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Drapeaux tricolores

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La pédagogie, c’est comme la peinture, plus il y a de couches et mieux ça tient.
Anonyme

Il y a une espèce de magie des formules mathématiques qui fait qu’elles sont utilisées à des fins décoratives jusque dans la publicité. Un certain nombre de ces formules ont été laborieusement obtenues au fil des siècles, et présentées par bien des professeurs de mathématiques comme une espèce d’évidence, avec parfois une accélération dans l’exposé.
Alors que nous sommes nombreux à nous plaindre du peu d’efficacité de l’enseignement des mathématiques, il me semble bon de réaffirmer ce qui suit : la signification des formules, et le chemin parcouru pour arriver jusqu’à elles sont en général délaissés dans l’enseignement au profit de démonstrations qui cachent beaucoup plus qu’elles ne montrent. À la lecture de tous ces manuels où l’on voit se succéder théorèmes, démonstrations et exercices, on pourrait se demander avec Célestin Freinet si l’enseignement des mathématiques ne relève tout simplement pas d’une scolastique pédante et vaine.
J’aimerais exposer une leçon qui, selon moi, devrait permettre d’accéder à la compréhension de cette mystérieuse formule :
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qui se lit « CNP égale n factorielle sur p factorielle facteur de n moins p factorielle ». C’est d’abord l’aspect particulièrement impressionnant de cette formule qui m’a poussé à la proposer à des élèves pas très forts en mathématiques. J’espérais qu’ils y comprendraient quelque chose et qu’ainsi ils reprendraient confiance plus vite.

Découvrir les mathématiques

J’avais trouvé l’inspiration en lisant un livre de Georges Polya, intitulé « La découverte des mathématiques ». J’y rencontrais une nouvelle façon de présenter cette discipline, et c’était comme si l’auteur me lançait un défi.
On rencontre dans ce livre une démonstration de la célèbre formule
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formule qui donne la somme des n premiers carrés.
Voici ce que Georges Polya écrit juste après cette démonstration :
« Cette solution vous plaît-elle ? Le lecteur à qui la solution précédente ne plairait pas me ferait certainement plaisir, à condition toutefois qu’il donne de bonnes raisons de ne pas l’aimer. La solution contient-elle une erreur ? La résolution est certainement exacte. De plus elle est efficace, claire et courte. Rappelons que le problème paraissait difficile -on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à une solution plus claire et plus courte. Il y a en ce qui me concerne une seule objection valable : la solution tombe du ciel, elle surgit de nulle part, tout comme un lapin qu’on aurait tiré d’un chapeau. »
Or, dans le même ouvrage, Georges Polya donne une longue citation qui permet de voir comment Blaise Pascal avait établi à l’aide d’un raisonnement par récurrence encore balbutiant la formuleimage1-2.gif, qui permet de calculer un nombre de combinaisons. Et ce qui est remarquable, c’est que Georges Polya affirme qu’il n’a aucune idée de la manière dont Pascal (ou d’autres) aurait pu trouver cette formule ! Elle est comme « tombée du ciel ». Comme son propos général était tout à fait convaincant, j’avais envie de trouver quel chemin un être humain aurait bien pu emprunter pour aboutir à un tel résultat ! Et nourri d’autres lectures[[Je pense à Arthur Engel, Tamas Varga et Marcel Dumont… et plus particulièrement à Zoltan P. Dienes.]], je voulais vérifier que des élèves, même considérés comme peu doués, pouvaient m’accompagner dans cette recherche.

