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Éduquer, enseigner, encadrer – Apprendre à vivre ensemble au collège et au lycée

Voici un livre « anachronique » qui s’inscrit, lorsqu’on prend le temps de le lire avec attention, en porte à faux des tendances « naturelles » ou des incantations de celles et ceux qui, au nom d’un « retour aux fondamentaux », conduisent l’Éducation nationale dans une impasse. Il nous invite à la réflexion, préalable à la mise en œuvre, loin des querelles souvent inutiles nées de la parution, à chaque rentrée, de quelques pamphlets dont raffole une presse souvent ignorante de la « vie scolaire ».
Son auteure, après avoir été professeure de lettres, a exercé comme IEN puis comme inspectrice d’académie à compétence pédagogique (Établissements et Vie scolaire) dans l’académie de Bordeaux. Elle intervient aussi comme formatrice, en particulier à l’ESEN qui forme les cadres de l’Éducation nationale. Elle a également écrit des articles pour les Cahiers Pédagogiques.
Le livre s’ouvre sur un chapitre qui se veut un survol des soixante dernières années de l’Éducation Nationale. L’auteure y montre que les préceptes et directions indiqués dans le Plan Langevin Wallon (datant de 1947), « texte que l’on peut considérer comme fondateur des évolutions les plus contemporaines de l’école » (page 15) ont nourri les textes et décisions les plus novateurs jusqu’à la promulgation, en 2006, du socle commun des connaissances et compétences.
« C’est une évolution lente, qui permet aux apprentissages de prendre leur sens pour chaque partenaire, dans une école qu’il ne faudrait figer ni dans une nostalgie fallacieuse, ni dans un regard trop défaitiste pour l’avenir » (page 27). Malgré les résistances, voire les oppositions, malgré les reculs relevés à certaines périodes de cette histoire de l’Éducation nationale de l’après-guerre, A. M. Gioux se veut résolument optimiste au regard des « éléments [du Plan Langevin Wallon] qui cheminent à bas bruit dans l’institution » (page 23), tout en s’élevant lucidement contre certaines décisions ou orientations récentes, par exemple « le recours à des mesures spectaculaires (destruction d’établissements, fouilles, portiques, clôtures surélevées, équipes mobiles d’intervention d’urgence) [qui] renforce paradoxalement le sentiment général de suspicion et l’agressivité latente, et [qui] génèrera des transgressions impossibles à anticiper. Car l’autorité se fonde sur des valeurs construites dans la confiance et non sur l’observance d’un code de la paix scolaire artificiellement édicté, et trop souvent unilatéralement respecté » (page18).
Les onze chapitres suivants sont le fruit d’observations de pratiques de terrain et de réflexions nourries par la lecture d’auteurs aussi variés que R. Ballion, B. Charlot, M. Crozier, M. Develay, F. Imbert, Ph. Meirieu, E. Morin, Ph. Perrenoud, L.-S. Vygotsky ou J-.M. Zakhartchouk, pour ne citer que quelques-uns parmi les plus connus référencés dans la bibliographie qui accompagne chaque chapitre. Tout au long du livre, il est question de la « Vie Scolaire », non pas conçue comme un « lieu à part » dont le seul CPE – et l’équipe qu’il pilote – serait responsable, sous l’autorité de la direction de l’établissement, mais affirmée, dans une visée systémique, comme la vie de l’élève à l’école, qui ne saurait elle-même ne pas prendre en compte des éléments de la vie du jeune hors l’école. Du coup, l’enseignant ne peut plus être qu’un instructeur, le COP qu’un informateur, l’infirmière qu’une soignante, l’assistante sociale qu’une écoutante, le CPE qu’un contrôleur des absences et un distributeur de sanctions, l’agent d’entretien ou de cuisine qu’un agent de service, le gestionnaire qu’un comptable, le chef d’établissement qu’un chef. Tous sont des acteurs de l’éducation des jeunes qu’ils accueillent et, en tant que tels, en partenariat avec les parents, les éventuelles institutions d’accueil, les éducateurs en milieu ouvert, voire les policiers et juges, participent à la coconstruction du sens de la présence des jeunes dans l’établissement. C’est pourquoi « (…) l’opposition instruction/éducation relève non seulement d’un archaïsme de la pensée systémique, mais aussi d’une défaillance dans la pensée de la « Vie Scolaire ». Cette dernière ne peut se concevoir ni comme « ce qui n’est pas la classe » (quelle conception de l’enseignement cela révèle-t-il ?), ni comme distincte de la vie tout court, celle dont chacun porte la responsabilité au sein du corps social (dont l’école fait partie). L’école doit et peut mieux faire en la matière que la vox populi ou que la simplification médiatique… » (pages 135-136). C’est pourquoi aussi il importe de construire et faire vivre les « alliances éducatives d’une action en réseau » (titre du chapitre II page 39).
