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École : les pièges de la concurrence – Comprendre le déclin de l’école française

Ceux qui veulent vraiment s’attaquer aux problèmes de l’école française, bien loin d’être « la meilleure du monde » comme on l’a parfois entendu, devraient prendre la peine de lire l’ouvrage que viennent de publier plusieurs sociologues, suite à une longue recherche menée par une équipe issue de huit laboratoires, de 2002 à 2006 (avec actualisation pour ce livre). Sans effets de manche et sans lourdes assertions dogmatiques, ce livre très lisible, souvent très précis et concret, est néanmoins accablant pour les politiques menées ces dernières années dans le domaine scolaire.
Un constat, indiqué dans le sous-titre : les résultats de notre école sont en baisse, et un chiffre doit attirer notre attention : l’augmentation spectaculaire de la proportion des lecteurs niveau 1 (c’est-à-dire les quasi non-lecteurs) passée de 4 à 8,5 % en quelques années. Depuis peu, la France a rejoint le peloton de tête des pays les plus inégalitaires en matière scolaire. Reste à comprendre pourquoi. Les auteurs proposent des explications très convaincantes, mais qui obligent à un regard acéré sur le fonctionnement du système : on est alors loin des à peu près médiatiques ou des discours convenus de trop de politiques. Sans parler de ceux qui continuent à affirmer qu’on s’est « trop occupé » des élèves en difficulté !
Les auteurs ont notamment comparé les résultats en fin de collège de plusieurs départements. Ils ont eu la surprise de noter que, par exemple, les résultats de la région parisienne, la plus riche de France, étaient inférieurs à ce qu’on aurait pu attendre, et plus particulièrement ceux des Hauts-de-Seine et des Yvelines, très favorisés socialement. Dans ces deux départements, les collèges populaires ont des résultats moyens plus bas qu’en Seine-Saint-Denis. Plus surprenant encore, les élèves des « classes moyennes » de ces départements ont aussi des résultats médiocres par rapport à la moyenne nationale. Or, ce sont des endroits où l’offre scolaire est forte et où il y a la possibilité de « fuir » les collèges « populaires ». Du coup, ceux-ci ont tendance à la ghettoïsation tandis que les « bons collèges » font subir une forte pression, qui souvent décourage ceux qui ont du mal à suivre. Tout le monde est perdant, sauf peut-être la petite élite des meilleurs. Beau résultat de l’« assouplissement de la carte scolaire » !
À l’inverse, dans un département comme la Loire, les résultats sont plutôt bons et peu inégalitaires pour des raisons complexes, parmi lesquelles des traditions locales de lien entre enseignants et familles, un attachement au secteur où l’on vit, la stabilité des équipes, et aussi, à vrai dire, le souci de maintenir des effectifs suffisants dans les collèges face à la concurrence du privé et au déclin démographique.
Les auteurs, dont notre amie Françoise Lorcerie, montrent aussi les considérables carences de pilotage de notre système (par exemple sur les ZEP, avec l’absence de suite donnée à des rapports souvent pertinents), ce qui a pour conséquences par exemple la destruction d’un travail collectif de plusieurs années, comme dans ce collège des Yvelines, dont nous avons parlé sous son vrai nom autrefois dans notre revue, en perdition suite à l’ouverture désastreuse d’un autre collège proche attirant les meilleurs élèves, faute aussi d’une action d’information conséquente. Citons aussi ce secteur populaire nantais où des dispositifs sont mis en péril par une application bornée de nouveaux textes (aussi intéressants soient-ils parfois)…
À un endroit du livre, on cite les paroles lénifiantes d’un responsable institutionnel clamant que tel collège « ne va pas si mal » parce que quelques-uns de ses élèves ont eu des mentions au brevet, en ne considérant pas les résultats globaux, et en oubliant que ces mentions n’auraient jamais été obtenues sans la prise en compte d’une notation continue flatteuse en décalage avec les résultats des épreuves écrites nationales. Un bon exemple de la cécité de certains qui préfèrent vanter tout ce qui va dans le sens de la « méritocratie », ne regardant que la réussite des meilleurs, occultant les vrais problèmes, ce qui aboutit bien souvent à une démoralisation des acteurs et à une méfiance généralisée.
Bien d’autres aspects sont abordés dans ce livre important, que nous évoquons dans l’entretien avec deux de ses coordonnateurs, notamment sur les perspectives, pour éviter l’« aggravation inexorable » évoquée dans la conclusion, heureusement, avec un point d’interrogation…

