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Dynamiser l’enseignement au lycée grâce à l’interdisciplinarité

Quand bien même l’enseignement secondaire français ne générerait pas forcément de « l’ennui à l’école », aussi bien une partie du public scolaire que de l’opinion publique reprochent à cet enseignement (et principalement à celui dispensé en lycée) d’être abstrait, sans liaison directe avec le monde extérieur, malgré la volonté claire des programmes de donner aux élèves des clés de compréhension de ce monde. Ce reproche est d’autant plus vivace chez un public d’élèves défavorisés de banlieue parisienne, qu’une grande partie d’entre eux ont non seulement peu de possibilités de s’extraire de leur cadre de vie pour expérimenter leurs connaissances, mais encore préfèrent pour certains se replier sur ce cadre de vie connu et protecteur qu’ils séparent par des frontières symboliques quasi infranchissables de l’extérieur inconnu. A ce tableau s’ajoute le sentiment de cloisonnement des disciplines enseignées, sentiment tellement intériorisé par le public scolaire et érigé en fait intangible, que toute allusion à des liens interdisciplinaires ne laisse pas de surprendre nos élèves dans un premier temps.
Partant de ce triple constat, il nous a semblé urgent de mettre en pratique à la fois l’idée d’un enseignement concret pouvant être construit par nos élèves à partir d’analyses de terrain, et celle de la complémentarité des disciplines enseignées dans le domaine des sciences humaines (sciences économiques et sociales, histoire-géographie). Urgent aussi de permettre, voire d’obliger nos élèves à sortir de leur cadre de vie, afin de leur ouvrir de réels horizons de pensée. De ce sentiment d’urgence découle le projet d’un voyage scolaire autour duquel s’ordonne la plus grande partie possible des programmes de cycle terminal de nos matières.

Notre démarche est partie de la confrontation systématique de nos programmes de première et de terminale économique et sociale, afin d’en dégager les thèmes structurants pouvant donner lieu à un voyage d’étude : l’Union européenne et l’industrialisation (des révolutions industrielles aux modes de production actuels). A ce stade deux régions nous paraissaient pertinentes pour accueillir un voyage d’étude [[Le cadre extra national étant exclu du fait de la modicité des moyens financiers des familles de nos élèves.]] : le Nord et l’Alsace. Le Nord parce que l’une ayant enseigné un an à Tourcoing avait pu en découvrir le patrimoine industriel, et avait emmené deux premières ES visiter le Parlement européen de Bruxelles avec des collègues du lycée Maurice Utrillo de Stains (Seine-Saint Denis) ; et l’Alsace parce que l’autre en est originaire et y a fait ses études jusqu’à la première année post-bac. Nous étions dès lors convaincues que le choix de ces régions fait, nous ne pouvions laisser de côté les lieux de mémoire des deux Guerres mondiales. Pour passer des idées à la réalisation du projet et donc déposer un dossier au conseil d’administration, il était nécessaire de trancher entre ces deux destinations. L’Alsace a finalement été retenue car le choix de Lille imposait un déplacement jusqu’à Bruxelles pour visiter les institutions européennes, tandis que Strasbourg les héberge directement. Depuis que la destination a été choisie, nous travaillons à la préparation des cours et du voyage d’étude.

