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Deux générations pour un même rêve

Changer l’école, nous y œuvrions avec l’assurance que notre travail avait du sens. Pourtant, la distance qui sépare l’école d’aujourd’hui de celle que nous pensions contribuer à bâtir est si grande ! Nous n’étions pas forcément des militants, mais des gens très engagés dans leur travail, ayant en partage une « certaine » conception de l’école – je vais dire républicaine pour faire vite – préoccupés par l’échec scolaire et son caractère socialement sélectif. Nous sommes à la fin des années 70 ; ceux que je vais évoquer, pour la plupart, ont, en gros, la trentaine et une expérience d’enseignant ; ils sont à plein temps chercheurs à l’INRP (Institut national de recherche pédagogique) ou déchargés d’une partie de service d’enseignement. Ils sont très différents et ne se connaissent pas tous entre eux : Rémi Brissiaud (RB) et Anne-Marie Chartier (AMC) sont associés à l’équipe de mathématiques ; Brigitte Perterfalvi (BP), à celle de sciences (conduite par Jean-Pierre Astolfi) ; moi-même, je suis chargée des recherches de français en collège ; tous, nous sommes dans le département dirigé par Louis Legrand. André Chervel (AC) intégrera en 1984 le service d’ Histoire de l’éducation que rejoindra AMC plus tard, et Marianne Hardy (MH) travaille au CRESAS (Centre de recherche sur l’éducation spécialisée et l’adaptation scolaire).

C’était une époque pleine de promesses. Symbole fort de démocratisation de l’école, le collège « unique », institué en 1977, se met en place ; la formation permanente se systématise dans les MAFPEN où nous intervenons en nombre. A l’INRP, des possibilités exceptionnelles de travail sont offertes : ceux d’entre nous qui ont besoin d’observer des classes y entrent aisément, nombre de recherches associent des professeurs et des maitres qui peuvent avoir des décharges de service ; nous avons les moyens d’être solidement amarrés au réel que nous étudions. Les banlieues populaires sont pauvres, mais on y enseigne encore dans des conditions normales.

Avec Louis Legrand

Le service dirigé par Louis Legrand s’appelle « Service des études et recherches pédagogiques », cela signifie que les savoirs disciplinaires ne sont qu’une des dimensions de nos recherches : « le souci de la pédagogie a bel et bien quelque chose à voir avec celui de la démocratie. Et le refus de la pédagogie doit être mis en face […] de ses conséquences politiques » écrivait-il. Après son éviction, ce département se nommera « didactique des disciplines »… Nombre de nous ont conscience de construire un projet pour l’école, qu’inspirent les travaux du GFEN, du CRAP et d’autres précurseurs comme Freinet, Langevin, Wallon… on se forme réciproquement, et ça discute sec dans les équipes : « On n’était pas dans une position hiérarchique. Il y avait toute la réflexion théorique partagée, et c’est ça qui était fort… Un modèle élabore des théories qui tombent à plat, mais là, l’élaboration était collective. Et on rigolait beaucoup » (BP) ; « Que tu sois instituteur ou professeur d’université, tu pouvais avoir une idée de recherche » (MH).

La recherche-action est mise en œuvre par nombre d’équipes. Dans la mienne, on expérimente dans quarante collèges « tout-venants » le travail des élèves en groupe, les groupes de niveau-matière, le tutorat, l’interdisciplinarité et le travail en équipe, la pédagogie de projet, les démarches expérimentales. Au CRESAS, « on avait mis en place la recherche-action, un modèle coopératif où les rôles étaient bien marqués, avec autoévaluation régulatrice… On cherchait à équilibrer les relations entre enfants et adultes, adultes enseignants et femmes de service et on a mis sur pied des stages de pédagogie interactive » (MH) ; en sorte que « professeurs et chercheurs partageaient les deux positions, le côté distancié et le côté immergé » (BP). On lutte contre l’orientation précoce, contre l’école « classante ». On est souvent heureux des résultats : « Ça a changé beaucoup les choses sur le moment, à l’époque, et pour les enseignants, et pour les élèves » (BP).

La volonté de moins d’échec scolaire

Certes, la pédagogie n’est pas la seule entrée des recherches : les disciplines académiques qui se développent – psychologie cognitive, psychologie de l’enfant, linguistique, sociologie de l’éducation, savoirs disciplinaires « savants » – irriguent le travail, l’histoire des disciplines le met en perspective : « L’Histoire m’a paru être un élément qui révèle beaucoup de choses sur la réalité des institutions dans lesquelles on vit, et elle permet aussi d’anticiper. Je considère que je suis un militant de l’école d’une autre façon en apportant des connaissances là où il n’y en avait pas » (AC). L’interrogation sur les savoirs d’enseignement est plus ou moins centrale selon les équipes, dans ces temps de redéfinition des programmes : « La rénovation des contenus d’enseignement m’a fait m’agréger aux groupes d’ERMEL pour trouver des voies permettant aux praticiens du primaire de pratiquer une pédagogie active des maths modernes. Mon travail était surtout d’écrire dans une langue lisible et précise les propositions issues des interactions entre instits et matheux. » (AMC) : « Oui, on voulait une école avec moins d’échec scolaire, j’étais au GFEN, au bureau national, donc je recherchais un objectif scientifique cohérent avec mon engagement pour une école qui crée moins d’échec scolaire. » (RB).

