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« Donner à la parole des élèves une légitimité qui lui est habituellement déniée »

Qu’est-ce qui a motivé la publication d’un dossier des Cahiers pédagogiques sur la parole des élèves ?

Le constat que, dans nombre de classes et d’établissements, les élèves ont peu la parole, et quand ils la prennent, ne sont guère écoutés, et quand ils sont écoutés, cela n’a guère d’effet pratique. La parole des élèves n’est pas suffisamment prise en compte à l’école, pas assez prise au sérieux. D’où, par exemple, le turn-over des délégués de classe, qui est moins un indice démocratique que la conviction par l’expérience de ne pas servir à grand-chose.

Il s’agissait donc de donner à cette parole une légitimité qui lui est habituellement déniée dans notre système scolaire. Il nous semble qu’il y a deux raisons principales à cela.
La première, c’est que l’institution scolaire s’est construite essentiellement sur la prédominance de l’écrit : c’est par l’écrit, dans l’écrit, qu’elle évalue et qu’elle mesure vraiment l’acquisition des apprentissages scolaires, mais aussi la conformité par rapport à une norme sociale. La trace écrite est toujours révélatrice de la manière dont on s’est approprié ou non tout un ensemble de codes qui sont propres à une langue et à une culture. Bien sûr, on pourrait en dire autant de l’expression orale, tout aussi normative, mais l’écrit sert de « pièce à conviction » : c’est l’épreuve écrite, par exemple, qui est déterminante à l’examen, et les épreuves de « rattrapage » sont des épreuves orales ! C’est dire la hiérarchie implicite, dans notre système d’évaluation et de sélection, entre l’oral et l’écrit.

Or, y a-t-il nécessairement moins dans l’oral que dans l’écrit ? C’est l’une des questions que pose ce dossier, en montrant que la parole sert aussi à se construire, parce que l’on se construit dans et par sa parole, à réfléchir, parce que la parole est le support de la pensée, individuellement et collectivement, et à prendre sa place dans un collectif, parce que l’on teste si sa parole pèse ou non dans l’institution, toutes choses que l’école a peut-être encore du mal à reconnaître comme étant fondamentales.

Ce qui conduit à la deuxième raison pour laquelle la parole n’est pas suffisamment prise au sérieux à l’école, et qui justifiait que les Cahiers s’emparent de cette question. Cela a été dit déjà abondamment : l’adolescent, et a fortiori l’enfant, dont l’étymologie signifie « qui ne parle pas », ne sont pas assez considérés comme des « interlocuteurs valables », selon la désormais célèbre formule de Jacques Lévine, que nous avons reprise à notre compte dans la présentation du dossier.

Pensez-vous que développer la parole des élèves représente un enjeu pour les adultes acteurs de ce système?

Le plus souvent, soit les adultes considèrent que les élèves s’expriment mal, de manière non conforme à leurs attentes, soit ils considèrent que cette parole est vide, inepte, insignifiante. De ce point de vue, quand un élève s’exprime à l’oral, c’est soit pour bavarder et troubler le silence de l’étude, soit pour formuler des opinions, des croyances, bref, des contenus de pensée sans véritable valeur.

Nous forçons un peu le trait ici, car le rapport de l’école à la parole des élèves évolue énormément, ce dont témoigne heureusement ce dossier, mais d’un autre côté, le temps n’est pas si loin où la parole des élèves en classe, y compris lorsqu’elle interagissait directement avec l’enseignement du professeur, était à peine tolérée. Pour preuve, ce passage, qui semble ahurissant aujourd’hui, d’un rapport de l’Inspection générale de philosophie sur « L’état de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008 », où il est écrit ceci, à propos du « cours magistral dialogué » qui devient la nouvelle norme en matière de pratique pédagogique chez les professeurs de philosophie : c’est « un cours prononcé et assumé par le professeur, mais qui tolère les questions et interventions des élèves, voire leurs objections » (État de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008, groupe de philosophie, Rapport à Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, septembre 2008, p. 16).

Et un peu plus loin, on apprend que « le soin de laisser construire les choses par les élèves, de les laisser trouver, en les aidant ou les guidant plus ou moins, ralentit considérablement le rythme de la progression, sans que le gain en compréhension soit toujours corrélativement conséquent. » (même ouvrage p. 16). L’institution, ici représentée par l’Inspection de philosophie, ne peut être plus éloquente dans son mépris à peine dissimulée de la parole vivante des élèves qui posent des questions et formule des objections. Cette parole est à la limite « tolérée » quand elle ne ralentit pas trop la « progression » du cours, c’est-à-dire la parole du maître.

C’est pourquoi nous pouvons nous réjouir de voir, a contrario, à travers de nombreuses contributions de ce dossier, les pratiques pédagogiques favorisant la pensée réflexive des élèves à travers l’expression orale conduite selon des modalités diverses et variées, mais toujours très heuristiques.

Que retenez-vous du travail sur ce dossier ?

D’abord, le nombre de propositions reçues, soit plus du double des articles figurant dans le dossier. Il a été difficile, parfois, de refuser certaines propositions en raison du manque de place, mais cela signifie au moins que cette question interpelle le monde enseignant et qu’il y a beaucoup à dire, et surtout à faire, pour donner toute sa place à la parole des élèves à l’école. Nous avons d’ailleurs tenu à donner la parole aux élèves, en rognant sur le discours dominant des éducateurs, pour que le dossier ne soit pas seulement sur les élèves, mais avec eux…

Le dossier recense des situations ou l’on donne la parole aux élèves, où ils peuvent la prendre, où elle permet de se construire, de penser, de représenter ses camarades et de s’exprimer sur la pédagogie, le fonctionnement de la classe et de l’établissement. Cela passe par des démarches, des méthodes actives, des dispositifs, des « institutions » (au sens de la pédagogie coopérative).

Les expériences relatées sont prometteuses. Nous espérons que ce dossier donnera envie de prendre la parole des élèves en considération, de dynamiser les pratiques qui œuvrent dans ce sens.

Enfin, nous avons été frappés par le nombre de propositions qui concernent soit le niveau primaire, soit des expérimentations pédagogiques un peu « hors norme », comme si donner la parole aux élèves était encore une pratique marginale. Plus on se rapproche des « classes à examen » et des paliers de sélection vers le supérieur, plus on a le sentiment que la parole des jeunes s’amenuise ou reprend la place qu’elle a peut-être toujours occupée dans l’imaginaire de l’institution scolaire : un bruit de fond !

Mais les choses n’en resteront pas là : la prise de conscience collective, notamment depuis les attentats de 2015, que l’école doit aussi former des futurs citoyens, finira sans doute par favoriser la prise en compte de cette parole, dans la classe mais aussi en dehors de la classe, et lui donner la valeur et le rôle qui lui revient de droit dans une société qui se veut républicaine et démocratique.

Propos recueillis par Cécile Blanchard