Construction du voyage scolaire et préparation des cours

Afin d’éviter l’écueil du voyage-prétexte, il faut non seulement décider ce que nous ferons pendant le séjour, mais aussi trouver le moyen de rendre nos futurs élèves acteurs d’un projet monté avant que nous ne les connaissions [[L’idéal serait de pouvoir élaborer un tel projet avec les élèves pendant l’année scolaire, ce qui n’est pas aisé compte tenu du calendrier administratif et des contraintes financières.]]. Notre travail s’articule donc actuellement dans une double direction : organiser matériellement le voyage scolaire et construire nos cours en y intégrant, lorsque la possibilité se présente, des activités en lien avec le voyage.
L’organisation matérielle du voyage oblige à un compromis entre visites envisageables, temps de séjour prévu (7 jours) et financement possible. Trois catégories de visites peuvent être distinguées : celles en liaison avec le thème de l’Union européenne et de sa construction, le patrimoine industriel des XIXème et XXème siècles, ainsi que les sites relatifs à la Seconde guerre mondiale [[Le calendrier du voyage (séjour prévu la première semaine de mars 2004) n’étant pas propice à la visite des principaux sites de la Première guerre mondiale (situés sur le versant alsacien des Vosges), cette possibilité a été écartée.]].
Afin de permettre aux élèves de mieux mesurer l’importance des institutions européennes dans leur vie quotidienne et de se les approprier, il a été retenu de visiter à la fois le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme. Ces visites s’effectuant soit avec des élus, soit avec des fonctionnaires européens, elles devraient permettre à nos élèves de mieux comprendre les enjeux de ces institutions : représentativité, fonctionnement actuel et à travers le temps, poids des décisions prises pour les Etats membres de l’UE.
Ce séjour en Alsace devrait aussi rendre plus concrète la notion d’eurorégion grâce à l’observation d’infrastructures qui font de l’Alsace un pôle d’échanges important au sein de l’UE : port autonome de Strasbourg, liaison entre les réseaux de communications régionaux et européens à travers une analyse paysagère.
L’évolution des modes de production industrielle au cours des deux derniers siècles et leur traduction en matière d’architecture urbaine étant particulièrement lisibles dans le sud de l’Alsace, notre choix s’est principalement porté sur un parcours dans le « Manchester français » qu’a été Mulhouse, autour des anciens sites de production et de direction, des différents quartiers résidentiels (cité ouvrière, habitat des employés, demeures patronales). Cet aspect sera complété par l’étude de sites en activité aussi bien à Mulhouse qu’à Strasbourg. Sont actuellement envisagés : une des brasseries de Schiltigheim, l’usine Altadis située au centre de Strasbourg dans le quartier de la Krutenau, le site de production de DMC à Mulhouse ; cette liste devant être confirmée après contact avec les entreprises [[Il était initialement prévu de visiter le site de Peugeot-Mulhouse, qui développe des partenariats avec des groupes scolaires, mais l’accès nous en a été refusé aux dates du voyage pour confidentialité industrielle (mise en production d’un nouveau modèle).]].
L’histoire alsacienne se caractérisant enfin par sa place stratégique lors du second conflit mondial, il nous a semblé primordial de confronter les élèves non seulement au système défensif de la ligne Maginot, mais également à l’unique camp de concentration présent sur le territoire français, celui du Struthof.
Toute l’organisation matérielle du voyage dépend néanmoins des possibilités de financement, dans la mesure où nous ne pouvons pas exiger une participation importante des familles. Des contacts ont été pris aussi bien avec des députés européens, des élus municipaux, qu’avec la Région Ile-de-France et le rectorat de Créteil. De leurs réponses dépend la réalisation effective de notre projet de voyage.
Il n’en reste pas moins que la programmation de notre année scolaire et les préparations de nos cours intègrent d’ores et déjà la volonté de lier notre enseignement au séjour en Alsace.
L’histoire et la situation actuelle de l’industrialisation seront étudiées de manière complémentaire en histoire et en sciences économiques et sociales à partir d’un dossier documentaire commun principalement composé de documents inédits extraits des archives municipales de Mulhouse. Les documents (plans de villes à différentes dates, extraits des bulletins de la Société industrielle de Mulhouse, plans de la cité ouvrière, documents d’entreprise – plan d’une manufacture en 1869, extraits de fiches de paie de 1913 -, témoignages d’ouvriers, documents statistiques relatifs aux manufactures) feront l’objet d’une première étude historique visant à comprendre le phénomène de l’industrialisation (croissance économique, évolution technique), ses conséquences sociales (modification des structures sociales) et spatiales (croissance urbaine, formes urbaines nées de l’industrialisation). Cette étude de cas permettra de dessiner les contours du cours sur les transformations économiques, sociales et idéologiques de l’âge industriel en Europe et en Amérique du Nord, ainsi que les cours d’économie de terminale ES sur les liens entre croissance économique, développement et changement social, et sur le progrès technique. Mais dès la classe de première, ce dossier documentaire sera étudié dans le cadre du cours de SES sur la stratification sociale afin d’alimenter une réflexion sur le monde ouvrier (naissance et évolution du monde ouvrier, étude de ses caractéristiques professionnelles, des modes de vie), elle sera donc poursuivie par l’étude de documents récents sur le monde ouvrier contemporain.
De la même manière, sur le thème de l’Union européenne, en SES comme en géographie, le travail des élèves préparera ou prolongera le voyage. Ainsi, en SES, le travail en sciences politiques sur le rôle économique et politique de l’Union européenne sera l’occasion pour les élèves de préparer la visite des institutions européennes, notamment en élaborant des questionnaires en prévision de la rencontre avec des élus et des hauts fonctionnaires européens. Il en ira de même en géographie, un questionnaire concluant le chapitre consacré au fonctionnement et aux enjeux de l’Union européenne : il devrait leur permettre d’approfondir leurs connaissances sur le fonctionnement des institutions de l’UE uniquement abordé en classe à travers la réalisation d’un schéma à partir d’une courte recherche documentaire, et de collecter des informations sur la construction européenne et la place de l’UE dans le monde depuis 1957 utilisables en classe de Terminale. Le voyage permettra d’approfondir leur réflexion sur la notion de subsidiarité, et de préparer le cours d’économie sur les stratégies de marché des entreprises, mais aussi sur les politiques publiques. En amont du voyage, les élèves élaboreront une revue de presse, afin d’étudier les interventions de l’UE pour garantir la concurrence ainsi que pour fixer les limites de l’intervention des Etats dans la vie des entreprises. Ces études de cas devraient les aider à préparer un recueil d’information afin qu’ils construisent une partie des cours qui auront lieu après le voyage.
Plusieurs autres chapitres de géographie relatifs à l’Europe et à la France intégreront des éléments développés ou approfondis lors du séjour à Strasbourg. L’Alsace est ainsi l’exemple choisi pour l’étude d’une région française. Dans le cadre du cours sur les axes de communication européens, l’étude des axes transalpins sera également complétée par l’exemple de l’axe rhénan.
Afin de préparer l’étude du tissu économique de l’Alsace, dans le cadre du cours de SES sur la mesure de l’activité économique les élèves étudieront non seulement le PIB comme agrégat national mais aussi la contribution des différentes régions à la production de richesse, ainsi que la structure du PIB régional. Ici, le travail commun des enseignants infléchit le déroulement des cours sans renier le programme, il favorise une lecture géographique des données économiques, ce qui n’est pas inintéressant pour la formation des élèves à l’heure où la économie géographique prend de l’essor dans le domaine de la recherche.

