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Entretien avec Jean-Paul Julliand à propos de la carte scolaire

La revendication de la « mixité sociale » est largement reprise, du gouvernement aux syndicats en passant par les sociologues. La reprenez-vous à votre compte, avec quel contenu, quelle justification ?

C’est effectivement la grande question à mettre en débat et en perspective, avec un peu de courage politique. Qu’est-ce qu’un pays comme le notre, ainsi que l’ensemble de ses habitants, auraient à gagner si l’on allait vers plus de mixité sociale en termes d’urbanisme, de transports, de loisirs, de sports, de vie au quotidien… et d’éducation ? Je suis pour ma part persuadé qu’une mixité sociale accrue constituerait un plus par les dynamismes nouveaux qu’elle entraînerait dans les champs culturel, économique, scientifique, éducatif et… humain. Nous avons plus à gagner qu’à perdre dans une vraie mixité sociale. La ségrégation actuelle – moralement insupportable – constitue aussi un immense gaspillage humain et social, voire même économique.
Pour autant, il ne s’agit pas de faire comme si le désir de mixité sociale faisait consensus au sein de notre société. Au-delà de la lepénisation de nombre d’esprits, la réalité de certains quartiers, de certains établissements scolaires, de certaines classes de collèges ou de lycées aurait de quoi décourager les plus progressistes d’entre nous, si d’autres exemples – plus rares, mais tirés de contextes socialement comparables – ne montraient « les possibles ». Autrement dit, la ségrégation sociale n’est pas une loi de la nature, mais bien une production humaine. Je suis, donc, persuadé que si la mixité sociale réussie a, nécessairement, un coût, elle… peut rapporter gros.

Au-delà de la convergence des discours autour de la « mixité sociale », on doit bien s’accorder également à reconnaître qu’elle est dans la réalité bien peu assumée et mise en oeuvre : comment expliquer, d’après vous, ce paradoxe ?

Si nombre d’expériences individuelles, locales, voire pour certaines plus structurelles, de mixité sociale ont montré leur efficacité, en revanche toutes les tentatives bâclées ou mal conçues ont renforcé le sentiment du chacun chez soi… et la peur de l’autre. Prenons un exemple parallèle : décider, de façon volontariste, de mêler des filles et des garçons au coeur même des apprentissages est non seulement possible mais surtout profitable, pour les garçons et… pour les filles, à la condition que la gestion des relations sociales entre les élèves soit, à la fois, l’un des objectifs affichés de l’enseignant, ainsi que l’un des moyens qu’il utilise pour aider ses élèves à apprendre ensemble… et qu’il soit formé pour cela.

Se contenter de juxtaposer des « différents » et se contenter de leur dire « Vivez ensemble ! » débouche nécessairement sur la loi de la jungle. En revanche, mettre en place toutes les stratégies disponibles – connues au moins depuis Henri Wallon – pour que chacun vivre des temps d’homogénéité et des temps d’hétérogénéité, des alternances de hiérarchies permet, au contraire, de s’appuyer sur les différences pour aller vers du « gagnant -gagnant ».

Le débat actuel se limite souvent à une triste alternative : « maintenir la carte scolaire revient à se satisfaire de la situation actuelle », mais « la supprimer va empirer les choses ». Quelle serait d’après vous une voie d’avenir ?

En banlieue populaire, la ségrégation scolaire est même parfois plus dramatique que la ségrégation sociale. Certaines familles, qui continuent à habiter – par choix ou par contrainte économique -, un quartier socialement sinistré font tout pour éviter les collèges ou le lycée professionnel « du coin » à leurs enfants, dès que ceux-ci sont vécus comme en réussite scolaire. Des élites populaires fuient donc les écoles populaires qui se transforment peu à peu en bantoustans ethniques et économiques ; ce qui ne veut pas dire que nombre d’équipes éducatives de ces mêmes établissements ne réalisent pas des miracles mais, sur la durée, le système ne peut visiblement pas continuer à vivre ainsi.

À l’autre bout, se sont multipliés, plus ou moins discrètement, des îlots scolaires pour populations fortement protégées. Les raisons du choix de l’enseignement privé – prioritairement fuir les « pauvres » – et les astuces d’évitement de la carte scolaire des établissements publics sont bien connues des initiés ; ce qui l’est peut-être moins ce sont les facilités apportés par certaines collectivités territoriales à cette ségrégation. Des transports scolaires spécifiques, financés par des fonds publics, drainent des enfants de communes défavorisées vers des écoles privées que l’on peut, sans aucun risque d’être démenti, catégoriser comme « à faible mixité sociale ». Dans les années soixante, en voulant scolariser les jeunes noirs hors des ghettos, les USA ont tenté une expérience de busing qui a échoué. La France, pays des droits de l’Homme, laisse fonctionner un busing à l’envers et regroupe son élite « blanche » dans des ghettos dorés. Les tentatives actuelles de discriminations positives ne font qu’injecter, à la marge, quelques éléments « de l’élite de couleur » dans ces havres de paix. La mixité scolaire est mise à mal, mais elle existe encore et joue un rôle non négligeable dans le fragile équilibre de notre société civile.

Pour plus de mixité scolaire, ce n’est surtout pas vers un assouplissement de la carte scolaire qu’il faudrait aller mais, au contraire, vers un renforcement du caractère stratégique et contraignant de celle-ci, à la condition d’accompagner ces obligations d’ambitions nouvelles, d’objectifs pédagogiques rénovés et de moyens de fonctionnement accrus.

Le progrès ne consiste pas à transporter vers des établissements « oasis », au nom d’une soit disant ségrégation positive, quelques élites issues de la population défavorisée, mais bien à organiser, au niveau d’une agglomération, voire d’un département ou d’une région, un melting pot volontariste de la jeunesse de notre pays. Avant d’affronter les cris des « riches » contraints d’aller à l’école avec des « pauvres », il faut mesurer les questions lourdes soulevées : coût financier et énergétique des transports, impacts sur l’environnement, temps de déplacements, embouteillages, etc., sans parler de la difficulté à expliciter des critères de classements permettant de créer et d’évaluer cette mixité sociale en marche. Niveaux économiques ? Niveaux scolaires ? Habitus culturels ? Origines culturo-ethniques ? Langue parlée à la maison ? Etc. etc.

Ce faisant, on mesure combien les choix urbanistiques très ségrégatifs imposent de remettre en cause la logique de proximité – aller à l’école au plus près de chez soi – comme principe de base de l’organisation de la carte scolaire.

À la proximité géographique, il faudrait substituer une ambition volontariste de mixité scolaire. Les difficultés soulevées plus haut ne doivent surtout pas servir d’alibi pour ne rien faire, ni pour crier à l’utopie ou à l’impossibilité. Dans environ 80% des cas, une simple réorientation des transports scolaire rendrait cette ambition réaliste. Reste les situations extrêmes comme, par exemple, celle du département de la Seine Saint Denis où la masse des « pauvres » est tellement importante qu’il semble impossible de la diluer dans celle des « riches ». Mais à situations exceptionnelles, osons des mesures exceptionnelles.

Comment faire en sorte que la « mixité sociale » ne soit pas assurée que sur le papier, en l’occurrence le registre des élèves inscrits, mais que ce principe vive effectivement dans le quotidien des classes et de l’établissement ?

Evidemment, une telle ambition n’a aucun chance d’être comprise par l’opinion publique si elle n’est pas accompagnée d’un message politique fort et d’un engagement pour une évolution conjointe de certaines méthodes d’enseignement, et donc de la formation professionnelle des enseignants qui, à de rares exceptions près, se limite, en gros, à six mois sur cinq années d’études post-bac. Sans entrer dans le détail de cette vaste ambition, deux objectifs concomitants à une telle réforme de la carte scolaire peuvent être avancés parmi d’autres.

Première évolution : faire des relations sociales entre les élèves à la fois un objet de formation scolaire – apprendre à vivre et à travailler ensemble dans toutes les matières scolaires – et un moyen de formation ; c’est aussi en apprenant ensemble, avec et contre les autres, que l’on apprend… à la condition d’être encadré par profs bien formés.

Ensuite, il faudrait reposer la question du choix des savoirs à enseigner, donc des programmes, non pas dans l’esprit d’une révision à la baisse, glissant vers un SMIC éducatif… ou un socle commun de connaissances, mais bien comme l’occasion de fonder une vraie culture commune ; ce qui n’est pas simple, mais peut devenir passionnant à inventer, car les savoirs ne sont ni socialement, ni culturellement, ni même anthropologiquement neutres… Mais il s’agit là d’un autre débat, certes très lié au précédent.

D’autres mesures parallèles s’imposeraient comme la restructuration de l’offre. Et si l’on osait fermer des sections de prestiges dans certains établissements élitistes pour les ouvrir dans des collèges ou lycées défavorisés ? Et si l’on osait démontrer aux enseignants des élites que l’avenir commun de notre pays se joue aussi – voire surtout – dans ce mélange des populations scolaires ? Et si l’on donnait de bonnes conditions de travail aux profs qui se lanceraient dans cette aventure ? Peut-être qu’eux aussi accepteraient de se « délocaliser »…

Jean Paul Julliand, Enseignant et formateur (en retraite) à l’UFRSTAPS de Lyon, auteur de « Décider dans l’école » (Chronique Sociale).