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Enseigner le 11 septembre en classe : méthodologie, enjeux et pratiques de l’Histoire

À l’ère du multimédia et des « autoroutes » de l’information, un événement comme le 11 septembre 2001 ne pouvait que revêtir une dimension extraordinaire, au-delà des faits, à la hauteur d’un mythe. Au point que pour certains, le 21° siècle débute chronologiquement avec lui. Si l’on regarde par exemple à quel point les nombreuses pages académiques (Voir entre autre sur le site de l’académie d’Aix-Marseille), pluridisciplinaires (Histoire-Géographie, ECJS, philosophie…) produites depuis, en France mais également les documents rédigés aux Etats-Unis ou ailleurs, ont pris à cœur d’expliquer, d’éduquer à partir de ce qui s’était passé ce jour là, on est également frappé par le décalage entre cette appréhension scientifique, historique voire pédagogique et la manière dont la société, les jeunes plus particulièrement, se sont appropriés l’événement.

En tant qu’enseignant, dès le lendemain du 11 septembre 2001, il m’a paru nécessaire, de replacer ce « brouhaha » médiatique au sein d’un processus historique. Mais l’impact des images, la présence d’un savoir extra-scolaire sur ce sujet prend une telle ampleur que l’unique présentation chronologique et factuelle ne satisfait personne, élèves et enseignants… Il fallait essayer de procéder autrement. Cette « expérience » s’est donc nourrit au cours des années à la fois d’une quête de données fiables mais aussi de sources variées dont des informations « extérieures », celles des élèves qui apportaient timidement ou de manière plus provocatrice, en classe, des paroles entendues, des images vues sur Internet, colportées par la télévision satellite et mondiale et qui bruissaient d’échos étranges, de légendes urbaines contre lesquelles le savoir académique venait parfois, durement se fracasser… Après sept ans d’un travail empirique qui se déroula à l’intérieur d’un CFA et de 3 LP, ce qui concerna à peu près 8 classes et près de 120 élèves, il fut possible d’élaborer plusieurs séquences cherchant toutes à provoquer une réaction que l’on peut assimiler à une tentative, non pas seulement d’enseigner mais, également, de faire de l’Histoire en classe.

Enseigner le 11 septembre : entre histoire chronologique, respect des référentiels et autres « pratiques »…

Expérimentés la plupart du temps en cours, avec parfois uniquement de légères trames des séquences envisagées, les premiers supports utilisés furent les planches de bandes dessinées, très facilement appréhendées par les élèves. Vint ensuite la pièce de théâtre et enfin, en troisième lieu, ce que l’on nomme désormais les « légendes urbaines » et dont l’existence au sujet du 11 septembre fut signalée par les élèves eux-mêmes, qui dans certaines de leurs questions ou par des affirmations sans appel, firent entrer en classe des rumeurs inconnues pour moi jusqu’alors, mais particulièrement construites. Désormais, la plupart du temps, l’ordre d’utilisation de ces sources[[Pour obtenir les documents mentionnés et fiches de travail qui n’ont pas pu être publiés ici, s’adresser à l’auteur : joel.makditmack@voila.fr ]] , pour fabriquer un cours cohérent, débute avec la pièce de Michel Vinaver, puis les images de BD et les rumeurs autour du 11 septembre. Parfois, les élèves n’étudieront qu’un seul de ces éléments, parfois la totalité, cela dépend du temps consacré au sujet et des programmes, très différents, que l’on soit en CAP, BEP ou Bac Pro (en quatre ans).