Partir du matériel

Je disposais de jetons en plastique de forme carrée et percés en leur centre (à l’origine ils étaient destinés à compter dans diverses bases). Je ne crois pas que l’on puisse trouver maintenant dans le commerce de tels jetons, même s’il reste quelques adeptes d’un matériel « didactique » à l’ancienne (qui ne soit pas un logiciel). Il est vrai qu’après avoir connu une certaine vogue, l’usage de matériels dans l’enseignement – à part les calculatrices[[Même si cela doit allonger mon propos, je signale que bien souvent la calculatrice programmable est proscrite des cours (alors que de mon temps, la règle à calcul était prescrite !), et je le déplore.]] ou les ordinateurs- est tombé en désuétude. J’ai connu les grandes réformes de l’enseignement des mathématiques[[Ma première année d’enseignement en collège était l’année scolaire 1967-1968. Les maths modernes arrivaient, précédant de peu d’autres événements. Je découvre ce lien http://www.apmep.asso.fr/IMG/pdf/apmep-2.pdf qui nous renvoie à un texte de Gilbert WALUSINSKI intitulé : L’instructive histoire d’un « échec » : les mathématiques modernes (1955 – 1972). Je conseille la lecture de ce texte à ceux qui n’ont pas connu la révolution des mathématiques modernes, et aux autres aussi.]], et je n’ai pas vu beaucoup de collègues utiliser des matériels pour enseigner les mathématiques. Parmi les arguments contre, j’en retiendrai deux :
– les mathématiques ne doivent pas être concrètes,
– le matériel ne doit pas être abstrait !
En fait, l’usage de matériel est considéré comme une perte de temps. Il pourrait arriver dans notre cas que des jetons tombent par terre. Pire, une telle activité pourrait susciter chez les élèves une envie de bavarder, surtout si l’on se croit obligé de mettre les tables face à face pour favoriser le travail par groupe… J’ai le souvenir d’un reproche décisif fait aux méthodes proposées par Zoltan Paul Dienes[[Mathématicien et pédagogue d’origine hongroise qui a beaucoup influencé la grande réforme de l’enseignement des mathématiques de 1970.]] : « ça fait du bruit ! »

La tâche

Je proposais donc à des élèves de « réaliser avec des jetons en plastique tous les drapeaux tricolores, à trois couleurs distinctes choisies parmi cinq couleurs ». À chaque fois que j’ai proposé cette activité, je me suis limité à cette consigne[[Cela n’est pas systématique dans mon enseignement, car je suis aussi pour l’exploration libre, qui fait gagner du temps, et pas seulement en maternelle, contrairement à ce qu’énoncent certains spécialistes de l’éducation, qui se posent en défenseurs des classes opprimées…]] de départ. Comme la tâche qui consiste à fabriquer tous les drapeaux risque d’apparaître aux élèves trop longue ou trop monotone, il est essentiel de répéter qu’il est possible d’arriver au bout de cette entreprise en vingt minutes et que cela est très peu au vu des bénéfices que chacun va tirer de cette expérience : comprendre quelque chose qui est considéré comme difficile. Nous devons préciser ce qu’est un drapeau tricolore puis quelle sorte de drapeaux tricolores nous choisissons. Dans notre cas, nous dirons que nous choisissons un drapeau de type français, avec des bandes verticales, sans motifs dessinés, (pas de cèdre ni d’aigle à deux têtes), et avec une hampe.
Cela nous conduit à faire un dessin, représentation légèrement différente de ce que nous avons à manipuler, et nous nous efforçons de refouler des questions « parasites », sur la symbolique de tel ou tel drapeau, sur le nationalisme… (C’est ici que pointe une critique de l’inter ou de la pluridisciplinarité : « oui, d’accord, ces questions sont importantes, mais ce n’est pas le moment ! »)