Sans jamais oublier non plus que les principaux acteurs de cette construction du sens sont les élèves eux-mêmes. Pour ce faire, il est nécessaire que « les valeurs du milieu familial ou de la bande soient différentes de celles qui seront vécues et non simplement énoncées à l’école » et que cette dernière « amène à créer des situations de remise en cause, de réflexion sur le sens de l’expérience individuelle ou collective » (page 132).
Pour l’auteure, le projet d’établissement est loin d’être un outil dépassé. Au contraire, il est le document qui précise « le projet éducatif de l’EPLE : piloter, communiquer, évaluer » (titre du chapitre III page 51) et dans lequel est intégré le projet Vie scolaire (objet du chapitre IV page 63). Ce dernier a pour but « (d’)améliorer la qualité des compétences transversales et des conduites sociales qui font que l’élève devient progressivement un acteur autonome et responsable » (page 66). Si le projet éducatif doit aborder « cinq domaines éducatifs de base : sécurité, prévention, intégration, soutien, orientation » (page 54), « le projet vie scolaire, pour réellement porter son nom et assumer consciemment les enjeux éducatifs essentiels dont il est le garant, doit sortir de l’implicite » (page 67) et indiquer clairement « ses finalités spécifiques : contribuer à la sérénité, à la sécurité et à la qualité humaine de la vie au sein des EPLE » (page 66). Il est donc important qu’il ait été discuté et élaboré progressivement par l’ensemble des acteurs, que les élèves y aient été associés, et qu’il soit ensuite décliné, vécu et évalué de façon dynamique.
Certes, tout n’est pas simple, bien au contraire ! Dans un paragraphe intitulé : « Affirmer l’éducabilité de tous, un pari optimiste » (page 120), dans lequel il est surtout question du travail des CPE et des personnels dont ils sont « chef de service », on relève la phrase suivante : « Il est donc nécessaire d’être un adulte actif, présent, de résister à la fatigue et à l’usure, aux provocations, au bruit, aux bousculades. Il faut avoir l’énergie de lutter contre le sentiment de l’invisibilité du travail de prévention ou de formation, s’inscrire avec espoir dans la durée, dans l’évolution lente, malgré les régressions et les détours nécessités par tout travail de fond sur les personnes » (page 121). Gageons que ce conseil et cet encouragement à « tenir dans la durée » peuvent s’appliquer à tous les acteurs de l’EPLE, pour autant qu’ils se soient engagés sur le chemin pour lequel ce livre s’efforce de nous donner quelques pistes. « La difficulté est de ne pas renoncer à sa part de transmission, non seulement de connaissances avérées, mais aussi d’une morale du doute et du questionnement vis-à-vis de soi-même, d’autrui et du monde. Donc l’une des tâches des adultes éducateurs est de rendre conciliable leur propre engagement social de transmission au sein de l’institution et la quête autonome revendiquée par les jeunes » (page 125). D’ailleurs « N’est pas enseignant qui veut, et l’étant, on n’y parvient pas sans peine, sans tâtonnements et sans erreurs » (page159) !