11 septembre 2001 de Michel Vinaver

L’étude du texte de Michel Vinaver, offre évidemment une passerelle intéressante entre le français et l’histoire, en lycée professionnel principalement, où la bivalence (deux matières pour un enseignant) fait partie intégrante du système. Il est possible en lycée général, d’envisager une collaboration différente, étroite et interdisciplinaire, pour mettre en place des pratiques pédagogiques similaires. La séquence sur la pièce de Michel Vinaver a pour but de montrer comment les discours et les paroles, confrontées les unes aux autres renvoient à des points de vue différents, des éducations et des croyances politiques, culturelles et religieuses qui rendent le monde beaucoup plus complexe que les interprétations manichéennes semblent le supposer. Ce cours est donc découpé en cinq séances dont deux évaluations, offrant ainsi la possibilité de bien s’imprégner de la logique du texte et d’agrandir son horizon, sa manière de voir, de comprendre les faits, les réactions et les sous-entendus des divers messages officiels. Un tel travail intègre donc autant le français que l’Histoire, en ce qui concerne les relations internationales depuis 1945. Il s’étale sur près de 9 heures pendant lesquelles est étudié à partir de certaines pages, en premier lieu le projet de l’auteur, la structure des dialogues particuliers puis l’étude des points de vue opposés (pp. 35-41 ; 48-55) et à travers le « faux » dialogue entre Bush et Ben Laden. Ce passage est proposé aux élèves en deux fiches accompagnées de questions (voir documents annexes). Dans la première partie, il s’agit de comparer les deux discours, de confronter leurs différences, leurs points communs puis peu à peu, par d’autres interrogations, les élèves doivent être en capacité de saisir la méthode de l’auteur, à travers ce faux dialogue, de renvoyer dos à dos deux discours « extrémistes ». Après des utilisations nombreuses et variées, le texte de Vinaver apparaît désormais comme le premier « outil » présenté en classe pour revisiter l’événement sous la forme d’un fait-divers, en croisant les sources (les deux premières pages de la pièce permettent un travail d’identification des interlocuteurs : qui parle ? D’où ? etc.), en montrant les contradictions, à l’aide de questionnaires qui accompagnent la lecture des scènes. Intégrée à d’autres séquences, la pièce de théâtre sert d’introduction à cette tentative de faire prendre conscience aux élèves des difficultés méthodologiques de compréhension d’un fait historique récent et complexe, rendu presque abscons par le surplus d’informations que nos sociétés produisent continuellement. Il est à noter que le déclic qui se fait parfois chez les élèves lorsqu’ils sont capables de saisir « l’étrange ressemblance » entre les paroles prononcées par Bush ou Ben Laden, s’est inscrit également, dans certains cas, à travers une lecture ludique à plusieurs voix, chacun prenant en charge un « personnage » et ses propos. Parfois, les élèves sur-jouent, caricaturent les voix et obtiennent un résultat qui souligne fortement les convergences de ces positions pourtant en apparence antinomiques.

Comics et Super-Héros

Après avoir étudié la pièce, les élèves sont moins surpris, et donc, davantage réceptifs à l’utilisation d’autres sources d’informations comme la bande dessinée. C’est par le biais des Comics américains qu’il semblait intéressant de montrer que certains aspects de l’histoire d’un pays pouvaient être décryptés par le canal spécifique de la production culturelle de masse. Entre 2001 et 2003, plusieurs éditeurs américains publièrent des comics hommage aux victimes du World Trade Center, du simple ouvrage mémoriel et consensuel comme Escapage à Manhattan sur le blog Univers Marvel (à propos des lieux de New-York fréquentés par Spiderman et le rapport avec le 11 septembre : le texte intégral de Amazing spidermen vol 2 36) ou cette contribution sur le site Comic Book Resources (texte en anglais mais quelques planches) ; à la BD issue des circuits underground (À l’ombre des tours mortes de Art Spiegelman).
Sur cette BD voir sceneario.com et bedetheque.com, deux sites proposant de visualiser plusieurs planches de l’album, et une critique argumentée de l’historien pascal Ory sur le site Lire.fr, ainsi que le site du CNBDI qui propose une analyse inscrite dans l’œuvre générale de Art Spiegelman.

