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Et si on prenait le « socle » au sérieux ?

Beaucoup d’encre a coulé sur ce socle[[Lire le dossier des Cahiers pédagogiques n° 439, « Quel socle commun ? », janvier 2006, et le dossier spécial mis en ligne sur notre site.
Lire aussi l’ouvrage de Dominique Raulin, Les programmes scolaires, Des disciplines souveraines au socle commun, Retz, 2006.]], et nous ne reviendrons pas ici sur sa définition. On aimerait seulement souligner à quel point il crée au cœur des traditions plus ou moins conscientes de l’enseignement français une donne résolument inédite.
C’est la première fois en effet que l’enseignement obligatoire pris comme un tout, c’est-à-dire incluant maternelle, élémentaire et collège se voit assigner des objectifs de formation cohérents, différents de la juxtaposition traditionnelle des « programmes » de disciplines et de corps d’enseignement (« primaire » vs « secondaire ») qui continuent largement de s’ignorer.
C’est la première fois qu’il revient non pas à un ministre de l’Éducation nationale par simple arrêté, mais à un Premier ministre par voie de décret de définir une norme en matière de contenus d’enseignement : solennité, certes, mais aussi relative « démocratisation » d’une décision prise pour la première fois en ce domaine à partir d’un vote du Parlement, et intéressante « franchise » d’une norme élaborée sur les recommandations d’une autorité indépendante de la hiérarchie ministérielle, le Haut conseil de l’éducation.
Ce sont beaucoup d’innovations d’un coup, et même si au plan politique on note que l’opposition des points de vue sur l’idée de « socle » ne recouvre en rien les oppositions politiques de type « gauche – droite » qui divisent traditionnellement le pays, on ne peut que redouter que les échéances électorales prochaines ne viennent au bout du compte figer le paysage.
Or, la question du « socle commun », si elle n’est pas dans les prochains mois prise en otage du jeu politique, pourrait remettre en question assez radicalement sinon le paradigme pédagogique français tout entier, tout au moins certaines de ses dispositions les plus caractéristiques, pour ne pas dire les plus fâcheuses.

Sortir des programmes « à la française »

Le discours officiel est, très légitimement à ce stade, que le socle ne change rien aux programmes en vigueur. Il n’en est pas moins vrai qu’apparaît désormais, dans le champ des contenus d’enseignement, une norme hiérarchiquement plus élevée que celle des traditionnels programmes, et plus « englobante ».
Si, et encore une fois seulement si, la notion de socle commun est prise au sérieux, il y a là une injonction à l’ensemble des acteurs de penser de façon globale la totalité des enseignements de la scolarité obligatoire. C’est bien sûr révolutionnaire, car il s’agit de la création au plan pédagogique du concept de scolarité obligatoire qui n’existait jusque-là qu’au plan juridique : quand on sait à quel point les programmes de l’actuel collège sont génétiquement tournés vers le lycée d’enseignement général, et à quel point, en dehors de quelques instruments de type lire/écrire/compter, les enseignants de collège tiennent pour non avenus les acquis disciplinaires de l’école primaire, on ne peut pas imaginer que la fonction des programmes traditionnels, même s’ils restent inchangés dans la lettre, va rester à l’identique.
Il en va bien sûr de même du caractère étroitement disciplinaire des programmes d’enseignement, qu’un socle différemment conçu va aussi nécessairement ébranler.
De façon plus sensible, on peut se demander si ce n’est pas toute l’antique conception, implicite, des programmes d’enseignement « à la française », conçus comme la juxtaposition disciplinaire et annuelle d’idéaux de prescription de savoirs retenus pour eux-mêmes qui va être à reconsidérer : ils devront nécessairement dire plus clairement quel niveau d’approfondissement ils visent, quel sort ils réservent aux compétences désormais prescrites, quelles évaluations sont à mettre en place, quelle fonction le programme de telle année et de telle discipline joue par rapport aux programmes des autres années et des autres disciplines, etc. Chaque programme devra en quelque sorte préciser quel est son mandat au service de l’atteinte des objectifs du socle.
Peut-on même faire l’hypothèse que la notion de « curriculum », utilisée par les pédagogues dans la plupart des pays, va l’être aussi en France désormais ? Il s’agit en effet d’une modalité de prescription des enseignements à la fois plus attentive aux continuités pédagogiques horizontales et verticales, au suivi des acquis des élèves et aussi à l’explicitation de la part locale, celle qui revient nécessairement aux acteurs de chaque situation scolaire, de la définition des contenus et de la programmation pédagogique.