Les premières réticences

Évidemment il y a ceux qui se lancent avec enthousiasme, ceux qui sont toujours contents d’agir, bref ceux dont la présence nous manque lorsqu’ils sont malades. Il y a ceux qui protestent parce que, disent-ils, ils ne voient pas le rapport avec le programme. Ils considèrent qu’ils ne sont plus des bébés, qu’ils sont là pour faire des maths, (« pour une fois ! » ai-je entendu). Et il y aura toujours au moins un élève pour affirmer que le rôle du prof est de leur dicter un cours, pas de les pousser à s’amuser (travailler ?). Ils ne voient pas là l’occasion d’un apprentissage. Comment le leur rep¬rocher, puisque leurs propos ne sont pas très différents de ceux des spécialistes de toute sorte qui s’affrontent au sujet de l’école…
En mathématiques comme dans les autres matières, une partie de notre travail consiste à (r)établir des rapports de confiance, donc à affronter toutes ces difficultés, et cela nous distingue des machines à enseigner qui ignorent la négociation. Même si l’on a réussi à convaincre que l’usage de matériel ne nous rabaissait pas au statut d’enfant, la partie n’est pas encore gagnée : ce matériel qui existe toujours est réservé à d’autres usages. Il sert à des psychologues ou à des réadaptateurs et quelques-uns de nos élèves ont eu à les fréquenter… et ils ont gardé de très mauvais souvenirs de cette fréquentation. Cela les rend soupçonneux vis-à-vis d’un enseignant qui pourrait chercher à évaluer leur intelligence, à les tester.
Ils n’ont pas encore rencontré dans leur cursus mathématique une évaluation qui aurait eu pour but d’améliorer leurs performances ou si c’est déjà arrivé, ils ne s’en sont pas aperçus. Le contexte de compétition, de sélection et d’élimination est toujours présent[[La plupart de nos élèves ne trouvent pas de place dans les lycées de « la République » !]], et il faut arriver à faire comprendre à tous que nous sommes bien dans un autre univers, que le slogan « Aidez-nous à vous aider ! » est pris au sérieux dans ce lycée.
Ce matériel révèle ce qu’au fond nous savions déjà : l’école s’adresse généralement à ceux qui savent déjà et les autres pensent qu’ils n’ont pas du tout intérêt à montrer qu’ils ne savent pas ! Et n’oublions pas qu’une situation nouvelle est bien souvent source de stress. Le rôle paradoxal de l’enseignant est d’apporter la détente qui contribue à la concentration.
Une fois oubliées les protestations de rigueur, ils se concentrent sur le problème posé, et souhaitent trouver tous les drapeaux sans omission ni répétition comme nous le disions autrefois. Au bout d’une dizaine de minutes, et quelquefois grâce ou à cause de la pénurie de jetons, les élèves se regroupent, et nous pouvons arriver à bout du problème posé, avec deux solutions.

Le raisonnement

Imaginons que les couleurs proposées soient : noir, jaune, rouge, bleu, vert (n, j, r, b, v). Bien entendu, il y a ceux qui partent au hasard et qui ont du mal à repérer les drapeaux qui apparaissent plusieurs fois, et à trouver ceux qui manquent. Et il y a ceux qui systématiquement décident de réaliser tous les drapeaux qui commencent par noir à gauche, puis par jaune, rouge, bleu, etc. : cela signifie qu’ils ont ordonné les couleurs et qu’ils respectent l’ordre qu’ils ont choisi.

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Il faut souvent aider ceux qui sont partis dans cette direction, lorsqu’ils « s’em¬brouillent ». Une fois qu’ils ont avancé dans leur démarche, il est utile de leur montrer ou de leur rappeler le schéma en arbre. Cela n’est pas évident, y compris pour ceux qui ont su conduire la manipulation sans aucune difficulté apparente.
Il y a ceux aussi qui partent avec un choix de couleurs, par exemple rouge vert jaune et qui se mettent à réaliser tous les drapeaux qui utilisent ces trois couleurs (figure 2).

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Il est tout à fait remarquable qu’après avoir trouvé rapidement les six possibilités avec trois couleurs choisies, ils soient arrêtés car ils ne peuvent pas trouver toutes les combinaisons de couleurs.

Des arbres réguliers ou pas

En général, ceux qui ont utilisé l’approche ordonnée, en arbre « régulier », (sans le savoir en général) atteignent l’objectif les premiers, et annoncent qu’ils ont 60 drapeaux. C’est le moment de se remettre ensemble et de faire un point au tableau en présentant un arbre des possibilités (figure 3).

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Pour ceux qui ont commencé par chercher les drapeaux correspondant à un choix de trois couleurs, nous allons nous consacrer à chercher les combinaisons de couleurs qui manquent. Une combinaison est un groupe de trois couleurs, sans tenir compte de l’ordre. Pour obtenir explicitement toutes les com¬binaisons, et avec un peu de chance, certains élèves se dépêchent de réinvestir ce qu’ils viennent de (re)découvrir, l’usage de l’arbre pour dénombrer. Et nous pouvons assister à des déceptions voire du mécontente¬ment, car cet arbre ne peut pas être « régulier ». Puisque cet arbre des combinaisons (figure 4) intrigue et risque d’être refusé avec son aspect biscornu, je tenterai de le faire accepter un peu plus loin en proposant une autre illustration. Se pose la question : une bonne solution doit-elle être obligatoirement simple, ou belle ?