De nombreuses planches, cases, images évoquent les attentats, offrent des regards de la culture populaire américaine, qui éclairent soudain les élèves sur le ressenti américain, la compréhension de la situation vue de l’intérieur même d’une société. D’où là encore l’utilisation de fiches (demander les documents à joel.makditmack@voila.fr) permettant de s’arrêter sur quelques planches, de poser des questions qui alimentent la réflexion générale sur le sujet.

Rumeurs et légendes urbaines en temps de guerre

La troisième étape, nourrie déjà par les deux séquences précédentes, permet d’étudier sans trop d’hésitation les légendes urbaines en classe. Quelque soit le récit présenté, la méthode est toujours la même : fournir un document avec la rumeur, sans aucune explication précise, afin de déclencher un effet de surprise et permettre des réactions à partir desquelles l’enseignant va bâtir le cours. L’exemple le plus « célèbre » désormais, parfois connu des élèves, se colporte à travers la découverte d’une soit-disant astuce par police de caractère interposée (l’exercice se fait parfois directement à partir des traitements de texte). Le fonctionnement de cette rumeur impose d’autorité, sans vérification aucune que l’un des avions se crashant sur le World Trade Center a pour code Q33NY . Or en passant de son écriture Time New-Roman, en caractère Wingdings, la transcription qui s’affiche paraît d’un seul coup particulièrement significative et étrange : . Le message pourrait indiquer qu’un avion percute deux tours et provoque la mort de Juifs ou bien d’Américains. Or le vol Q33 NY (New York) n’existe pas. En effet, aucun des avions qui ont été utilisé pour les attentats ne possédait un tel code d’identification. Les signes utilisés comportent des numéros qui correspondent au nom de la compagnie aérienne suivi du code horaire du vol. Pour le 11 septembre, les quatre avions de American Airlines et de United Airlines détournés portaient les numéros AA 77 (Pentagone), AA 11 (Tour Nord du WTC), UA 175 (Tour Sud), UA 93 (Pennsylvanie). Une fois décryptés les mécanismes de construction de ces récits, il faut interroger leur « fonction». Avec d’autres exemples et par des séries de questions qui les accompagnent, on met en lumière plusieurs aspects récurrents : une forme d’anti-américanisme tenace et un antisémitisme latent, un dérèglement de la réalité qui apporte un regard presque surnaturel sur le monde, l’idée d’un complot qui cache la vérité (en phase avec les séries télévisées anglo-saxonnes comme X-Files, Millénium ou Lost)…

La question des sources documentaires pour enseigner l’Histoire

Indéniablement, avec ce genre de travail en classe, se pose la question de la pertinence du matériel pédagogique utilisé et son adéquation avec l’objectif à atteindre. Si la pièce de Michel Vinaver est une œuvre littéraire qui n’a pas vocation à être un document historique mais, comme de nombreuses créations artistiques inscrites dans une époque, plutôt un moyen de saisir une situation spécifique du passé, il n’en demeure pas moins vrai, dans ce cas précis que l’accumulation des éléments variés (paroles rapportées) offre également une réflexion d’ensemble sur l’idée même des sources. Comme nous sommes dans le domaine de la fiction, personne n’y trouve rien à redire. En revanche, il est plus difficile de faire admettre le statut de documents « d’époque » à des planches de bandes dessinées ou à des rumeurs contemporaines.