Le CRESAS

Pédagogie ou contenus, innovation pédagogique ou élaboration de propositions alternatives sur les apprentissages disciplinaires ? Les deux pôles sont en tension déjà dans les recherches, en des temps où les « pédagogues » ne sont pas encore stigmatisés… « La meilleure façon de comprendre l’échec scolaire, ce n’est pas de regarder le développement de l’enfant, c’est l’école qu’il faut regarder », nous disaient des instituteurs… « La force du CRESAS, c’est d’avoir combiné la recherche sur l’enfant et la recherche sur l’école » (MH). Réfléchir sur les questions de la norme, des enseignements formels de langue, de la place de l’oral, du statut de la culture scolaire, etc., dans cette communauté, en ces temps ouverts de « démocratisation » de l’école obligatoire, tout ça me va bien.

L’emprise de l’université et des savoirs académiques va se faire plus forte, aux dépens de la recherche de nouvelles formes de travail et de gestion de la classe : la didactique soucieuse de contenus « scientifiques » va précipiter le discrédit de la pédagogie. Bien des pédagogues s’en inquièteront – Legrand, Astolfi, Meirieu. Moi qui, après des études de lettres classiques, ai découvert avec éblouissement la linguistique, je vacille parfois ; parmi mes responsabilités, celle de « coordonner » l’incoordonnable : j’assiste un peu éberluée aux débats et aux exclusives des « groupes de linguistique appliquée » : les équipes Chevalier (référence prévalente Chomsky), Martinet (référence exclusive Martinet), Charaudeau (références variées), composées d’universitaires et de professeurs du secondaire, travaillent chacune séparément à une mise en cause de la grammaire traditionnelle et à des propositions alternatives. Au fil du temps, l’influence dans les équipes de « gens de terrain » porteurs de connaissances pratiques s’affaiblit, tandis que croit l’attention à la rénovation des contenus éclairée par les disciplines savantes.

Les dérives universitaires

Les équipes de l’INRP se sont « universitarisées » et des éléments critiques de bilan rétroactifs en témoignent : « La recherche a été trop contrainte par des préoccupations autres que celles de l’école – de carrière, de labo, de l’université etc. Ça a été un frein considérable. » (BP). « J’ai eu une crise, j’ai eu peur de culpabiliser les gens… Est-on aussi certain que la démarche qu’on propose aux adultes soit transposables aux enfants ? » dit RB (il va quitter l’équipe). En somme, on perd progressivement ce qui faisait la force de la recherche à l’INRP, la parité terrain-chercheurs. La conception de la relation théorie-pratique restait finalement toujours « descendante » et imposait une conception surplombante d’un Savoir (ici les maths, ailleurs la linguistique, la biologie, etc.) qui s’inscrivait dans un modèle réducteur de « transposition didactique »…Des travaux d’historiens (Chervel) remettaient en cause ce modèle en montrant la fécondité inventive des pratiques enseignantes au XIXe siècle et me faisaient penser que la « transposition didactique » n’était pas un invariant de la forme scolaire, mais un effet récent de la hiérarchie « formateurs secondaires/formés primaires », instituant dans les écoles normales une double culture de référence… (AMC).

A moi aussi, il semble que s’est alors instituée une sorte de division de travail, la « vérité » scientifique sur ce qu’il faut enseigner étant du ressort de l’université. Je vacille lors de la promulgation des programmes de français de 1996, tracés en ligne droite depuis les sciences du langage sans égard pour l’effort qu’ils réclament des enseignants ni pour la clarté de l’enjeu qu’elle constitue pour eux et leurs élèves ; tracé qui suppose, de manière consciente ou non, l’homologie entre recherche linguistique et savoir à enseigner. Chervel, pour comprendre l’hégémonie des linguistes sur ce qui s’appelle maintenant la didactique du français, a proposé récemment (2010) cette explication : « Quand on connaît les difficultés considérables du recrutement dans les universités, le régime de concurrence et de rivalité qui y règne, l’obligation croissante faite aux chercheurs d’obtenir la validation de leurs recherches, on comprend mieux la pression que les disciplines savantes (en l’occurrence la linguistique universitaire) exercent sur la discipline scolaire, objet de leur sollicitude ». On comprend pourquoi AMC poursuit : « J’ai donc cherché de plus en plus à redonner leur place aux pratiques ordinaires (et non pas exceptionnelles) dans la formation et dans les recherches sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture ».