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Bien des élèves ont déjà pratiqué en sixième ou en cinquième l’utilisation d’arbres. Il est curieux de constater que même les mieux organisés, les plus performants ne font pas le lien avec les stratégies qu’ils utilisent. C’est peut-être l’occasion de réfléchir sur l’activité, et de montrer ce qu’est une abstraction. Il y a malheureusement une grande confusion entre abstraction et formalisme, confusion qui semble avoir des conséquences néfastes sur l’enseignement.
Il est intéressant ensuite, en s’armant de quelques triples déci¬mètres et de patience, de retrouver à partir de la solution dite en arbre, la solution avec tableaux de couleurs.
Cela signifie qu’il faut déplacer soigneusement tous les drapeaux qui utilisent les mêmes couleurs et les mettre côte à côte. Point n’est besoin de faire appel au « lemme des bergers[[Manière pédante de dire ceci : « Quand les bergers veulent compter leurs moutons, ils comptent les pattes et divisent par quatre. », voir Wikipédia à cette expression.]] » pour en déduire qu’il devrait y avoir 10 tableaux : on peut risquer un « en 60, combien de fois 6 ? ».

Aller plus loin pour généraliser le résultat

Plusieurs options s’offrent à nous. Nous pouvons étudier le cas des drapeaux bicolores, pour voir ce qui se passe, en conservant le choix parmi cinq couleurs. Nous pouvons aussi essayer d’examiner ce cas tout à fait particulier où il y a autant de couleurs que de cases, puisque tous les élèves ont remarqué que les tableaux de drapeaux tricolores utilisant les mêmes couleurs étaient formés de six drapeaux. Et il faudra sans doute un coup de pouce pour que les élèves commencent par le drapeau à une seule bande qui utilise une seule couleur. Avec notre exemple, il s’agit du drapeau noir !
À nouveau l’usage des jetons permet de construire une récurrence manuelle, que certains découvrent spontanément :

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On voit sur la figure 5 que l’ajout d’une couleur multiplie le nombre de drapeaux. Ainsi, en partant d’un drapeau à 4 cases, il y a 5 emplacements pour ajouter une case de couleur verte. (Attention, il y a un moment où le drapeau devient un peu long, ce qui peut à nouveau prêter à discussion, puisqu’un vrai drapeau n’a pas autant de cases que le souhaite le mathématicien !)

Le passage à la formule

Après cet exercice, nous commençons à entrevoir ce que désignent les termes de permutations, arrangements, et combinaisons, et nous apprécions de pouvoir spéculer sans manipuler les jetons, et de faire des calculs à la main et à la machine. Et le nombre de possibilités grandissant, il est satisfaisant pour tout le monde d’énoncer une ou plusieurs lois. Au point où nous en sommes :
– Les permutations sont les différentes façons d’ordonner un même ensemble de couleurs: si on note le nombre de permutations possibles de n couleurs :
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et pourquoi pas :
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– Pour les combinaisons, c’est plus délicat : c’est plus facile à faire qu’à dire.
Une combinaison c’est une ensemble de couleurs prises parmi les couleurs disponibles, sans les ordonner : une combinaison peut être considérée comme un tableau, ou comme un ensemble de drapeaux, ou comme un unique drapeau qui appartient à l’un des tableaux, ou comme un sous-ensemble de l’ensemble des couleurs.
L’ordre, dit-on, n’intervient pas, mais essayez de prononcer trois couleurs dans le désordre pour voir. Si l’on va acheter de la peinture, est-ce que l’on doit s’adresser au marchand de cette façon, « Je voudrais un tube de bleu, un tube de jaune, un tube de rouge, s’il vous plaît » ou bien de celle-ci, « Je voudrais un tube de rouge, un tube de jaune, un tube de bleu, s’il vous plaît » ?
On l’aura compris, j’amène des élèves, même si ce n’est pas au programme, à comprendre le mieux possible ce que signifie cette formule qui donne les « CNP » :
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Nous ne sommes pas encore arrivé au bout de nos peines. Et je laisse au lecteur le soin de vérifier que

