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Dire « oui » ou hocher la tête

Le petit enfant débute dans la vie avec la conscience progressive de son corps. Au début, cette conscience n’agit que quand quelque chose en lui va mal. En pleurant, il « résout » la sensation désagréable. Petit à petit, il se rend compte que quelqu’un d’autre le résout pour lui, qu’il lui faut parfois attendre, etc. L’éducation s’apparente à l’acceptation de cette dépendance envers les autres et de la faiblesse de notre propre volonté. On ne peut pas tout faire, et on ne peut pas changer le monde (enfin pas complètement, et pas tout de suite). Le corps n’attend pas, il doit boire quand il a soif et dormir quand il est trop fatigué ; c’est le mental qui peut faire supporter de différer cette commande dans le temps. Ce retard nécessaire arrive par le langage, et le langage fait de l’autre un réciproque (je suis un autre pour l’autre) et pas un serviteur absolu. Autrement dit, arrivent avec le langage symbolique la loi et la limitation de la liberté.
Dans ce grand récit de la vie, présenté brièvement ainsi, l’école maternelle[[Bien que personne n’en parle, il y a un problème à nommer l’école des plus petits école maternelle. D’une part, une école ne devrait pas « parentale » ; d’autre part, la recherche d’égalité entre les hommes et les femmes est contradictoire avec cette identification institutionnelle de la femme et du jeune enfant et devrait fâcher.
L’auteur de cet article travaille en maternelle et cela ne fait pas de lui une mère, pas même une femme. Dans la suite de cet article, il parlera donc d’école enfantine. Philippe Meirieu propose, quant à lui, « école première ».]], prosaïquement, pourrait être un accélérateur de l’entrée dans le symbolique, dans le langage. Elle serait une mise en forme du chemin qui fait passer de la toute-puissance perçue à la communauté des humains. Il vaut mieux préciser qu’entrer dans le symbolique ne signifie pas quitter le corps, mais rajouter la dimension humaine fondamentale : la capacité de transférer d’une personne à une autre des « choses » abstraites et qui cependant font agir.
Deux réflexions de collègues m’ont incité à écrire cet article : « Mes élèves font comme en maternelle, ils s’arrêtent quand tu leur parles et recommencent dès que tu ne les regardes plus. » Tout se passe comme si le symbolique n’était pas en eux et ne fonctionnait pas. Quand l’enseignant leur demande quelque chose, ce n’est pas la signification des paroles qui compte pour eux, ce ne sont pas les mots dits, c’est le regard, la monstration par l’adulte de son mécontentement. C’est immédiat et cela cesse dès que cette « pression » cesse ; les enfants reprennent leur activité là où ils l’ont arrêtée. Et : « Ils ne sont pas raisonnables. Tu ne peux rien faire sans leur accord et tu ne peux pas obtenir leur accord par la discussion. » Cela définissait un objectif de l’école enfantine : acquérir le métier d’élève, par l’apprentissage, par le « faire » ; recevoir une consigne comme une « commande » ordinaire et ne pas se sentir dominé de devoir la satisfaire. Il s’agit, comme Montaigne le disait il y a très longtemps, d’instituer les enfants, de les faire entrer dans les institutions que les hommes ont créées et de faire entrer les institutions en eux, qu’ils se les approprient. Il s’agit de passer d’un comportement guidé par la satisfaction immédiate à un comportement collectif communicable, négociable…

Certains élèves « font ce qu’ils veulent », selon l’expression consacrée, quoi qu’on leur dise. L’un d’eux, par exemple, va régulièrement chercher une voiture qui lui plait dans la classe à côté quand il n’y a personne. D’une manière générale, il est très envieux des objets que possèdent les autres, les leur prend, surtout si ces autres jouent bien avec, comme si la passion du jeu était dans le jouet et pas dans le joueur, et frappe si l’autre l’en empêche ou se montre mécontent. Il s’échappe de la récréation et retourne en classe pour jouer seul. Il arrive à faire le travail demandé, à respecter une consigne, s’il est guidé pas à pas et « soutenu » par la présence et le regard de l’adulte.
Certains élèves ne sortent pas leur voix et hochent la tête pour répondre oui ou non. C’est un symptôme. Leur corps envoie des signes, mais ils ne pratiquent pas ou peu le langage articulé, qui est le langage proprement humain, précis, subtil.
Les chansons à gestes sont censées faire un pont entre l’expression corporelle initiale et l’expression articulée sociale. On rencontre des élèves qui font beaucoup de choses pour casser ces moments collectifs, en tapant des pieds ou des mains, par exemple. Ils les attrapent comme une occasion d’en développer les gestes, de prendre tout l’espace, de s’agiter, jusqu’à empêcher le travail de se faire, de bloquer cette liaison entre corps et symbolique que ces chansons promettent. Il est difficile de savoir s’ils résistent à la responsabilité qui va sortir de l’acception de la loi sociale et qu’ils perçoivent inconsciemment, ou s’ils sont déjà suffisamment déstructurés pour ne pas oser entrer dans le symbolique[[Boismare décrit et analyse cela dans L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod 1999 page 15 et sq. (notamment le passage en italiques p 17)]]…
Ce type de comportement ne relève pas du cognitif. Ces enfants ne prennent pas ce type d’attitude parce qu’ils ne sauraient pas que ce n’est pas la commande institutionnelle ou les règles de la socialité, du vivre ensemble. Il faut rappeler la loi, certes, punir, mais ne pas escompter que cela puisse suffire. Il n’y a de réponse que singulière dans une relation singulière à l’enseignant, à l’occasion du travail de la classe. Relation à l’enfant, et à la famille aussi. L’école enfantine est l’institution par excellence pour que cette peur d’apprendre puisse diminuer, voire se résoudre, dans le développement de l’expression verbale.

Aurélien Péréol, professeur des écoles à Paris.