Les légendes urbaines et les rumeurs sont devenues depuis de nombreuses années des objets d’étude rigoureux mais essentiellement pour les sociologues (Voir La résistible ascension
de la rumeur mondialisée
de Pascal Froissart
, document en pdf), y compris sur le sujet spécifique du 11 septembre[[Emmanuel Taïeb, « Des rumeurs de guerre et de quelques cas de rumeurs après le 11 septembre 2001 », Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne. Fichier PDF. Voir le lien : http://www-sciences-po.upmf-grenoble.fr/IMG/pdf_Taieb_Rumeurs_de_guerre.pdf ]]. Sur les mécanismes qui fabriquent ces récits, sur les moyens pour les comprendre, il existe sur Internet même, des réseaux de spécialistes qui détectent ce que les anglo-saxons appellent des hoax. Ainsi le site francophone HoaxBuster.com, répertorie et explique les rumeurs en tous genres qui circulent sur le web. Comme celle dite du phare qui ne traite pas a priori du 11 septembre mais est un récit « drolatique » anti-américain qui circule sur le web depuis 1995 (déformation d’une histoire humoristique datant de 1965), réactivée par la guerre du Golfe I et la présence militaire américaine au Moyen-Orient, puis de nouveau en circulation depuis 2003 (intervention en Irak). En décortiquant à l’aide du rétroprojecteur les différentes versions proposées sur le site il est possible d’amener les élèves (un temps de lecture seul sans l’intervention de l’enseignant ni la présence de questions d’accompagnement) à s’imprégner du texte, à s’interroger eux-même sur la véracité de ces récits. Les autres documents du dossier, décortiquent peu à peu les mécanismes de cette « légende urbaine ». L’enseignant encadre alors une réflexion plus précise sur les raisons de l’existence de telles « rumeurs ».
On peut répertorier ainsi une dizaine de « fables » autour de l’écroulement des tours avec suffisamment d’informations pour proposer des exercices cohérents et utiles au but fixé en classe.

Dans cette même logique, les comics traitant du 11 septembre ou l’évoquant plus ou moins implicitement sont d’excellentes sources si on les étudie comme telles[[Voir Joël Mak dit Mack, « les Super-Héros dans l’Histoire contemporaine américaine (1938-2005) », Gavroche, Revue d’histoire populaire, n° 114, novembre-décembre 2005, pp. 12-16 et Philippe Guedj, Comics dans la peau des Super-Héros, Timée-Editions, novembre 2006, surtout le chapitre Super-Héros et politique, pp. 84-99.]]. Il ne faut pas oublier que les premiers Super-Héros connus (Superman, Batman) existent depuis près de 70 ans. Captain America fut imaginé à la fois pour des enjeux autant créatifs qu’économiques mais aussi comme un appel de la Nation face à un contexte politique sans précédent (la seconde guerre mondiale). Ses exploits sur plusieurs décennies, entre conflit mondial, guerre froide et fin du XX° siècle sont autant d’informations pouvant servir à l’Histoire.

En croisant l’œuvre de Michel Vinaver (renvoyant tous les discours à leur manichéisme) avec les comics américains (pourquoi Captain America et Spiderman n’ont-ils pas pu empêcher la catastrophe ?) qui expriment aussi une forme d’inconscient collectif, il est possible d’aborder par le biais d’une approche « culturelle » de l’histoire voire même une pratique proche de la micro-histoire, les ressentis des uns et des autres autour d’un événement qui les dépasse. D’une certaine manière, si l’on veut simplifier, il est possible de dire que les rumeurs sur Internet véhiculent une vision du complot qui semble souvent anti-américaine et émanant de leurs « adversaires » alors que les comics montrent le regard anglo-saxon sur le monde, une vision d’ailleurs pas toujours aussi naïve qu’on le croit. Avec des outils certes complexes mais riches d’utilisation, il est alors possible de déconnecter, en partie l’imaginaire autour du 11 septembre avec les faits, pour développer ensuite une contextualisation replaçant cet événement important de notre histoire récente dans une géopolitique précise entre la fin de la guerre froide, l’hyperpuissance américaine et les nouvelles tensions internationales : une frise chronologique de quelques dates, partant du retrait soviétique d’Afghanistan en 1989 en passant par la chute de l’URSS, la première guerre du Golfe etc., jusqu’au 11 septembre 2001 et les interventions militaires américaines qui en découlent.

Joël Mak dit Mack, Professeur d’Histoire en LP.