Portée du projet

Nous ne pourrons dresser le bilan de cette expérience avec les élèves qu’en fin d’année scolaire. Cependant, de ce double projet de préparation coordonnée des cours d’histoire-géographie et de SES, et de voyage d’étude, nous espérons qu’il permettra à nos élèves de devenir davantage acteurs de leurs apprentissages et de leur scolarité.
Grâce au travail mené dès le début de l’année, ils devraient être à même de préparer les visites, d’en proposer de nouvelles et ainsi ils devraient s’approprier un voyage dont nous avons eu l’idée avant de les connaître.
De plus, la préparation du voyage et le voyage lui-même pourront enrichir leur réflexion sur les connaissances qu’ils doivent acquérir au cours de l’année de 1ère ES. Pendant le séjour, la tenue de carnets de voyage et la collecte d’informations pourront alimenter – selon les sujets qu’ils élaboreront – leurs TPE, des exposés, mais aussi, servir de base à l’élaboration des cours qui suivront le voyage.
Ces prolongements du voyage devraient les rendre plus autonomes dans la collecte d’informations, mais aussi dans l’apprentissage des cours, et ainsi les préparer aux cursus post-bac.

Rachel Sigrist et Catherine Nave, Lycée Olympe de Gouges, Noisy-Le-Sec.