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François Dubet : « Donner autant à ceux qui ont moins »

Dans votre récent livre L’école des chances [[François Dubet, L’école des chances, Seuil, La République des idées, 96 pages, 2004.]], vous développez l’idée de l’équité comme moyen indispensable pour parvenir à l’égalité effective. Pouvez-vous préciser ce point ?
L’égalité des chances construit une compétition unique et neutre, suffisamment protégée des inégalités sociales pour que la réussite ne tienne qu’au mérite et aux compétences des individus placés dans les mêmes conditions de formation. La notion d’équité, elle, part de l’idée que, en réalité, l’offre scolaire n’est pas homogène et que les élèves socialement différents ne sont pas dans des situations identiques. Pour tendre vers cet idéal d’égalité des chances, il faut dès lors pratiquer l’équité, répartir les moyens pour favoriser les défavorisés. Alors que l’école française fonctionnait selon un modèle théorique d’égalité des chances, nous découvrons que, dans une société inégalitaire, non seulement l’école reproduit les inégalités, mais aussi qu’elle en « rajoute une couche » car elle ne parvient pas à proposer la même offre scolaire à tous. La carte scolaire, par exemple, renforce la ségrégation sociale et spatiale dans la mesure où ceux qui le peuvent « fuient » les zones difficiles et que les parents ne sont pas informés de façon égale sur les jeux des filières. De façon générale, plus les élèves sont bons, plus ils suivent des études qui coûtent cher à la collectivité, or ils ont aussi de grandes chances d’être issus de milieux relativement favorisés. C’est ainsi que, si l’on ne va pas contre les tendances naturelles du système, on favorise les favorisés.
Ajoutons que le système de l’égalité des chances, même quand il fonctionne bien, peut être très dur pour les perdants qui peuvent se sentir coupables de ne pas réussir, alors que les vainqueurs ont toutes les raisons de croire naïvement en leur légitimité.

Que pensez-vous à cet égard de la fameuse « discrimination positive » ?
– Avant de penser discrimination positive, il faudrait commencer par donner autant à ceux qui ont moins et éviter la discrimination tout court ; la qualité de l’offre de formation devrait être identique partout.
On parle beaucoup des effets pervers de la discrimination positive, des ZEP par exemple, et il est vrai qu’il peut y avoir des phénomènes d’assignation qui amènent de bons élèves à fuir l’école classée en ZEP. Il faut aussi réfléchir aux effets de seuil ; quand on est juste au-dessus de ceux qui bénéficient de moyens spécifiques, on peut se sentir injustement traité. Il y a aussi le risque de voir les individus obligés de s’affilier à un groupe pour bénéficier de moyens discriminants. Cependant, il faut développer les mesures pour ceux qui ont moins, à la fois sur le plan collectif et sur le plan des individus. Rappelons que si l’on considère une population d’enfants d’ouvriers et d’enfants de cadres, l’écart est toujours plus grand à l’intérieur de chaque catégorie entre bons et moins bons qu’entre les deux catégories. Il faut donc cibler les moyens sur les individus, aider à la carrière scolaire des « bons » élèves de milieux moins favorisés, même s’il faut trouver des situations les plus adaptées car il n’est pas simple de se retrouver parfois dans des lycées d’élite quand on vient d’un quartier populaire. Or, notre système gère davantage des flux que des individus en raison de sa croyance selon laquelle l’égalité est l’égalité des procédures.

Vous défendez avec vigueur l’idée de socle commun de connaissances et compétences. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
– Imaginons qu’on ait atteint l’égalité des chances, nos obligations vis-à-vis des « vaincus » de la compétition scolaire restent entières. Tout le monde doit pouvoir bénéficier d’une culture générale commune. J’assume parfaitement l’idée de SMIC culturel, rejetée par certains avec des arguments étranges, comme le slogan paradoxal de l’excellence pour tous : s’il y a excellence, il y a forcément des moins excellents et on ne leur doit guère quand on leur a proposé l’excellence !

Que répondez-vous à ceux qui affirment que le socle commun avalise les inégalités, crée une école à deux vitesses, etc. ?
– Mais celle-ci existe actuellement ! Il y a une vaste hypocrisie qui veut nous faire oublier que c’est l’école actuelle qui est à plusieurs vitesses et qui est ségrégative. En principe, le socle commun est une manière de s’opposer à cela puisqu’il suggère que la sélection commence après que les élèves ont tous atteint ce socle. Certains reprochent au socle tel qu’il apparaît dans le rapport Thélot de manquer d’ambition. Qu’ils se battent pour plus d’ambition au lieu d’être a priori contre ! On dirait plutôt que ceux qui ont actuellement des avantages de réussite décisifs refusent toute atteinte à ces privilèges, tout déplacement du curseur, et il y a une sorte d’alliance des classes moyennes pour ne rien changer à l’existant. On n’entend pratiquement jamais les premiers concernés (les classes populaires) qui ne se donnent d’ailleurs pas le droit de parler puisqu’ils ont échoué à l’école. Actuellement, s’ajoute au scandale de la reproduction sociale (les enfants d’ouvriers deviennent le plus souvent ouvriers) un second scandale : l’école parvient à persuader ceux qui échouent qu’ils n’ont aucune légitimité pour se saisir des questions scolaires puisque leur orientation résulte de leur indignité scolaire.

