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Entre le marteau et l’enclume

Année scolaire 2017-2018, au collège B. : le chef d’établissement, le conseiller en ingénierie de formation (CIF), un formateur, un inspecteur et moi-même avons œuvré en amont pour mettre en place une formation sur le thème des nouvelles pratiques d’évaluation des acquis des élèves. La commande est venue du principal qui relayait l’administration centrale. Il souhaitait permettre à l’ensemble des enseignants de construire une culture commune sur l’évaluation. Il affrontait la forte opposition d’une grande partie des professeurs mais, en usant de son pouvoir hiérarchique, a imposé cette formation. Les professeurs ont eu l’obligation de participer à une conférence plénière de l’inspecteur, puis à une autre demi-journée, en deux groupes sur des temps différents. Une poursuite, sur la base du volontariat, était prévue.

Faire avec les oppositions

Dans mon groupe, des enseignants d’expériences très diverses. Le tour de table débute par un discours très vindicatif d’un représentant syndical, tempéré par un de ses collègues. Deux enseignantes se montrent particulièrement virulentes. D’une grande expérience, elles ont du mal à accepter de remettre en cause leurs pratiques. L’une précise qu’elle en est « à sa dixième réforme appliquée sans formation et qu’elle se débrouille seule » et, à mi-voix, « c’est peut-être ça le problème, mais à trois ans de la retraite, je ne vois pas pourquoi on revient en arrière sur ce que j’ai déjà expérimenté, que ça ne marche pas et qu’en plus on le fait mal et que je ne comprends rien ». Sa collègue hoche vigoureusement la tête. La proposition d’en reparler au fur et à mesure de l’après-midi est acceptée.

Les échanges en petits groupes sur les questionnements des participants, mais aussi sur leurs réussites, permettent d’entrer dans le sujet. Les deux enseignantes expérimentées restent à l’écart puis acceptent ma proposition de me joindre à elles pour comprendre en quoi le nouveau bulletin les dérange. Une fois cette verbalisation faite, elles entrent dans le stage. La demi-journée se poursuit, appuyée sur un dispositif en isomorphisme de construction de l’évaluation de la formation.

Un temps de retour avec le principal, en fin de demi-journée, me fait comprendre à quel point il est démuni face à la gestion de sa salle des professeurs, face au traitement de la problématique de l’évaluation et plus généralement de l’apprentissage des adultes. Nouvellement nommé, sans adjoint, il ne comprend pas pourquoi ce nouveau bulletin, qui avait bien fonctionné ailleurs, pouvait ne pas donner le même résultat dans son collège.

Les ambigüités de la commande

Qu’en retenir ? Dans le vaste espace qui entoure une formation, on pourrait s’attendre à ce que la plupart des acteurs, membres d’une même institution, se rejoignent sur des valeurs tenant à la réussite de chaque élève et à leur propre développement professionnel. On pourrait aussi croire que la formation se joue dans l’entre-soi d’une salle entre le formateur et les formés. Or, comme Anne Barrère le souligne[[https://www.fcpe.asso.fr/sites/default/files/ressources/NoteCS_no5_malaises_des_enseignants.pdf]], « le milieu enseignant [est] parcouru de fractures parfois invisibles mais bien réelles », les enjeux professionnels ou personnels de différents acteurs interagissent donc en amont de la salle des professeurs et de l’espace-temps de la formation. Cet exemple illustre, à mon sens, les tensions générées par ces prescriptions : tensions et enjeux de pouvoirs à tous les niveaux.

Une formation sur site sur l’application d’une réforme résulte le plus souvent d’une commande du chef d’établissement. Celui-ci subit la pression des parents afin que les absences des professeurs soient réduites. Ici le Dasen (directeur académique des services de l’Éducation nationale) a d’ailleurs refusé de fermer l’établissement plus d’une demi-journée. De plus, le contexte est fortement influencé par la posture du principal. Sa mission de mettre en œuvre la réforme peut entrainer un comportement que certains collègues reçoivent, à tort ou à raison, comme une mise en cause de leurs pratiques. On a vu à quel point les deux collègues se sentent attaquées dans leur professionnalité et en même temps désarmées.

C’est dans ce vécu que le formateur arrive. La commande du chef d’établissement peut heurter l’autonomie pédagogique individuelle des enseignants, inscrite dans la loi, en particulier sur les questions sensibles d’évaluation touchant à la représentation du métier. La volonté affichée du principal de former le collectif sur un projet institutionnel commun se heurte ici à l’obligation de participation et au fait que le collectif sera scindé en deux groupes. C’est le chef d’établissement qui a le dernier mot sur la forme du stage ; les formateurs peuvent refuser de s’engager dans une commande qui ne leur convient pas, mais peu d’entre nous osent le faire. Acceptant, ils se trouvent dans un entredeux.