Jean-Michel Zakhartchouk


Questions à Sylvain Broccolichi, Choukri Ben Ayed et Danièle Trancart

Sylvain Broccolichi,Choukri Ben Ayedet Danièle Trancart

Sylvain Broccolichi,Choukri Ben Ayedet Danièle Trancart

Dans une étude de l’Iredu, il était dit qu’au fond, tous les élèves gagnaient à être dans de « bonnes classes », ce qui justifiait le moindre mal des classes hétérogènes. Dans votre étude, vous notez qu’il y a très peu de gagnants avec la concurrence scolaire, que même les « moyens » sont perdants…

L’étude Iredu soulignait surtout les pertes subies dans les « mauvaises classes » (bien supérieures aux gains dans les classes regroupant les meilleurs élèves), les classes hétérogènes s’imposant alors comme un moindre mal. Nous ne contestons pas ces résultats. Nous pointons les contrecoups d’une extrême hiérarchisation des espaces scolaires, notamment en cas de brusque saut d’exigence à l’arrivée dans une nouvelle classe. Ainsi, il est vraisemblable que les progrès soient facilités dans les classes qui regroupent des élèves bien disposés scolairement… sauf si les d’exigences s’y élèvent au point de déstabiliser, « rabaisser » et démoraliser des élèves qui réussiraient ailleurs. À ce sujet, des parents parlent de collèges et de lycées qui « cassent » les élèves. Ils n’imaginaient pas exposer à ça leur enfant et croyaient même le protéger en lui donnant accès à une population d’élèves « triée ». Ces déconvenues se produisent surtout dans des zones urbaines où la sélectivité des collèges privés se développe en même temps que la fuite de collèges publics, en Ile-de-France notamment. Il nous semble utile d’attirer l’attention sur ce double tranchant des pseudo « bons » espaces scolaires (établissement ou classe).

Françoise Lorcerie insiste sur les effets négatifs du « marché scolaire interne » alors que beaucoup trop d’opposants au cours actuel de l’école n’évoquent souvent que l’externe.

La constitution de classes très hiérarchisées en interne est un vecteur de tensions et de ressentiments, au niveau d’élèves et de parents bien sûr, mais aussi à celui des enseignants à qui sont attribuées les « mauvaises » classes. Quand celles-ci regroupent des élèves issus de l’immigration, les soupçons de discrimination troublent encore davantage les relations pédagogiques et la confiance des familles d’élèves à l’égard de l’institution. Cette option ségrégative interne s’avère donc lourde de conséquences sur le climat et les apprentissages. Elle semble motivée surtout par le souci de conserver ou d’attirer suffisamment de « bons élèves », dans des contextes urbains où se développe de fait une concurrence entre établissements. Le marché (interne) des classes est donc en partie induit par le marché scolaire (externe) des établissements, sans toutefois en être une conséquence mécanique. La composition des classes est en effet du ressort des équipes d’établissements, et celles-ci peuvent donc mener une réflexion sur les implications de leurs choix.

Ne se trompe-t-on pas de combat quand on idéalise le rôle de l’« État » contre le local, alors que l’exemple finlandais que vous citez souvent montre qu’on peut concilier décentralisation et démocratisation ?

Ni l’État central ni le local ne sont en mesure de tout régler seuls, et c’est donc leur articulation qui est à interroger. En Finlande, c’est en jouant pleinement son rôle que l’État a créé les conditions d’une autonomie locale satisfaisante. En effet, il a d’abord su mener des négociations avec les différentes catégories de personnels concernés, à commencer par les enseignants, et construire un consensus autour du projet de favoriser la réussite de tous les élèves dans une structure d’enseignement unique. Parallèlement, il a fait évoluer le système de formation des professionnels, la qualité des conditions de travail dans les établissements et l’encadrement des élèves, en cohérence avec ces objectifs. Tout en développant l’autonomie des collectivités locales et des établissements, il est resté garant de la qualité des conditions de scolarisation dans tout le pays : la preuve, les écarts de résultats entre établissements y sont les plus faibles au monde[[On peut le vérifier dans les tableaux détaillés se rapportant aux variances inter et intra-établissements dans les résultats de Pisa 2006 consultables sur le site de l’OCDE ou de Pisa.]]. Pour y parvenir, il a institué des évaluations nationales permettant de savoir quels établissements ont besoin d’être soutenus, tout en parant aux risques de stigmatisation (les résultats ne sont pas rendus publics).

En France ces bases n’ont pas été posées. L’autonomie locale s’apparente davantage aux « débrouillez-vous », et, surtout en zone urbaine ségréguée, elle a induit des formes larvées de concurrence injuste entre des établissements confrontés à d’inégales difficultés. Les disparités entre écoles et entre collèges se sont ainsi creusées, et beaucoup d’équipes se sentent dépassées par les difficultés auxquelles elles sont confrontées ; ce qui, par contrecoup, conduit à remettre en question le principe du collège unique.

Les sociologues ne sont pas là pour donner des solutions, mais pouvez-vous, en tant que citoyens peut-être, nous donner quelques raisons d’espérer contrecarrer le « déclin inexorable » ?

Comment nous montrer optimistes au vu des évolutions récentes ? Nous craignons au contraire l’aggravation poursuivie des ségrégations, des inégalités scolaires et des fréquences d’échec ; ce qui ne nous empêche pas d’observer ponctuellement de remarquables dynamiques locales. Ces expériences montrent que les difficultés rencontrées peuvent devenir des défis professionnels tenables et même stimulants quand certaines conditions sont (exceptionnellement) réunies. Il reste à ne pas seulement mettre ces exceptions « en vitrine » pour mieux ignorer la réalité ordinaire. Y parvenir impliquerait de remplacer les effets d’annonce par une véritable (re)construction inscrite dans la durée : inviter les professionnels et les citoyens à débattre des problèmes actuels, et surtout mutualiser les différents acquis des recherches et des expériences réalisées en France et ailleurs. Vous êtes bien placé pour le savoir, de nombreux travaux ont déjà porté sur la formation des enseignants, l’apport de différentes approches pédagogiques et didactiques, l’aide à la réflexion des équipes, les pratiques se rapportant aux difficultés des élèves, mais ils restent dispersés et peu, voire pas du tout exploités. Un ministère vraiment attaché à la réussite de tous devrait donc développer des instances qui rassemblent, dynamisent et fassent fructifier ces avancées. Or, l’INRP, une des rares institutions à pouvoir jouer ce rôle est précisément menacé de disparaitre en tant qu’institut national, après avoir été progressivement affaibli. La formation des enseignants est aussi un grand chantier qu’il faudra sortir de l’ornière où l’a mise la récente réforme…
Pour en rester à des mesures plus modestes, il nous parait urgent de développer des modalités pertinentes de soutien aux équipes pédagogiques, et notamment à celles qui sont confrontées aux situations les plus difficiles. Si l’on veut enrayer les processus cumulatifs générateurs d’échecs que nous avons observés, il faut remotiver et stabiliser ces équipes en leur accordant des temps d’analyse des difficultés rencontrées avec des personnes-ressources. C’est en développant les coopérations entre praticiens, inspecteurs, formateurs et chercheurs qu’on mettra au point des dispositifs et des pratiques à la hauteur des enjeux. Encore faut-il que les politiques nationales et locales favorisent ces coopérations, au lieu de miser sur la concurrence.