Mais pour réaliser l’objectif du socle commun, il y a forcément à travailler sur la pédagogie. Souvent, vous vous dites incompétent en la matière, mais peut-on faire abstraction de la pédagogie ?
– Une chose me paraît évidente : plus l’école sera efficace, plus elle sera juste. On doit cette efficacité aux élèves les plus défavorisés. Quel doit être le rôle du ministère ? Certainement de dire quels sont les objectifs, de gérer les moyens et de s’assurer de la réalisation des objectifs. Mais je ne suis pas certain que le rôle de l’État soit d’intervenir dans la pédagogie qui devrait être l’affaire des personnes compétentes. On sait aujourd’hui ce qui marche : le travail en équipe, la présence accrue dans l’établissement, la continuité de l’instruction et de l’éducation… Le ministère doit créer les conditions de ce travail plutôt que de rétablir la punition collective.
Une des raisons qui me font défendre le rapport Thélot, même si je n’en approuve pas la totalité, c’est qu’il résiste à la vague actuelle de nostalgie et de tentation réactionnaire. Il n’y est pas question de « restauration de l’autorité » et de sélection précoce ; il va un peu à contre-courant. Le monde de l’éducation qui était historiquement progressiste est actuellement envahi par une idéologie rétrograde (renforcement de l’arsenal disciplinaire, rejet des parents, etc.) par une idéologie du sauvetage ; les « lettres » et les savoirs d’abord !

Comment expliquez-vous ce gouffre nostalgique ?
– Je ne suis pas certain que l’opinion publique soit aussi nostalgique que le sont les enseignants. Nous sommes dans un pays où l’identité républicaine a été forgée par l’école. Les enseignants ont été les agents de cette fonction sacrée. Le changement actuel est moins vécu comme une mutation que comme une catastrophe. Tout un imaginaire professionnel en est déstabilisé. Mais il y a un paradoxe : alors que cet imaginaire a été largement forgé par les instituteurs, ceux-ci se sont mieux adaptés aux changements que les professeurs du secondaire. Un instituteur pense que sa légitimité professionnelle vient de sa capacité pédagogique, alors qu’un professeur est toujours tenté de fonder sa légitimité sur ses savoirs, or ceux-ci ne suffisent plus dans une école de masse.

Mais est-ce qu’on ne peut pas espérer des changements venant des nouveaux enseignants, qui seraient plus pragmatiques, plus prêts à évoluer, comme cela ressort du récent livre de Van Zanten et Rayou ?
– Le problème est surtout celui de la responsabilité politique. Le monde enseignant est comme il est, à la fois généreux et sceptique. Mais tout se passe comme si personne ne contrôlait le système éducatif. Les syndicats majoritaires ont une responsabilité dans cette impuissance qui dure depuis plusieurs décennies. Ceci peut rendre pessimiste.

À côté de ce pessimisme de la raison, ne peut-il y avoir quand même un « optimisme de l’action » pour reprendre la formule de Gramsci ?
– Il est bien évident que le métier d’enseignant se transforme, en même temps que l’imaginaire de l’école reste figé et entraîne des crispations croissantes. C’est pour cela que les gens sont malheureux. On ne peut pas vivre éternellement dans un grand écart entre ce que l’on fait et ce que l’on déclare. On s’aperçoit en outre qu’un grand nombre d’élèves « ne veulent plus jouer », ne travaillent pas, deviennent violents, exercent un emploi pendant leurs études car ils ont l’impression de se former là davantage qu’à l’école, ce qui est très inquiétant. On peut avoir le sentiment d’un délitement derrière un décor de grands principes. L’école n’est pas responsable de tout, mais elle a ses responsabilités propres et je trouverais regrettable qu’elle s’enferme derrière le rejet des responsabilités sur « les autres », refusant ainsi de se transformer.
Mais bien sûr, on peut agir. Et si je crois qu’il y a des choses à faire, c’est d’abord grâce à des gens comme vous. Dans tous les établissements de France, on sait bien qu’il y a de la générosité, de l’enthousiasme, de l’énergie. Même si ce n’est pas très facile pour ceux qui innovent, qui veulent faire bouger les choses et se retrouvent aussi seuls dans la salle des profs que face à l’administration.

Propos recueillis par Philippe Watrelot et Jean-Michel Zakhartchouk, novembre 2004.