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et que
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puis de faire les traductions nécessaires en français courant.
Nous avons entrevu la possibilité d’un raisonnement par récurrence, nous connaissons sans doute le mode d’emploi de la fonction factorielle de n, mais nous pouvons nous familiariser un peu plus avec ce nombre de combinaisons et essayer de comprendre cet arbre mystérieux (figure 4).
Je me suis inspiré d’une leçon[[Dans Le Matériel Pour L’enseignement Des Mathématiques Delachaux et Niestlé Neuchâtel, Paris 1958 , textes de C. Gattegno, W. Servais, E. Castelnuovo, J.L. Nicolet; T.J. Fletcher, L. Motard, etc.]] intitulée : Progressions arithmétiques d’ordre supérieur (Leçon active avec les réglettes Cuisenaire) par P. Puig Adam. Avec des réglettes Cuisenaire, après avoir déposé les petits cubes de 1cm3 à intervalles réguliers, je demande aux élèves de faire les cumuls successifs des lignes supérieures.
C’est ainsi que nous voyons apparaître en trois dimensions ces fameux nombres combinatoires qui constituent le triangle de Pascal. Et nous pouvons admirer les formes qui peuvent être décrites par les arbres dont j’ai parlé précédemment. Lorsque j’ai décidé de faire cette proposition d’« activité », il était évident pour moi que je n’attendais pas des élèves qu’ils inventent ou découvrent cette formule : je voulais en donner une illustration, montrer ce qu’elle signifiait.

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Les avantages de cette démarche, que l’on pourrait qualifier d’historique, même si nous n’avons aucune preuve que les choses se soient passées ainsi, sont immenses contrairement à celle qui consiste à donner une formule obscure, parachutée, et qu’il faudrait démontrer par récurrence, alors que les élèves ne peuvent entrevoir ni le sens de cette formule, ni le sens de ce mot : récurrence.

L’usage de matériel montre que des élèves peuvent parfaitement utiliser une méthode, ou des méthodes, sans pour autant utiliser le langage et les symboles adéquats[[Bien des mathématiciens aimeraient parler d’emblée d’applications, de suites, ou de listes, de nombre d’injections, de bijections, etc.]] et c’est notre travail de les aider à l’acquérir. Nous essayons d’associer à ces formules déjà là à des significations « concrètes », significations reliées à l’expérience des élèves, expérience dans laquelle j’inclus au moins les nombres entiers naturels, quel que soit leur statut philosophique. En effet, même si les entiers naturels ne sont pas des objets concrets, palpables, ils sont facilement accessibles et ils peuvent être l’occasion d’expériences diverses.
Il est facile de mettre en avant la violence des mathématiques comme savoirs déjà construits pour masquer la violence dont les mathématiques, comme d’autres disciplines, peuvent être le prétexte : refus de voire les difficultés, d’entendre les questions qui sont posées. C’est pourquoi, alors que j’approuve l’utilisation de l’histoire des mathématiques dans une perspective constructiviste, génétique[[L’utilisation de cet adjectif est difficile de nos jours, car il n’évoque plus l’idée de genèse chère à Jean Piaget et à tous ceux qui se reconnaissaient (qui se reconnaissent encore) dans « l’éducation nouvelle ».]], je ne l’approuve pas comme entreprise de légitimation de la violence de l’école qui est une violence exercée par des êtres humains.
Néanmoins il faut rappeler d’autres difficultés. Dans ce texte, je viens d’aborder le cas où l’enseignant connaît à l’avance les chemins que vont emprunter les élèves. Mais est-ce que face à l’inconnu, l’enseignant saura donner les réponses ? L’élève peut très bien emprunter un chemin auquel l’enseignant n’avait pas pensé. Dans ce cas l’enseignant doit essayer de se mettre à la place de l’élève et vérifier si la méthode est valide, et/ou suffisamment explicitée. L’élève peut aussi se lancer dans des travaux imprévus et installer les enseignants dans de véritables situations de recherche ! Quelle attitude conseiller à un professeur de mathématiques qui ne connaît pas la réponse ?
Et le respect du programme ? Nous ne sommes pas les maîtres du temps ; les programmes sont vastes, et nous devons terminer le programme, nous, les enseignants. Alors bien souvent nous préférons le léger voile de peinture qui recouvre l’ensemble à la solide couche qui ne recouvrirait qu’un petit pan de mur…

Bernard Elman, Professeur de mathématiques au lycée autogéré de Paris de septembre 1982 à juin 2005.

bernard.elman@orange.fr