Le dilemme du formateur

Une fois passé l‘accord, le rôle du formateur est d’organiser la mise en œuvre et la confrontation des projets, ceux des formés et le sien[[Étienne Bourgeois, Jean Nizet, Apprentissage et formation des adultes, Presses universitaires de France, 1997.]] Les interactions sociales nées de ces confrontations sont gérées par le formateur. Les stagiaires vont donc avoir devant eux, avec eux ou à côté d’eux une personne qui est là pour impulser des changements dans le champ des connaissances en vue de changements de pratiques professionnelles. Le formateur se trouve donc dans un dilemme, en tension entre sa mission basée sur les attendus du ministère et le terrain qui choisit, ou pas, d’évoluer dans ses pratiques par cette formation. La « bienheureuse inconscience » de ce dilemme peut avoir des conséquences fâcheuses pour le formateur, par exemple celles de se croire en territoire ennemi, face aux réticences des stagiaires. Son rôle d’explicateur de réformes, pourtant issues des recherches universitaires, le conduit à être perçu comme porte-parole de l’institution et peut rendre les pratiques qu’il défend suspectes pour ses collègues.

Une autre variable touche à sa personne : ce qui fait son identité, ce qui l’a construit, mais aussi son éthique et sa capacité d’adaptation, les objets qui le mobilisent et qui font sens pour lui, ses préjugés, ses compétences. Qu’est-ce qui lui fait prendre le risque de ces missions ? Personnellement, j’ai eu du mal à accepter l’ingérence du principal dans la forme du stage, imposée et non négociée. Je me sentais en tension dans ce dilemme. Comment, en trois heures, éviter la séance transmissive et faire en sorte que les questionnements émergent et que des premières pistes se révèlent, tout en faisant vivre un dispositif transférable ?

Les récits de fierté

J’ai donc choisi de proposer un dispositif en petits groupes, stratégie bien connue pour évacuer certaines tensions et éviter un affrontement entre formateur et groupe. Encore faut-il du contenu défini par rapport aux objectifs visés. Chacun était donc amené à préciser ses questionnements, à les confronter avec ceux de ses collègues. Chacun pouvait aussi apporter sa pierre à l’édifice par le récit d’une fierté professionnelle concernant l’évolution des pratiques d’évaluation. Ces récits ont permis de répondre à certaines questions, et la mise en abime par la production du système d’évaluation de la formation a complété les quelques éclairages théoriques. Restait à transférer à la pratique de classe : c’est ce qui a été proposé aux volontaires dans la suite du stage.

Néanmoins, sur ces trois petites heures, les collègues ont eu la possibilité de réfléchir sur leurs pratiques, seuls et à plusieurs ; voire, pour les volontaires de la suite du stage, de mettre en action les résultats de leurs réflexions (point 14 du Référentiel des métiers du professorat et de l’éducation). Tenant compte de leur contexte, ils ont construit des réponses à partir de leurs expériences. Ces liens, si précieux pour l’apprendre, n’auraient sans doute pas pu se nouer si j’étais restée sur un positionnement descendant.

Des volontés qui s’affrontent

De Philippe Perrenoud à Richard Étienne, les recherches le confirment : « Les enseignants et les équipes ont besoin de faire le lien entre l’action et la réflexion. »[[Olivier Maulini, Julie Desjardin,, Richard Étienne, Léopold Paquay, (dir.), À qui profite la formation continue des enseignants ?, De Boeck, 2015.]] Là est la place de la formation continue en établissement du second degré. Mais, la formation, comme l’exercice des pratiques pédagogiques enseignantes, relève légalement du choix individuel. Ce qui induit un paradoxe entre le développement professionnel, concept éminemment personnel dans le sens où il est fondé sur la posture réflexive, et la volonté institutionnelle de faire monter les enseignants en compétences : volonté politique contre volonté individuelle.

Faire évoluer les pratiques professionnelles, dans le but de faire réussir plus d’élèves et de lutter contre les inégalités, est un réel besoin, comme le répète Jean-Paul Delahaye et bien d’autres. Pour ce faire, accompagner le développement professionnel de chaque enseignant, au sein du collectif que constitue l’établissement, nécessite de la part du formateur une évolution de son positionnement : passer de l’apport de solutions clés en main répondant à de soi-disant besoins à une ingénierie du développement des compétences professionnelles définie par Pierre Pastré : dresser un état des lieux des problématiques rencontrées sur le terrain pour faire émerger le désir de formation ; s’appuyer sur un référentiel et proposer des situations modulaires professionnalisantes. C’est sans doute en suivant cette voie que la formation continue aidera les enseignants, dans leurs contextes, à passer de « ce que j’enseigne » à « ce que les élèves ont appris », au-delà des prescriptions.

Anne Marie Cloet-Sanchez
Formatrice académique, académie de Versailles, doctorante en sciences de l’éducation, laboratoire Bonheurs, CY Cergy Paris Université