Peut-être l’un des lieux permettant de « devenir enseignant » et d’affirmer « l’éducabilité de tous » pourrait-il être le conseil pédagogique récemment institué dans les EPLE ? Il doit en effet permettre aux adultes de « faciliter la mutualisation des problématiques, des innovations et des décisions qui ont toutes le même but : faire de l’élève le meilleur partenaire des adultes » (page 57). À cette fin, les heures de vie de classe, les groupes de parole, les entretiens personnels, la formation des délégués, les moments de travaux pluridisciplinaires (ECJS, IDD, TPE, PPCP, EDD), tout autant que le CESC, les clubs du FSE, le CVL et la MDL (Maison des Lycéens), ou les différents conseils (de classe, d’administration, de discipline), sans oublier « la classe, son espace et son temps (…) un des premiers lieux éducatifs » (page 93) sont autant de lieux et de moments à investir pour « améliorer la qualité des compétences transversales et des conduites sociales qui font que l’élève devient progressivement un acteur autonome et responsable » (page 66). Lesdites compétences transversales (« s’organiser, se concentrer, mémoriser, formuler et reformuler, parler à bon escient, respecter les échéances [mais aussi] identité personnelle, socialisation élargie dans un groupe de référence et sentiment d’appartenance » (page 65)) et conduites sociales qui les incluent (« (…) apprendre à vivre en société, travailler en équipe, assumer consciemment ses devoirs et ses droits de citoyen (…) tenir compte de l’existence d’autrui (…) vivre solidaire » (page 65)) étant finalement celles inscrites dans le socle commun des connaissances et compétences (BO n° 29 du 20/07/06).
Aussi n’est-il que logique que le livre se termine sur un chapitre consacré à l’évaluation (chapitre XII : « Le geste professionnel de l’évaluation dans la formation des élèves » page 155). Après avoir constaté que l’évaluation est encore trop majoritairement sommative, alors que « l’institution elle-même encourage l’évaluation formative depuis 1982 » (page 155), l’auteure en conclut que « les élèves, principaux protagonistes du jeu scolaire, ne sont guère écoutés » (page 156). Or la validation des savoirs sociaux nécessite une tout autre attitude si l’on veut respecter l’objectif éducatif de « formation de la personne » réaffirmé dans le protocole de Lisbonne pour… 2010 ! (page 157) Si « le droit à l’erreur est au cœur de la situation didactique », alors « l’évaluation est donc d’abord un retour sur soi-même de l’évaluateur » (page 160). S’en suit un long paragraphe (« Évaluation : une intervention didactique dans les apprentissages » page 160) dans lequel sont distinguées les notions de « notation » et « d’évaluation » avant que ne soit abordée la « note » de vie scolaire qui, « dans sa dénomination même [contient] une ambigüité conceptuelle à lever » (page 161). Pour lever ces « ambigüités » entre notation et évaluation, A-M. Gioux propose de se saisir du livret de compétences et d’en faire un outil où « le formalisme de surface s’efface derrière la fonction formative et formatrice » (page 162). Un outil qui doit permettre, en programmant les objectifs d’apprentissage sur les quatre années de collège, et en adoptant une « échelle de validation » de chaque compétence, de « confronter une autoévaluation de l’élève à la perception d’un adulte vigilant, tuteur ou professeur principal » (page 164). Bien entendu cela exige aussi de « différencier » la pédagogie, de multiplier les moments, lieux et types de validation, afin de faire émerger la différenciation stratégique d’acquisition des compétences par les élèves, laquelle différenciation est une « voie de travail exigeante (…) difficile à concevoir en préparation (…), délicate à mettre en œuvre dans un temps trop compartimenté » (page 165). D’autant que ce domaine de l’évaluation reste l’un des moins bien abordés en formation initiale. Pourtant l’évaluation, encore une fois à ne pas confondre avec la seule notation, ne contribue-t-elle pas à « préparer les élèves à une vie humaine complexe où l’attribution de sens n’est pas réservée à une élite ou à des spécialistes, mais relève d’une responsabilité personnelle, que chacun aura élaborée durant ses années d’apprentissage » (page 167) ?
Pour conclure ce livre, à la lecture parfois ardue, mais riche de réflexions et de pistes de recherche ou d’application (chaque chapitre se termine par une ou deux fiches pratiques, certes de qualité quelque peu inégale), peut aider les acteurs de l’EPLE, ainsi que leurs partenaires extérieurs et les familles, à s’engager, même modestement, dans un projet local de transformation, tout en s’appuyant pour l’essentiel sur des outils existants. Et peut-être conduire à faciliter le travail en équipe de tous, enseignants et non-enseignants ? Il n’est pas interdit de rêver un peu… et de résister aux forces qui proclament la « régression » comme voie de salut !

Patrick Hubert