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Éduquer sans frontières

Moctar est venu en France pour quantité de raisons mais notamment… parce qu’interdit par son père d’apprentissage du français ! Ce qui n’a pas empêché l’Aide sociale à l’enfance de le mettre à la porte le jour de ses 18 ans. Les week-end et les vacances scolaires sont pour lui des périodes sans repas, il a 25 € par mois pour vivre (chambre payée) depuis que l’ASE a été obligée de le réintégrer et de lui fournir une allocation. Son havre, c’est l’école. Le CASNAV d’abord, une classe d’insertion dans un EREA (établissement régional d’enseignement adapté), la préparation d’un CAP ensuite.

Tant de situations

Il ne s’agit pas d’un exemple unique : les jeunes majeurs (ou mineurs) isolés sans-papiers sont plusieurs centaines à vivre des conditions de survie, où l’école est le seul lieu où l’on peut se poser, réfléchir, avancer. Un lieu de solidarité aussi : soutien collectif, aides pratiques.

A l’école élémentaire, pour les enfants et leurs familles, cette solidarité est également indispensable pour atténuer l’isolement induit par les conditions de vie (pas d’accès aux allocations familiales ni au logement social).

Il est bien d’autres situations. Ces jeunes majeurs qui ont ici des liens familiaux, mais qui doivent batailler afin qu’au-delà de leurs études (ils obtiennent alors un titre étudiant) ils puissent entrer dans la vie active. Ces réfugiés d’un peu partout qu’on regarde avec suspicion (allez prouver des persécutions !). Ces Roms, européens sans l’être tout en l’étant, qui sont désignés à la vindicte publique par le ministre de l’Intérieur : la scolarisation n’est jamais évidente et souvent chamboulée par les évacuations de camps. Mais là aussi il y a de la solidarité (cf. le beau témoignage de Corinne du CRAP : http://www.questionsdeclasses.org/?bienvenue-au-lieu-de-dehors)

Un droit : l’éducation

Dans toutes ces situations nous sommes dans le droit à l’éducation, un domaine imprescriptible comme d’autres droits humains (et notamment le droit de quitter son pays ou celui d’être accueilli en cas de danger ou de persécution). Ce droit est une affirmation éthique qui ne tolère pas les hypocrisies et d’abord celle des politiques qui continuent d’enfermer des familles dans des centres de rétention malgré les promesses électorales et à expulser des élèves, donnés en pâture à la partie xénophobe de l’opinion.

Ce droit doit être réaffirmé. Pas tant à cause d’une conjoncture défavorable, mais pour des raisons de fond qui font que nos engagements éducatifs ont un fondement éthique. Que ceux-ci soit si souvent mis de côté dans la pratique et là aussi avec hypocrisie (combien d’artisans de l’exclusion sociale à l’école affichent de grands principes universalistes !) est une incitation de plus à les réaffirmer.

Notre commune humanité

Parce que ce n’est pas toujours facile : les sans-papiers sont souvent discrets, ce qui leur porte tort, chaque cas est différent et demande, comme dans le métier, capacités d’adaptation et d’imagination. Ainsi, s’il y a sans doute plus d’élèves motivés (comme Moctar) ou brillants parmi ces élèves qu’en moyenne, il y en a aussi qui sont… comme tant d’autres. La récente « affaire Leonarda » en est un exemple : certains ont été choqué du ton qu’elle a employé en réponse au président de la République, et le rapport officiel qui insistait sur son absentéisme a fait des ravages. C’est que les victimes ne sont pas forcément des modèles, et si l’émotion joue un rôle qu’il ne faut pas nier ni renier dans le soutien à ces jeunes et à ces familles, ce doit être un sentiment durable liée à la réflexion, une empathie armée du rationnel : les jeunes et les familles ne sont pas des figures héroïques, ce sont nos « frères humains » dans l’immense variété que cela implique.

En les défendant, nous (enseignants, à plus forte raison pour les militants pédagogiques) refaisons modestement mais sûrement notre commune humanité, comme dans chacun de nos actes quotidiens d’éducation.

Jean-Pierre Fournier
Enseignant d’histoire-géographie, actuellement coordonnateur en éducation prioritaire