De la recherche à la formation

Et maintenant, que disent ces jeunes femmes, parmi toutes celles et ceux que j’ai rencontrés, dans la formation ou lors d’enquêtes, et que j’ai choisi d’interroger pour les avoir senties proches de nous autres, les « vieux chercheurs » ? Elles ont aujourd’hui l’âge qu’on avait… Elles n’ont pas bénéficié du temps de recherche et de partage dont je viens de parler, elles ont eu une formation sur laquelle elles portent un regard mitigé dans ces institutions (les IUFM) censées réaliser un équilibre entre formation théorique et pratique : « Il y avait quelque chose de désespérant, parmi ceux des formateurs qui donnaient sens à leur métier, mais un peu aigris, un peu désespérés, parce qu’ils trouvaient que les étudiants ne se battaient pas. La passation de relais ne se passait pas bien. » (Julie S.). Ce qui leur manque en effet, c’est une réflexion, lors de la formation, sur le sens, comme elles disent, les finalités de l’école : « Qu’est-ce que je propose à mes élèves comme modèle de société, dans quel modèle éducatif, ça prend place ? Questions loin de la recherche, de la formation, on n’en parle jamais. » (Marie R).

Toutes cependant affirment qu’elles suivent une vocation, construite enfant dans l’amour de la littérature : « J’ai fait ce métier après une rencontre avec la littérature ! Quand il y a une passion, quelque chose qui vous anime, on veut transmettre ! Cette décision a été prise en 5e ! » (Valérie D.). « Je vais pouvoir me lever le matin en sachant ce que je vais faire dans la cité », prévoyait Julie S., adolescente. Aujourd’hui, Marie R affirme : « Je suis complètement à ma place, là où je voulais être, pas dans un ghetto, ni dans un collège de centre ville, c’est un collège populaire, toutes les catégories sociales sont représentées ». Sarah C. a fait la demande d’être en zone sensible, mais s’y est épuisée après dix ans : « Moi, j’ai toujours enseigné dans les ZEP. Mais dans un établissement trop bourgeois, c’est pas la même humanité. C’est très difficile de quitter les ZEP, mes élèves me manquent ».

Des préoccupations de terrain

Ce qui émerge cependant de tous leurs propos, c’est la solitude, ou le sentiment d’être abandonnées : une seule des quatre peut compter sur une équipe d’établissement solidaire et efficace. Julie S., encore stagiaire, comptait sur l’inspectrice pour parler des problèmes de ses élèves roms : Elle m’a dit « vous vous occupez beaucoup trop des enfants en difficulté, et c’est pas ça votre travail » et ça m’est resté dans la tête, et je me suis dit, « je me suis peut-être trompée de travail ! La lourdeur, se sentir seul, et qu’il n’y ait pas de travail d’équipe, même si on est entouré d’enfants, de gens, on est seul ». C’est dans un stage de pédagogie institutionnelle « passionnant » qu’elle a trouvé la communauté dont elle avait besoin, et des outils par lesquels « chaque jour les enfants apprennent quelque chose ! Cette pédagogie-là fonctionne, elle peut fonctionner dans l’institution classique si on trouve des alliés, sinon, on s’essouffle ».

Trente-cinq ans après, devant les résultats décevants des travaux de didactique qui se sont pourtant multipliés de manière exponentielle, à voir l’état actuel de l’école pour tous (les résultats des classes populaires en baisse, la multiplication de ceux à qui dix ans d’école donne à peine un fragile savoir en lecture, la corrélation entre origine sociale et destin scolaire marquée en France plus que partout, la diminution du militantisme pédagogique etc.), comment qualifier l’horizon intellectuel dans lequel nous inscrivions notre activité, voire notre activisme ?

Pour une pédagogie du partage des pratiques et des savoirs

Les jeunes professeurs du primaire et secondaire que j’ai sollicitées en appellent toutes à plus de partage, entre collègues, entre élèves, entre parents d’élèves. Je crois bien que c’est cela qui irriguait les innovations de « notre temps », dont on pensait naïvement qu’elles feraient « tache d’huile » par l’évidence même de leur statut de valeurs partagées et de leur efficacité : une école pour tous, les équipes mixtes chercheurs et maitres, les classes hétérogènes, le tutorat, le travail de groupe des élèves, la pédagogie différenciée, la coopération dans la classe, l’attention à la parole des élèves, la réflexion collective sur les obstacles, la gestion du temps, les progressions etc. Finalement toutes ces dimensions relèvent du partage, de la solidarité. Dans l’affaiblissement de la solidarité, François Dubet[[François Dubet, La préférence pour l’inégalité, Seuil, Paris, 2014, p. 13 et 14.]] voit une marque de notre temps.

Était-il alors utopique d’y croire ? Non, et je pense toujours valides cette pédagogie du partage des pratiques et du savoir, comme l’est le mot d’ordre du GFEN « Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs ! » ; mais c’est évidemment plus difficile maintenant, dans cette société « plurielle, ouverte, individualiste », dit encore François Dubet, lequel pense qu’il faut inventer de nouveaux modèles de solidarité, qui seront différents de celui qui faisait consensus dans la « société social-démocrate des années de croissance européenne ». C’est à l’œuvre, dans ces mouvements si divers, ceux qu’on voit tenir bon ou ceux qu’on voit surgir, dans l’école et hors l’école, mais il y a du pain sur la planche.

Danièle Manesse
Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle