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Enfants conférenciers, une communauté d’apprenants

Sliman, Louis et Paula ont 6 ans. Aujourd’hui, comme tous les autres élèves de la classe de CP, ces enfants conférenciers guident un trinôme d’élèves « conférencés » qui, eux, sont en classe de bac professionnel ou en 3e d’accueil d’élèves non francophones au lycée technique Lucas-de-Nehou à Paris.

Nous sommes dans les collections permanentes du musée des Arts décoratifs, à la découverte d’un parcours « Mythologie » conçu pour ce projet[[https://www.ac-paris.fr/serail/jcms/s2_1085460/fr/ee-enfants-conferenciers-portail.]]. Les élèves de CP prennent complètement en charge la visite : déplacement autonome, commentaires devant les œuvres, gestion du temps. Ils ont beaucoup travaillé en classe et, un peu émus, les voici devant Le temps fauchant les amours. C’est une pendule réalisée par Gustave Doré pour sa maitresse, l’actrice Justine Pilloy, connue sous le nom d’Alice Ozy. Sliman explique : « Là c’est Cronos, en haut. Et là, des cupidons, c’est l’amour. Cronos il a une faux. » Louis ajoute « il est en train de tuer les cupidons », et Sliman poursuit « il tue l’amour, et les cupidons sont en train de tomber dans les Enfers. » « Des questions ? » Giula, élève de la classe d’accueil, demande timidement : « Pourquoi tous ces cupidons ? ». « C’est l’horloge de Gustave Doré, c’est son amoureuse. Ça veut dire “j’espère que notre amour va pas s’arrêter”. Il a fait ça pour son amoureuse, comme ça, ils sont toujours amoureux ! », explique Sliman. « Hum hum, d’accord. »

Ce dispositif particulier de médiation s’inscrit dans une perspective dite « située » de l’apprentissage. Dans cette approche, les aspects contextuels font partie de l’activité cognitive : une relation est tissée entre la cognition et son contexte de développement. Ce dispositif contribue à générer du lien et à fonder ce qu’Ann Brown et Joseph Campione appellent une « communauté d’apprentissage et d’apprenants ». Il permet en outre de renforcer le sentiment de compétence ou d’efficacité personnelle de chaque élève, ce qui fait référence au jugement qu’un individu porte sur sa capacité d’agir efficacement sur son environnement et de réussir les tâches auxquelles il est confronté.

On ne sait pas qui est plus impressionné par l’autre : les élèves de CP sont un peu nerveux, un peu excités ; les élèves de terminale sont très intimidés. Les parents accompagnateurs témoignent de la communauté qui se crée : « Durant la visite, c’était un réel plaisir de voir les enfants se mobiliser. Ils étaient fiers et impressionnés. C’était l’opportunité, pour tous les adultes, de les regarder s’organiser en petits groupes et de voir comment ils pouvaient vaincre leur éventuelle timidité. Pour expliquer, il faut avoir compris : n’est-ce pas comme un mode d’emploi pour les visites culturelles qu’ils feront ensuite ? Lorsque nous sommes allés au musée récemment avec notre fils, celui-ci nous a expliqué ce qu’il voyait et comprenait : ainsi, cette expérience du musée avec l’école lui aura appris non seulement à voir mais aussi à partager. Magnifique ! »

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Les bénéfices de la relation tuteur-tutoré sur l’apprentissage de chacun et l’impact de ce type de pratique pédagogique sur la motivation, l’engagement et sur le sentiment de compétence des élèves sont ici l’occasion d’un focus sur les apprentissages mobilisés dans ce type d’approche : quels apprentissages explicitement visés, articulables aux programmes sont réellement réalisés ou mobilisés dans cette tâche complexe ? Comment s’inscrivent-ils dans le temps ?

Apprentissages Explicites

La tâche des élèves est une tâche complexe ou situation problème ouverte. La production attendue est porteuse des indices du savoir mobiliser des ressources par chacun des élèves. Elle a du sens pour les élèves, elle constitue un défi. La tâche est contextualisée, elle exige la mobilisation de plusieurs ressources clairement identifiées (par exemple, comprendre une allégorie) et la gestion de contraintes inhérentes à la tâche à accomplir (prendre en compte les réactions des conférencés et répondre à leurs questions). La solution n’est ni évidente, ni unique, mais, pour autant, la situation est en rapport avec l’apprentissage. Commenter la pendule du Temps fauchant les amours est donc pleinement une tâche complexe au sens où la définit Gérard Scallon[[Gérard Scallon, L’évaluation des apprentissages dans une approche par compétences, De Boeck, 2004]].. Nous ajoutons qu’au sein de la situation, les pairs constituent une ressource supplémentaire clé, de nature à soutenir l’apprentissage de chacun.

Parmi les apprentissages explicitement visés, nous avons choisi faire ici une mise au point plus fine encore sur quatre d’entre eux. Dans cette situation, les élèves prennent la parole. Ils construisent une compétence linguistique essentielle : le traitement métaphorique. Ils explorent la mythologie gréco-latine. Ils acquièrent et mobilisent des connaissances dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, et l’expérience relatée (entre des élèves de CP et des élèves de bac pro) illustre l’idée d’un tel parcours de la maternelle au lycée.

