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Faire toute sa place à la joie des retrouvailles

Quels effets du confinement peut-on anticiper sur les élèves et sur les groupes classes. Est-il illusoire de penser que ces classes existent encore ?

Tout d’abord, mon expérience du confinement est récente puisqu’elle commence le 16 mars dernier. Donc mes réponses vont consister en des hypothèses ouvertes qui demanderont confirmation. Toutes les enseignants que j’ai eu l’occasion d’avoir au téléphone, en ligne ou par d’autres moyens de communication, m’ont parlé des effets du confinement sur leurs élèves soit à titre individuel, soit au niveau collectif.

De façon générale, il semble bien que le confinement n’ait pas d’effets aggravants sur les enfants qui vont bien et apprennent sans difficultés à l’école ou au collège. En revanche, pour les enfants en difficulté, il en accentue les caractéristiques, soit par la distanciation avec le ou les enseignants pour ceux qui avaient un « bon transfert de travail » avec lui ou eux, soit par le rapprochement trop intensif de l’enfant avec ses parents, devenant de fait, répétiteurs ou enseignants de leur propre enfant. On sait que les angoisses parentales agissent comme un accélérateur de particules négatives entre le parent et son enfant, et qu’elles aggravent singulièrement les difficultés du processus cognitif chez l’enfant qui les vit sous la forme d’intrusion. Il est alors au contact, non plus avec un parent aidant, mais avec un surmoi cruel qui finit par le persécuter gravement et se révéler contre-productif.

Quels effets au niveau de la classe et de la relation de l’élève au collectif ?

En ce qui concerne les groupes-classes, et malgré les inventions notables de nombreux enseignants soucieux de préserver la dimension groupale, il est évident que la donne est aggravée puisque les groupes ne se réunissent plus de façon quotidienne et que dans les moyens de communications des groupes, tout le langage infraverbal (corporel, gestuel, mimique…) se trouve absent, alors qu’il compte beaucoup dans les mécanismes de soutien. Toutefois, pour les enfants qui se trouvaient en délicatesse avec le groupe voire en situation de boucs émissaires, la baisse de pression a été repérée par certains enseignants lors des contacts avec eux en individuel.

Bref, les effets à court terme sont multiples et nous n’avons pas fini d’en décrire les différentes occurrences. À long terme, il sera intéressant d’observer les effets, notamment dans le registre de ce qu’on appelle habituellement le post-traumatisme. Mais il faut préciser que ce n’est pas tant le confinement lui-même qui peut avoir un effet traumatogène, que tout ce qui le cause et l’accompagne : la maladie et la mort d’un proche, l’absence de traitement et de vaccin, la difficulté économique de la famille, la perte d’emploi prévisible, la solitude d’une famille monoparentale, la sur-occupation d’un logement en continu par une famille nombreuse…

Est-ce que l’immobilisation physique peut induire une immobilisation psychique, quelque chose comme un temps de glaciation ?

La comparaison avec le processus décrit par Salomon Resnik[[Temps des Glaciations, Erès, 1999.]] est très intéressante, puisqu’il s’agit d’un mécanisme d’immobilisation psychique (et souvent corporopsychique) qui vise à se défendre d’un effondrement causé par des angoisses archaïques, une sorte d’arrêt sur image. Ici, nous ne sommes pas dans la problématique de la psychose mais un événement survient qui mobilise toutes les pensées et les actions au profit d’une action générale visant à se protéger d’un fléau qui atteint potentiellement tous les êtres humains sur toute la planète.

Ce qui nous immobilise dans un film catastrophe – le temps de la projection – est contrebalancé par le fait que l’anticipation de la victoire annoncée nous réjouit par avance et nous place dans le camp des gagnants. Dans la pandémie, la catastrophe n’est pas un film, et il durera tout le temps jusqu’à ce qu’un traitement et un vaccin soient trouvés. Et personne ne peut affirmer qu’il sera épargné par le virus et ses effets délétères collatéraux. Je crois que l’on peut faire une nette différence avec un décrochage scolaire qui reste un phénomène essentiellement individuel, même si les problématiques sociétales qu’il révèle sont évidentes.

Comment lutter contre l’injonction contradictoire qui veut qu’un apprentissage idéal se fait dans un espace physique et psychique sécure, alors que la reprise de mai et certainement la rentrée de septembre se feront sous le sceau des gestes barrières et de la méfiance de l’autre qui peut être contaminant ?

Si un apprentissage idéal se fait dans un espace physique et psychique sécure, alors nous ne sommes pas près de l’atteindre. Mais restons réalistes, l’enfant a besoin d’un entourage sécure au sens où les préoccupations parentales sont adéquates-sans-plus (le good enough mother de Winnicott). Et si cet entourage familial l’est, alors, à son tour, le milieu scolaire doit pouvoir le proposer pour les enfants.

Dans de telles conditions, nous voyons que la reprise de mai ne réunira probablement pas tous les facteurs d’une telle sécurité puisque le plus grand flou entoure sa mise en pratique. Mais il m’apparaît aujourd’hui essentiel que les enseignants qui vont reprendre la classe ne se présentent pas comme des « supermen » et « superwomen » maîtrisant tout et garants de la sécurité pour tous. Ils doivent absolument commencer par une bonne séance de groupe classe, du type conseil de la pédagogie institutionnelle, au cours de laquelle les enfants pourront raconter leurs vécus de confinement, ce qui leur est arrivé comme accident ou incident potentiellement traumatogène. Cela peut permettre de construire ensemble une sorte de projet de fin d’année faisant toute sa place à la joie des retrouvailles en groupe et essayant de trouver des activités pédagogiques procurant un plaisir intellectuel partagé.

Il est en effet essentiel à mes yeux que les enfants partent en congé annuel avec le souvenir qu’en classe, « on est contents d’être ensemble et d’apprendre avec plaisir ». En outre, tout ce qui concerne les gestes barrières et autres formes de prévention sociale doit faire l’objet de discussions longues pour que les enfants aient l’impression que ce ne sont pas des consignes à appliquer dans une logique « surveiller et punir », mais parce qu’on en a compris les tenants et les aboutissants.

Les enseignants vont recevoir des discours explicites et implicites au retour des enfants. Quelle attitude tenir face à cette parole ?

Bien sûr les enseignants vont se retrouver dans une position inhabituelle au retour de ce déconfinement. Je pense que pour que les enfants retrouvent un désir d’apprendre, ils doivent se délester de leurs mauvais souvenirs. Ils vont vérifier ensemble que les expériences individuelles ont des ressemblances entre elles, et les mécanismes de transferts latéraux de groupe vont jouer comme vecteurs de réassurance.

Mais pour aller au-delà de cette nécessaire réassurance, il me semble utile de prévoir une sorte de journal du déconfinement qui pourrait s’écrire chaque matin au moment du conseil, qui permettrait aux enfants et à leurs enseignants de sublimer par la narration ces expériences éventuellement traumatisantes ou immobilisantes selon les cas. Écrire ensemble un rap ou une pièce de théâtre sur ces expériences multiples me paraît porteur d’ouverture et de redémarrage de la vie psychique individuelle et collective, pour s’éloigner ensemble « du corps écaillé des astres »[[Victor Hugo, Les contemplations, « ce que dit la bouche d’ombre ».]].

Propos recueillis par Jean-Charles Léon


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