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Favoriser l’agir moral

L’enseignement de la morale est indissociable des présupposés philosophiques dans lesquels se situe le professeur de philosophie. Il n’est pas certain par exemple que l’exercice de l’esprit critique soit compatible avec l’évaluation morale. Il est tout à fait possible, en suivant par exemple Nietzsche, de s’attacher à la déconstruction du lien entre ces deux attitudes. Sans même que l’enseignant se considère comme nietzschéen, il est probable que les séances sur la morale le conduisent à problématiser le lien entre liberté critique et évaluation morale.

Un second implicite qu’il est conduit à interroger porte sur sa capacité à favoriser un jugement moral chez ses élèves par son enseignement. L’évaluation et l’agir moral peuvent-ils être enseignés, ne serait-ce que favorisés par un discours rationnel ? Apprend-on à juger et à agir moralement en écoutant un cours de morale ? Rien n’est moins certain. Première limite : il n’est pas certain que l’évaluation morale soit la conséquence d’un savoir moral (comme le pensaient par exemple les stoïciens) ou même d’un jugement rationnel (Kant). Il est possible par exemple que le jugement moral soit l’effet à l’origine d’une intuition sensible, du type d’un sentiment de pitié (Rousseau). Seconde limite : il n’est pas certain que l’évaluation morale et le comportement moral puissent s’exprimer grâce à un cours de morale. L’action et l’évaluation morale sont peut-être indissociables d’une pratique morale, elles supposent peut-être un exercice (c’est par exemple la thèse qu’avance Aristote). Ainsi le pédagogue Sébastien Faure écrit-il, contre les leçons de morale au début du XXe siècle : « La morale ne s’enseigne pas théoriquement ; elle se pratique […]. La morale c’est la vie […]. La plus grande force moralisatrice, c’est l’exemple. »[[Sébastien Faure, « Propos d’éducateur », in Écrits pédagogiques de Sébastien Faure, Éditions du Monde libertaire, 1992.]].

Faire un cours sur la morale se distingue de faire la leçon de morale. Il ne s’agit pas de transmettre un savoir moral, mais d’exercer l’esprit critique des élèves par une problématisation de la notion de morale.

La question de la finalité à laquelle l’enseignant s’attache ne peut être tranchée qu’en première personne, car elle est indissociable de sa personnalité philosophique. Pour ma part, je me sens plus proche de Jean-Marie Guyau que de Nietzsche. Guyau estime que l’action morale est l’effet en l’être humain d’une force qui conduit à une vie d’autant plus intense qu’elle n’est non pas égoïste, mais tournée vers les autres. « Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et, au besoin, se donne ; eh bien, cette expansion n’est pas contre sa nature : elle est au contraire selon sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie vie. »[[Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation, ni sanction, éditions Félix Alcan, 1885.]].

Lorsqu’on lie la morale à l’action et à la vie en général, comme c’est mon cas, on peut avoir des doutes quant à l’effet moral du cours de philosophie qui sépare la philosophie de toute « manière de vivre » (Pierre Hadot) et qui enferme l’enseignement de la philosophie dans des salles de classes.

Il peut être cependant possible de s’appuyer sur les ressources de la morale expérimentale : pas tant les expériences de pensées artificielles mises en vogue en France par Ruwen Ogien que des exemples réels, comme ceux qui alimentent la réflexion de Michel Terestchenko dans son ouvrage Un si fragile vernis d’humanité[[Éditions La Découverte, 2007.]]. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à demander aux élèves s’ils auraient été résistants ou bourreaux durant la Seconde Guerre mondiale[[Par référence au livre de Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, éditions de Minuit, 2013.]]. Il peut être plus intéressant de partir de situations plus proches de la vie quotidienne, à la manière de Christophe Dejours dans Souffrance en France[[Éditions Points, 2009.]]. Ce dernier s’interroge sur les raisons pour lesquelles des individus dans des entreprises acceptent d’obéir à des ordres que pourtant leur conscience morale réprouve. L’implicite de cette réflexion, c’est que la banalité du mal se manifeste aussi dans des situations les plus quotidiennes. L’exemple de l’émission de télévision Le jeu de la mort (2010) qui remet en scène l’expérience de la soumission à l’autorité de Milgram ou, plus concrètement encore, l’exemple de la campagne contre le harcèlement à l’école (2012) peuvent fournir d’autres supports de réflexion.

En abordant de telles situations en classe, j’ai pu constater que les élèves ne souffrent pas pour la plupart d’une altération de leur capacité d’évaluation morale par la télévision ou les jeux vidéos. Ils portent des jugements moraux très clairs et souvent tranchés sur des situations historiques ou de la vie quotidienne. Ils ne s’identifient pas eux-mêmes aux participants du Jeu de la mort. Néanmoins, lorsqu’on les interroge sur la capacité à désobéir des individus, la tendance s’inverse. Ils naturalisent les réactions dans les situations quotidiennes (exemple « agression dans le métro ») et les faits historiques. Les arguments qui sont mis en avant sont alors : « Les gens [les autres, pas soi] sont comme ça » ou « ils ne pouvaient rien faire, sinon ils seraient morts. »

Le recours au chapitre III de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote sur le volontaire et l’involontaire me semble ici intéressant pour les aider à ouvrir le champ des possibles au sein de la matérialité des situations. Il est possible de leur dire par exemple que la loi sur la non-assistance à personne en danger n’oblige pas une personne qui ne sait pas nager à se jeter à l’eau pour sauver une personne de la noyade. En revanche, elle l’oblige, dans la mesure où cela lui est possible, à donner l’alerte rapidement ou à l’aider d’une autre manière. Il n’y a donc pas dans une situation une alternative fermée : la non-action ou la mort. Il existe une infinité de possibles qu’il est de leur responsabilité de créer relativement aux contraintes de la situation dans laquelle ils se trouvent.

Irène Pereira
Professeure de philosophie