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Donner du jeu…

La proposition des groupements d’élèves s’inspire d’une réforme qui n’a pas vu le jour : celle du rapport Legrand qui proposait de confier un groupe de 100 collégiens à une équipe d’enseignants qui organiserait les groupes d’élèves en fonction des projets, des besoins, de l’avancement, etc. Cette proposition, souvent reprise par André de Peretti, s’appuie à la fois sur l’autonomie des enseignants et leur professionnalisme.
On pourrait aussi partir des expériences innovantes et souvent concluantes d’établissements particuliers : le collège du Ronceray au Mans ou Clisthène dans l’agglomération bordelaise pour reprendre des exemples récents. Tel n’est pas le parti de cette contribution, qui s’appuie :
-sur ce que l’on sait des types de groupements d’élèves et des relations qui s’y nouent entre pairs, du rôle de l’enseignant dans le groupe
-de l’évolution des approches pédagogiques depuis quarante ans, auxquelles les enseignants ont été plus ou moins sensibilisés et qu’ils ont éventuellement intégrées à leurs pratiques.
Nous nous ne intéressons ici qu’à trois des pôles du carré parfait, la problématique de l’interdisciplinarité n’étant pas ici examinée .

Les types de groupe

La question qui nous préoccupe ici est de savoir, du point de vue de la pédagogie, quel type de groupement d’élèves est préférable.
Il existe trois formes de groupement d’élèves qui peuvent être utilisées en même temps, ce qui est rarement pratiqué. En premier lieu, les groupes larges ou groupes d’ancrage rassemblent tous les élèves d’une classe, s’accommodent de l’hétérogénéité (et s’appuient même sur elle) permettent, outre la transmission des connaissances (pas seulement de façon magistrale), l’identification et la socialisation des élèves. C’est dans ce cadre que se font les évaluations sommatives et que sont fixées les modalités de constitution des autres groupes. Les groupes moyens ou étendus rassemblent environ la moitié d’une classe et sont déterminés par des besoins repérés. L’homogénéité y est donc la règle : c’est là que sont faits des exercices d’oral, d’écrit, des travaux dirigés, des exercices de laboratoires, etc. C’est ce que les dispositifs connus au collège et au lycée appellent groupes de besoin. En revanche, les petits groupes rassemblent entre six et treize élèves. C’est là que s’inscrit le mieux le « dialogue pédagogique » (Antoine de La Garanderie), le conseil méthodologique. Contrairement aux idées reçues, l’hétérogénéité y est alors souhaitable.
On peut toutefois exprimer un regret : la pédagogie du projet trouve difficilement sa place dans l’un de ses groupements, si l’on veut la faire vivre à l’échelle d’une classe. André de Peretti plaide, à la suite de Louis Legrand, pour une grande souplesse accordée aux équipes pédagogiques : dix à douze professeurs prennent en charge 75 à 100 élèves, par exemple.

Les situations d’enseignement

Dans un livre qui a connu un grand succès éditorial , Jean-Pierre Astolfi présente trois modèles différents des situations d’enseignement :
– la transmission. Situation traditionnelle, sur le modèle de l’enseignement des Jésuites, prolongé par l’Etat dès l’Ancien Régime, repris par le lycée napoléonien et confirmé par la fondation de l’Ecole Républicaine dans les années 1880. Le maître parle, l’élève écoute, note, répète et s’il pose des questions, c’est sur le seul contenu.
– le conditionnement, qui s’est développé en France à partir des années 60 (à travers la pédagogie par objectifs, l’enseignement assisté par ordinateur, l’utilisation des référentiels) et qui nous vient des Etats-Unis. C’est du moins ce que l’imaginaire collectif en retient.
– le constructivisme. L’enseignant considère alors qu’il faut s’intéresser aux processus d’apprentissage que l’élève met en oeuvre pour acquérir des connaissances, compléter ses compétences. Cette approche s’est développée dans les années 80, sous l’impulsion notable de Philippe Meirieu. Elle accompagne aussi l’histoire des IUFM.
On peut plus raisonnablement dire que ces modèles ne sont que proposés et qu’ils s’ajoutent sans se remplacer. Leur distribution dans les lieux d’enseignement est aussi très aléatoire. On peut également ajouter que l’enseignant, dans sa pratique de la classe, passe parfois rapidement d’une approche à une autre, mais d’une façon décevante ou frustrante. Peut-on faire un cours magistral sur les techniques personnelles d’apprentissage ?
Si l’on y prête attention, on peut s’apercevoir que, si la position de l’enseignant est confortable dans le modèle traditionnel, (il parle et l’élève écoute), elle l’est un peu moins dans le second modèle (puisque l’enseignant doit à chaque étape préciser ses objectifs). Elle devient carrément inconfortable dans l’approche constructiviste : parce que ce processus est largement indéterminé, il ne sera pas facilement reconnu par l’institution et il ne le sera pas davantage par les élèves, pour la simple raison qu’il est difficile à un enfant ou à un adolescent de dire merci à celui qui l’a placé dans une situation inconfortable.
Une quatrième approche existe, mais elle ne se situe pas dans le cadre scolaire, ou alors à sa frontière :
– la médiation pédagogique. L’enseignant est dans ce cas un médiateur entre l’élève et le savoir. Il est alors obligé de prendre en compte toutes les relations complexes qui peuvent exister entre l’un et l’autre. Son approche est encore plus indéterminée que l’approche constructiviste, puisqu’elle doit s’adapter à toutes les situations (scolaire ou non). La progression de l’élève ne peut pas être traduite en termes de résultats, mais de processus. C’est peut-être la seule qui paraisse en mesure de réaliser l’injonction législative: placer l’élève au centre. Au moins pour tous.

Quelle situation d’enseignement pour quel type de groupe ?

Que faut-il retenir de ces réflexions pour la question qui nous intéresse, les groupements d’élèves ?
– le modèle de la transmission qui correspond à l’enseignement traditionnel et magistral s’accommode fort bien des grands groupes d’élèves. A quoi bon dédoubler les classes ou les réduire à 24 élèves, si c’est pour continuer le cours magistral ? Mieux, le cours magistral a besoin de grands groupes: davantage « d’élèves-pilotes » sur lequel l’enseignant peut s’appuyer, et qui peuvent servir de modèles. Les élèves qui ressentent une forte distance sociale ou culturelle avec l’enseignant se sentiront moins perdus dans un groupe plus grand ; toutefois, cette mention mériterait d’être révisée, puisque de plus en plus d’adolescents ne savent pas à quel système de valeurs se référer, ce qui n’était pas le cas, il y a vingt ou quarante ans.
Le modèle du conditionnement convient bien aux groupes moyens, aux groupes de besoin : c’est le lieu idéal où s’entraîner, acquérir des réflexes, signifier une progression. L’enseignant doit alors adapter les exercices aux groupes, vérifier périodiquement la composition des groupes, et… se pencher sur les travaux des élèves.
Le modèle constructiviste trouve naturellement sa place dans les groupes réduits: l’hétérogénéité y est requise pour favoriser le conflit socio-cognitif. Il doit s’agir de groupes fixes, à l’échelle d’une année. Les réunions doivent être régulières, mais pas trop fréquentes: les élèves doivent avoir du temps pour mûrir les réarrangements personnels que les conflits socio-cognitifs ont provoqués. Il n’est pas bon d’être déstabilisé toutes les semaines… Les enseignants tentent parfois l’approche constructiviste, qui avec 18 élèves, se mue en un cours magistral sur les méthodes de travail !
Il convient de trouver un dosage adapté…
Les conséquences pour les emplois du temps des collèges et lycées sont simples à tirer, sinon à mettre en oeuvre:
– les grands groupes, appelés justement groupes d’ancrage ont une place fixe et majoritaire dans l’emploi du temps.
– Les petits groupes ont également une place fixe et une périodicité variable en fonction de l’âge (par exemple 3 semaines en 6ème ou 6 semaines au lycée).
– Les groupes moyens peuvent s’imaginer par quinzaine, mais deux matières ne doivent pas coïncider à la même heure pour le même groupe d’élèves (comme c’est souvent le cas).

Donner du jeu

Il convient aussi d’éviter une dérive : imaginer que des enseignants chevronnés et titulaires donneraient les cours magistraux, pendant que d’autres personnels (auxiliaires, assistants, voire vacataires) s’occuperaient des petits groupes ou des groupes moyens sous la direction (nécessairement lointaine) des professeurs. Ce mode de fonctionnement, qui n’est pas sans rappeler celui de l’Université, ne conviendrait même pas pour des adolescents qui n’ont pas encore fait des choix durables.
Quant à l’idée de s’en remettre au choix des enseignants, en fonction de leurs disponibilités ou de leurs aptitudes, elle n’est pas satisfaisante : les élèves et leurs enseignants doivent se connaître et la variété des groupements, des situations peut fournir des occasions de lever des malentendus qui peuvent naître entre eux. Voilà qui plaide en faveur d’un pilotage à l’échelle de l’établissement.
Bien évidemment, tout ceci n’est possible qu’à la condition de s’accompagner d’un effort de formation des enseignants. Ceux-ci sont plus rompus au cours magistral (même si, dialogué, les enseignants se défendent de le pratiquer) qu’à la démarche constructiviste.
S’agissant enfin de la médiation pédagogique, on peut affirmer qu’elle trouvera difficilement sa place dans une institution. Un médiateur est une personne dont l’action s’inscrit dans la liberté: il peut lui être difficile d’être partie prenante de situations scolaires organisées, déterminées ou assumées par l’institution, puisqu’un des ressorts de son action est d’amener le sujet à reconsidérer éventuellement sa propre situation scolaire.
La médiation pédagogique nécessite de longs détours pour lesquels l’heure de cours ne suffit pas. Si l’institution s’intéresse vraiment aux élèves décrocheurs, il y a là une piste à ne pas négliger.
Il nous faut donc plaider encore une fois pour des groupements variés d’élèves qui pourront donner du jeu. L’élève, à travers ces situations différenciées, où il pourra rencontrer les mêmes adultes se sentira à l’aise pour oser donner du « je ». A son rythme. En toute liberté.

Le modèle d’enseignement qui place réellement « l’élève au centre » trouve (actuellement) difficilement sa place dans l’institution ! Mais on pourrait avancer paradoxalement qu’il serait utile de remettre d’abord l’enseignant au centre… de sa vie professionnelle ! C’est-à-dire lui donner du pouvoir sur son cadre professionnel (organiser des groupes d’élèves et demander des formations adaptées) dans un cadre collectif (les différentes dimensions de l’équipe éducative) et régulé (l’établissement au moins).

Olivier Masson