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Explorer les marges de manœuvre

Elle dit faire partie des gens qui ont eu un parcours de bon élève « le beau parcours qui ne prédispose pas forcément d’ailleurs à savoir comment faire le métier d’enseignant ». Elle appartient à cette génération qui avait comme seuls bagages les souvenirs d’élèves pour devenir professeur. Au début, elle souhaitait enseigner l’Histoire-géographie, par esprit militant, pour expliquer le présent par le passé, pour connaître l’histoire des ouvriers, des luttes. À Normale Sup, elle change d’option, réalisant que le pouvoir de la langue, écrite et parlée, est émancipateur.

C’était au milieu des années 70, des années marquées par le militantisme. Lorsqu’elle vient visiter son premier établissement d’affectation en juillet, le principal lui conseille d’aller voir le bidonville à côté pour se rendre compte des conditions de vie de ses futurs élèves. Elle apprécie la proposition, constate qu’elle se sent décalée avec son agrégation comme unique sésame pour enseigner dans un collège en zone d’éducation prioritaire. Elle débute avec d’autres jeunes profs à ses côtés, échafaude des projets sous le regard bienveillant du chef d’établissement.

À la fin de l’année, elle part aux rencontres du CRAP-Cahiers pédagogiques. Elle ne connaît pas le mouvement pédagogique mais le thème des rencontres « nous sommes tous des profs en difficultés », un peu provocateur, l’accroche. Elle y découvre qu’il existe des marges de manœuvre pour échapper au carcan apparent des programmes, aux conseils d’immobilisme d’anciens. Elle entend parler de la différenciation pédagogique. « J’ai appris qu’on pouvait travailler autrement que ce que j’avais vécu comme élève. Ça m’a donné une impulsion pour aller lire, me renseigner. »

Le Maroc et l’IUFM

Elle continue d’enseigner en collège, puis part pour le Maroc dans un établissement de formation pour des futurs enseignants. Elle travaille aux côtés de Canadiens venus là pour dispenser la didactique, elle est professeure de Français mais se soucie de prendre en compte l’hétérogénéité. Un an après son retour en France, elle demande un poste de formatrice de maîtres à l’École normale et l’obtient. C’est l’année de la création des IUFM. Elle enseigne la didactique du Français aux futurs enseignants, va dans les écoles pour les accompagner lors de leurs stages. « Je me suis régalée, c’était l’époque où on créait les bibliothèques-centres documentaires comme des lieux culturels au sein de l’école. » Elle regrette cet accompagnement au plus près du contexte d’enseignement. « On allait visiter les stagiaires, on s’adaptait aux difficultés, aux besoins qu’ils avaient. Maintenant qu’on est devenu universitaire, on le fait moins. »

Durant toutes ces années, elle continue à fréquenter le CRAP, à s’investir de plus en plus, élue au conseil d’administration, membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques et, pendant huit ans, présidente de l’association. Elle se constitue aussi des domaines de travail privilégiés autour de la laïcité, de l’analyse de pratiques et du débat philosophique. « Ce qui me tient à cœur c’est le débat. En littérature, il crée une attitude de curiosité intellectuelle, de coopération, avec le sensible et l’intellect, pour tous ensemble comprendre un texte. » Elle constate les échanges entre élèves, leur mise en activité, le rôle différent, d’écoute de l’enseignant.

Débattre et philosopher

Elle explore aussi le débat philosophique, introduit en France par Michel Tozzi. « C’est la même logique que le débat littéraire mais là, on est plus sur penser ensemble pour avancer, sur un débat existentiel. C’est une activité efficace pour l’école émancipatrice. » Elle le pratique avec ses étudiants pour qu’ils le fassent à leur tout avec leurs élèves. Elle les voit dans leurs classe développer l’idée parfois avec maladresse mais avec envie. « On discute, on revient sur ce qu’ils ont fait, sur ce qui pourrait évoluer, on les voit grandir professionnellement. C’est agréable, c’est émouvant, c’est comme lorsque tu vois une rose fleurir, être d’abord un bouton puis une petite fleur et ensuite éclore. »

Elle regarde avec émotion les stagiaires qui réussissent des choses dont ils ne se sentaient pas capables ou qui analysent ce qui n’a pas réussi, pour progresser. Elle les accompagne de façon positive parce qu’elle sent la mise en danger, le travail sans filet que représente l’animation d’un débat philosophique dans la classe avec une préparation différente de celle d’un cours traditionnel. « Je préfère qu’ils prennent des risques quitte à se planter que de s’enfermer dans des choses clés en main. Je cherche à leur faire comprendre qu’ils ont une marge de manœuvre, qu’ils peuvent prendre des initiatives, qu’ils ne sont pas esclaves des manuels et des programmes. »

Une laïcité pacificatrice

Le thème de la laïcité la passionne aussi. Elle l’aborde dans l’idée de liberté, d’émancipation, de penser par soi-même. « Ce n’est pas quelque chose d’anti religieux, cela permet de pacifier l’espace public entre des gens qui pensent différemment. » Elle choisit de faire réfléchir les étudiants sur les différents aspects de la laïcité. Ils arrivent avec des questions concrètes comme celle du port du voile par des mères qui souhaitent accompagner des visites ou des activités. Elle aborde le thème en proposant de chercher pourquoi la question se pose avec en arrière-plan la recherche d’une définition de l’école souhaitée. « Ils n’ont pas à être tous d’accord, à vouloir la même. Je n’ai pas à leur imposer l’école émancipatrice. On réfléchit collectivement et chacun fait son choix. On est passeur culturel, passeur de choix, passeur de vie, il faut leur faire confiance. »

L’analyse des pratiques favorise cette approche en partant d’un thème ou d’une situation en stage, en l’analysant pour que la personne ait le maximum outils d’interprétation de sa pratique et choisisse pour la rendre plus efficace. Elle les voit les stagiaires évoluer, cherchant au début avec impatience des réponses précises à leurs problèmes concrets puis se rendant compte que l’échange nourrit leurs réflexions, l’amélioration de leurs pratiques. « Dans ces moments, je me dis que je ne suis plus prof de français mais prof de stagiaires, de professionnels, au même titre qu’ils sont profs d’enfants. La discipline est un outil. »

Rester soi-même

Elle souligne l’importance du choix, de la prise de risque qui va avec, des limites que l’on s’impose et qu’il faut dépasser pour se lancer dans une nouvelle approche pédagogique. Les lieux de parole, d’échange, sont alors essentiels. Ils aident à percevoir que le métier d’enseignant s’exerce au sein d’un cadre institutionnel mais qu’à l’intérieur de ce cadre, existent des marges de manœuvre. Elle conseille de rester soi-même dans son travail, d’enseigner avec sa personnalité, de ne pas la cliver entre le versant personnel et l’univers professionnel.

Elle explique que l’on est là surtout pour les élèves qui ont le plus de mal. Elle prône le postulat d’éducabilité, « tout le monde peut avancer, apprendre, tout le monde n’apprendra pas tout ou la même chose. Il faut laisser l’élève prendre la place dont il a besoin, être là, observer, être attentif. » Les savoirs, les connaissances à transmettre sont alors les données de base. Chaque enseignant trouve sa méthode, la construit, utilisant les marges de manœuvres qu’il découvre. L’important est de respecter l’élève, d’être exigeant avec lui pour l’aider à grandir. De tous les savoirs qu’elle souhaite communiquer à ses stagiaires, c’est sans doute le principal à ses yeux, ne pas exclure des apprentissages même sans en être conscient. Et ne pas oublier « qu’élèves comme enseignants, on est des personnes, nous ne sommes pas que des cerveaux ».

Monique Royer