Focus

En classe, les élèves ont appris à prendre la parole, à exposer un propos cohérent de bout en bout à propos d’un objet, à expliquer. Ce faisant, ils se sont rendu compte de la difficulté à se faire entendre, à se faire comprendre, mais aussi à (s’)écouter. Ils ont analysé l’effet de la posture à adopter pour communiquer, et l’ont expérimenté dans un cadre sécurisé. Ces apprentissages étaient orientés vers la réalisation d’une « tâche finale », comme on la nomme en didactique des langues : commenter une œuvre à des pairs. L’organisation de la tâche, qui échoit à un trinôme d’élèves, rend un étayage par les pairs possible. La communication n’est pas seulement dirigée des conférenciers vers les conférencés : elle se construit également au sein de chaque sous-groupe. Les conférenciers interagissent, les conférencés également. Les élèves apprennent donc le fonctionnement d’une communication orale interactive finalisée, réellement mise en œuvre.

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Parmi les connaissances mobilisées, la compréhension et l’expression de l’allégorie du Temps fauchant les amours est remarquable. En effet, différentes recherches convergent autour du fait que la compréhension des métaphores n’est possible qu’à partir de 7-8 ans et que la compréhension achevée des métaphores exige une reconceptualisation des traits, traitement qui ne prend place que vers 11-12 ans. Toutefois, « les enfants comprendront mieux une métaphore dans laquelle les domaines impliqués leur sont familiers et si un contexte linguistique et situationnel suffisamment riche accompagne cet énoncé », expliquent Christelle Franquart-Declercq et Marie-Dominique Gineste. Dans l’extrait rapporté, Sliman exprime une compréhension fine de l’allégorie et explicite le traitement métaphorique. Cela le conduit à exprimer qu’un même support peut véhiculer des univers de sens complètement différents. Les élèves manipulent la notion de référent. Une expérience linguistique essentielle.

La mythologie, et plus particulièrement la question précédente, fait partie du programme de français de terminale. Dans l’exemple rapporté, les CP ont donné des éléments de réponse à la question de savoir « en quoi la préoccupation de Cronos est éternelle », sans que cette question ait été abordée. C’est un peu la classe inversée : les enseignants de terminale reprendront le travail à partir de ce que les élèves ont conceptualisé grâce à la visite. Cet exemple illustre le concept de communauté d’apprenants : l’apprentissage des notions visées s’enracine dans l’expérience sensible des élèves et le discours entre pairs, malgré l’immense différence d’âge.

Rencontrer l’art

Devant la pendule, les élèves s’émerveillent de la beauté de l’œuvre. « C’est de l’or ? » La rencontre avec l’œuvre est un moment essentiel, irremplaçable : « Ouh là, il fait sombre ici ! », « Ben dis donc, ça prend de la place ce truc, c’est quoi déjà ? », « Ça une pendule ? C’est où les aiguilles ? » Pour nombre d’entre ces élèves, c’est la première fois qu’ils viennent au musée, et ce n’est pas qu’une question d’âge. Pour cette rencontre, le médiateur est un pair qui permet l’observation et l’interrogation en toute tranquillité : « C’est pas noté, madame ? », disent les grands.

« Bon maintenant, on dessine. » Le croquis est un puissant moteur de l’observation. Naturel dans le dispositif, il conduit les élèves à garder trace, à se rendre compte de la posture d’un personnage ou d’une scène, des proportions, etc. Les visiteurs du musée s’intéressent, jettent un œil. Tout cela s’appuie sur des connaissances et un discours nourri de l’analyse plastique d’une œuvre selon quatre dimensions : la forme, la technique, l’usage, la signification. L’histoire de l’œuvre, sa signification, mais aussi un commentaire sur les matériaux et outils de l’œuvre, rien n’est oublié. Et les conférenciers ayant été conférencés avant d’être conférenciers à leur tour ont eu le temps (deux mois) d’approfondir leur sujet. Ils ont procédé à leurs propres recherches, en classe, ont quelquefois inventé des dispositifs à manipuler sur place. Ils prennent le temps d’écouter, d’échanger, et chacun ose intervenir : transmission et réception sont sur un pied d’égalité. L’ensemble des traces sera archivé dans un document personnel (le PEAC, parcours d’éducation artistique et culturelle de l’élève) et dans un document collectif consultable à tout moment en classe. Ainsi, la classe et le musée se complètent l’un l’autre, les frontières sont abolies, savoirs et savoir-faire sont mis en perspective.

Géraldine Marchand
Professeure des écoles en CP

Martine Troisfontaine
Professeure d’arts appliqués et d’histoire de l’art

Marianne Aurenche
Parent d’élève

Agnès Bourbonnais
Conseillère pédagogique départementale en arts plastiques

Christophe Blanc
Conseiller pédagogique