispersés dans les différents espaces de la maison, (« moments partagés », « partage »).

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Younès, Sixième

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Yannick : Les élèves de Justine montrent tous une maîtrise des codes de la cartographie scolaire : le point de vue zénithal, les usages des types de figurés (surface, linéaires, ponctuels). Certains (Lorynda) mobilisent des figurés symboliques (les flèches pour les déplacements) et conventionnels (les hachures pour les espaces parentaux) et quelques figurés analogiques (la console, l’ordinateur, le vélo…). D’autres (Ayoub) s’en tiennent presque exclusivement aux figurés symboliques et conventionnels. On voit dans ces travaux la part importante de l’acculturation scolaire, de l’effet « consigne » et de l’effet « modèle » du croquis de l’enseignante. Effet consigne : les élèves ont suivi scrupuleusement les consignes pour le fond de carte et l’organisation de la légende en trois parties. Justine a tenté de leur suggérer de s’émanciper du fond de carte. Son croquis abandonne les trois impératifs de la carte classique : respect des formes, des angles, des dimensions, qui le font ressembler davantage à un croquis conceptuel. Les élèves n’ont pas osé la suivre sur cette voie qui les aurait trop écartés de la consigne initiale ! De la même façon, alors que Justine ajoute dans sa légende des commentaires subjectifs (« oups », « parfait »…), les élèves en restent à la dimension informative de la légende.

Faut-il le regretter ? Après tout l’un des objectifs est bien l’appropriation des normes conventionnelles du langage cartographique en vue des épreuves du bac. Cet objectif entre en tension avec l’objectif de développement de la créativité, l’objectif d’émancipation de l’esprit. Cette tension fait tout l’intérêt de l’exercice et tout le charme des productions des élèves.

Gabriel : Les élèves de 6e et de 5e ont respecté les règles de base du croquis. Chacun a produit une vue zénithale, en conservant le plus souvent la proportion des espaces et des objets. Si la tentation du figuré analogique existe bien, beaucoup utilisent des figurés géométriques, symboliques et conventionnels, menant leur croquis vers une plus grande abstraction graphique. La légende est systématiquement présente, pas encore organisée mais déjà riche d’informations. Antoine choisit même de produire un croquis austère et épuré, réduit à peu de couleurs (on dirait du Mondrian) et concentre les informations dans la légende. S’ils ont été sensibles à la connivence volontaire des commentaires dans la légende de mon croquis (le professeur dévoile son intimité de manière contrôlée), les élèves ont néanmoins cherché à objectiver l’écriture de leur expérience du quotidien à travers des descriptions simples et des verbes d’action disant l’habiter. En cela, leurs croquis trouvent un bel équilibre entre le dessin, témoignage graphique d’un rapport intime et singulier à l’espace privé, et la légende, généralisation raisonnée de ce rapport à l’espace qui relève autant d’un effort de catégorisation des usages (une belle opération intellectuelle pour cet âge) que d’une exigence de pudeur.

Dans l’article introducteur au dossier des Cahiers pédagogiques, « L’aventure de la géographie », Olivier Lazzarotti explique que « l’habiter » correspond à une approche de l’espace par des « lieux rêvés et lieux pratiqués qui constituent la trame et la dynamique de chaque carte d’identités ». Dans les cartes présentées ici, c’est de l’expérience des élèves dont il est question.

Justine Moncomble
Professeur d’histoire-géographie-EMC au lycée Pablo Picasso d’Avion (Pas-de-Calais)

Gabriel Kleszewski
Professeur d’histoire-géographie-EMC au collège Jean Rostand de Sains-en-Gohelle (Pas-de-Calais)

Yannick Mével
Professeur d’histoire-géographie-EMC à l’Inspé de l’académie de Lille-Hauts de France.


À voir aussi :

Un projet coopératif de géographie du confinement en quatrième