On ne compense plus l’anglais par les maths ou la musique

De façon sans doute plus directe encore, la mise en œuvre authentique du socle est susceptible de remettre en cause tout un ensemble de « routines » de l’éducation qui correspondent souvent plus à des pratiques de fait qu’à une véritable politique énoncée comme telle.
Vont d’abord être interpellées les habitudes d’évaluation : elles font un recours permanent à la notion de « moyenne », pour rendre compte aussi bien des acquis à l’intérieur d’une discipline que de l’ensemble de la scolarité d’un élève, et pour fonder sur cette moyenne des décisions d’orientation ou d’admission à un examen à partir du principe, généreux mais stupide, de la « compensation » généralisée. Or, le texte qui définit le socle le dit clairement : « Il ne peut y avoir de compensation entre les compétences requises à l’issue de la scolarité obligatoire ». Cela signifie d’abord que la dictature de la moyenne dans les bulletins trimestriels, les conseils de classe ou les échanges avec les parents devrait être supprimée[[L’auteur ne peut ici que renvoyer au rapport d’inspection générale A.-M. Bardi, R.-F. Gauthier et alii, Les acquis des élèves, pierre de touche de la valeurs de l’école, déjà évoqué dans ces colonnes, et disponible sur ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/syst/igen/acquis_des_eleves.pdf]], pour deux motifs : parce que le « socle » définit de l’« indispensable » d’une part, parce qu’il fait appel à des « compétences » d’autre part, notion qui dans la plupart des cas requiert une évaluation binaire « acquis/non acquis ».
Plus fondamentalement, peut-on imaginer qu’en fin de scolarité obligatoire la mesure de l’atteinte d’un tel socle puisse cohabiter avec un examen aussi caricatural que l’actuel brevet des collèges, attribué à la fois sur une « moyenne » et sur la base d’un contrôle continu sans garde-fou, sans protocole, et dont la qualité certificative a été depuis longtemps contestée[[On renvoie ici au rapport Salines-Vrignaud élaboré dans le cadre de feu le Haut conseil de l’évaluation, disponible en ligne.]] ?
La logique du socle devrait aussi nécessairement remettre en cause le rapport des scolarités individuelles au temps : si l’important est bien la construction progressive du socle par chaque élève sur la longue période, et s’il devient impossible de prendre une décision sur une moyenne compensée, la logique du redoublement en tout ou rien n’est à son tour plus tenable. Prenons garde d’ailleurs : si le redoublement n’est pas abandonné au profit d’autres modalités de traitements pédagogiques, le « socle » risque paradoxalement, puisqu’il est incompatible avec le calcul lénifiant de la « moyenne qui fait passer », d’entraîner une invraisemblable inflation de redoublements en cas de non atteinte des objectifs intermédiaires du socle !

Et l’orientation ?

Ne peut-on pas imaginer aussi que le « socle » vienne progressivement changer la donne de l’orientation en fin de 3e : le système vit aujourd’hui sur un leurre, celui du brevet, proposé aux familles ignorantes des jeux scolaires et sociaux comme l’objectif des études au collège, tandis que les autres familles savent que l’important n’est pas là, mais dans l’inscription en classe de 2de générale et technologique[[La même structure de leurre social existe d’ailleurs à la fin du lycée, les familles « initiées » sachant que l’important n’est pas l’examen de baccalauréat, mais l’inscription dans une filière distinctive de type CPGE.]]. Un conseil de classe n’hésite pas aujourd’hui à refuser l’accès en 2de générale et technologique à un élève qui réussit au brevet, l’argumentaire étant que l’obtention du brevet ne « prouve » pas grand-chose des chances de succès au lycée général et technologique. Mais quand un élève prouvera la maîtrise d’un socle défini comme indispensable « pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société », sera-t-il possible de continuer à « refuser » à cet élève l’orientation de son choix ?
Et même si le socle est atteint, quelle peut être désormais la fonction de l’enseignement général en CAP ou en BEP ? Cette question aussi n’est-elle pas à reconsidérer ?
Si le « socle » est pris au sérieux, si les nombreuses forces bloquantes qui agissent nécessairement au sein d’un système complexe ne l’emportent pas, son irruption au cœur de la scolarité obligatoire devrait modifier à la longue assez profondément le paysage scolaire. Les objectifs des apprentissages d’une part, les acquis individuels des élèves d’autre part seront peut-être les uns et les autres plus clairs et plus lisibles. Or, chaque fois que les apprentissages scolaires prennent ou reprennent du sens pour les élèves et pas seulement par rapport à un jeu de compétitions et de stratégies sociales, on peut espérer que l’angoisse face à l’école, si mauvaise conseillère, tellement complice du renforcement sans fin des inégalités, trouvera les moyens de quelque soulagement bénéfique.

Roger-François Gauthier, inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche.