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Des sens à la sensibilité : quelle éducation ?

Ce titre [[Tout titre est un palimpseste qui s’annonce avec le cortège d’histoires de ses épiphanies : celle de ses spéculations avortées et de ses formulations natives ; celle des enthousiasmes et des douleurs de son engendrement, des intuitions porteuses et des premiers doutes portés sur son désir d’exhaustivité ; celle de ses carences, de ses oublis et de ses omissions ; celle des trouvailles fulgurantes de mots précipitateurs de sens et celle de ses bifurcations soudaines et parfois réversibles ; celle des repentirs, des renoncements et des deuils qui ont conduit à l’amputer de ses primes espérances ; des controverses et parfois des conflits qui ont accompagné sa rédaction et dont il demeure à jamais scarifié ; des nécessaires et laborieux compromis qui ont travaillé à ce qu’on se résolve à le mouler puis, à le délivrer dans sa forme présente, vif de remords, lourd d’incertitudes et d’insatisfactions, témoin de l’équilibre instable d’une pensée en suspensL’histoire peut en être plus ou moins secrète, celée, décryptable ou effacée. Mais le scribe se prend parfois à espérer chez le lecteur la mise en route de cette curiosité, de cette patience et de cette intelligence qui lui permettraient de subodorer, tapie sous le titre définitif, l’existence de tout un monde de questionnements potentiels auquel il a fallu, chemin faisant, renoncer.]] laisse entendre que  » des sens  » – saisis par le biais du sensoriel et de son appareillage (physiologique, biologique, neurologique), il s’agit de passer à la  » sensibilité « , qui désigne l’usage d’un dispositif dans une culture spécifique, et ceci grâce à une  » éducation « . Autant dire que l’on ne s’intéressera pas ici à la vue mais au regard, non à l’ouïe mais à l’écoute ; moins au goût qu’à la dégustation et la sapience (le savoir goûter) à l’odorat qu’à l’olfaction et la sagacité (le savoir humer), plus le tact – dans son acception première comme dans celle, métaphorique, qui nomme le respect des distances qui règlent la civilité que le toucher. Ce ne sont donc pas principalement les sens – les organes des sens dans l’acception biophysique du terme, ni même les sensations qui feront l’objet des diverses réflexions présentes dans ce dossier. Non, ce qui nous intéresse, c’est le sensible, la sensibilité.

Quand les sens produisent du sens

Prenons l’exemple du regard comme modalité sensible de la vue – celui des sens que la culture occidentale a le plus valorisé au détriment des autres – Le regard est au cur de toutes nos activités. Et nos sens – en l’occurrence : la vue – ne nous livrent jamais directement une image du monde, mais la mettent à l’épreuve. En effet, ce que l’il déchiffre au contact de son environnement alimente une expérience perceptive du monde qui, au gré des codes visuels qu’elle favorise et qu’elle engramme chez tout individu, devient progressivement normalisation du monde. La vision, au-delà de la prise en compte de  » l’outil visuel  » (il, voie optique, cortex, aire profonde associative, image cérébrale), est donc un fait social majeur et – ainsi que le remarque Anne Sauvageot [[Cf. bibliographie.]]  » il est étonnant que les sociologues ne s’y soient pas intéressés à la mesure de son importance, laissant aux psychologues et cogniticiens le champ de la perception visuelle.  »

De fait, lorsque l’on parle communément de vues, de points de vues ou de vision du monde, on ne s’interroge jamais suffisamment sur la façon dont une culture, une société, rendent visible ce  » monde « .

Mais, s’il est socialement produit, s’il est aussi producteur de social, le regard est encore générateur de savoir.  » La construction du savoir emprunte à l’organisation du voir ses principes structurants de telle sorte que l’évolution des schémas perceptifs entraîne avec elle celle des rationalités.  » nous dit encore Anne Sauvageot. Cela nous permet d’ailleurs d’analyser les phénomènes qui, via les médias audiovisuels par exemple, vont structurer notre regard, notre écoute et notre imaginaire – c’est-à-dire notre rapport à nous-mêmes et à autrui – dans les prochaines décennies. De nouveaux modes opératoires de la vue, de nouvelles modalités du regard vont en effet engendrer non seulement de nouveaux modes de connaissance et de nouvelles sensibilités, mais aussi, en sourdine, implicitement, sans que l’on y prenne garde, tout un autre social. Et malgré les recommandations de multiples rapports d’experts, l’école continue d’achopper sur ces questions. Comment pourtant penser la démocratie dès lors que la majorité des récepteurs d’images sont analphabètes dans le domaine ? Qu’adviendra-t-il d’une société dans laquelle les images sont omniprésentes et dont seules quelques  » élites  » sont capables de lire le propos, en prenant de la distance et en décryptant les mécanismes de production ?

Ce qui se laisse entrevoir à travers cet exemple du regard pourrait évidemment être repris, point par point pour l’écoute, la dégustation, l’olfaction, le tact, la kinesthésie. C’est à partir de cette question des enjeux, traduite en termes de finalités puis éventuellement d’objectifs que l’on peut aborder la notion  » d’éducation « , notion qu’il va bien falloir confronter à une autre, celle de  » socialisation « .

Éducation à la sensibilité, éducation à la démocratie

Éduquer la sensibilité, n’est donc pas seulement s’efforcer de réaliser un développement plus ou moins approfondi d’une  » dotation initiale en capital sensoriel  » dans une culture donnée [[Développement qui viserait à parfaire l’achèvement de l’être humain, lequel – ce malheur est également sa chance – vient au monde inachevé.]]. Ni même de s’appliquer pour que ce développement respecte un équilibre entre les différents sens, lequel ne peut se concevoir en dehors des paramètres de ladite culture [[La culture occidentale privilégie les sens du lointain : la vue et l’ouïe, et tient en méfiance les sens de la proximité auxquels d’autres civilisations ou d’autres groupes sociaux, ont fait une place plus importante.
]] Éduquer la sensibilité vise à reconnaître la réalité de savoirs sensibles, à prendre conscience de l’existence d’une véritable culture des sens, culture qui trouve à s’exercer de multiples façons. Par exemple, connaître et reconnaître au toucher l’essence, la qualité et le fil d’un bois ; saisir à l’oeil, ainsi qu’au tact, en ressentant la résistance qu’il oppose via le manche de la truelle à la main qui le  » touille « , le degré de fluidité ou de compacité d’un mortier et, dans l’instant, savoir s’il faut rajouter du sable, de la chaux, du ciment, de l’eau en fonction de telle ou telle utilisation. Et l’on pourrait continuer ainsi sur des registres et en des domaines traditionnellement mieux considérés : la (haute) cuisine et l’nologie, par exemple. Éduquer la sensibilité, c’est évidemment la prise en compte de toutes ces dimensions.

Mais il me semble qu’il s’agit – à l’heure où la notion d’éducation à la citoyenneté tend à devenir une thématique à la mode – de bien autre chose encore. Rien moins que l’une des conditions qui permettraient la réalisation d’un  » vivre ensemble  » démocratique…

Si, avec les anthropologues, on entend par  » socialisation  » : un ensemble de processus par lesquels on acquiert des comportements, des savoir-faire, des valeurs, des attitudes permettant une intégration dans tel groupe social, on doit constater que l’individu est enserré dans un réseau de marques et de signes (manières de se présenter, de s’exposer, de s’habiller, de se nourrir, de s’approcher du corps d’autrui, de regarder et d’être regardé, de s’environner d’odeurs et de sons, etc.), maillage, d’autant plus imprégnant qu’il n’est pas repéré comme tel. C’est tout l’environnement social qui est facteur de socialisation. Et si quelques-uns de ces processus sont parfois explicites (et mêmes institués pour certains d’entre eux : les épreuves  » initiatiques « , formalisées comme dans les sociétés dites  » archaïques « , ou plus informelles, comme dans nos sociétés contemporaines) sans pour autant, d’ailleurs, être toujours explicités, la plupart d’entre eux relève d’une formation diffuse, insinuante, souvent imperceptible, ce qu’on pourrait appeler un  » engrammage  » [[Un  » engramme « , c’est la trace laissée dans le cerveau par un événement du passé individuel, nous dit Le Robert.]], allant de l’imprégnation la plus latente à l’éducation familiale la plus porteuse d’habitus. Or, il n’y a pas de processus de socialisation qui prenne place hors d’un espace économique déterminé.

Résister au  » néfaste food « 

Un exemple ? Du regard, passons au goût. On aime les frites, la mayonnaise, les biscuits, les tripes, les bananes avec du ketchup ou l’on déteste les épinards, les endives, le poisson, le fromage Le  » chacun ses goûts !  » n’est entendable comme fin de non-recevoir et n’a évidemment de sens que si, d’une part,  » chacun  » a pu être confronté avec toute la palette du registre sensoriel gustatif et d’autre part, s’il est en mesure de pouvoir dire d’où lui viennent ses goûts et ses dégoûts, pourquoi il aime ou n’aime pas Mais la progression de la junk food, de la néfaste food [[Comme l’énonce Jacques George dans un article que vous pourrez déguster quelques pages plus loin.]], cette nourriture de la génération  » bouffe-mou « , celle des enfants de Mars et Cadbury, celle des adeptes de la vagabond feeding qui ne savourent ni ne croquent, mais aspirent, suçotent, tètent ou mâchouillent les mamelles siliconées de la société de consommation de masse [(Près de 40 % de la population féminine américaine est atteinte d’obésité…]], nous oblige à aller questionner plus avant. Ces conduites alimentaires sont le symptôme d’un intense désarroi. Leur nature régressive et leur contenu narcissique suggèrent qu’à l’échelon du groupe social – et du modèle civilisateur – il soit possible d’y voir  » les signes d’un vaste retour du refoulé et la réaffirmation des valeurs corporelles infantiles primordiales. [[Pierre Aimez  » Psychopathologie de l’alimentation quotidienne  » in Communication, n° 31, 1979, p. 99.]]  »

Le  » progrès « , pensé, conçu, produit et entretenu par des intérêts puissants que l’industrie défend le plus souvent avec une énergie farouche va vers l’indifférenciation.  » Le corps se dédifférencie, comme la nourriture, écrit Michel Serres : infantile elle court vers son amont lacté ; sucré ; il remonte à son début, mammifère. […] L’homme insipiens se dessine à contours flous, gonfle et se fait monstre, perd ses formes, non pas gros, mais enveloppé dans la grossesse, redevenu embryon [[Les cinq sens, p. 201-202.]].  »

Cet exemple de socialisation qui est normalisation et abandon à l’emprise des industries agro-alimentaires met l’accent sur une dimension essentielle de l’éducation : développer chez tout individu la capacité à penser par soi-même, l’esprit critique, la vigilance et la résistance. La démocratie s’oppose à l’homogénéité, au clonage, mais aussi à la dépendance et à l’asservissement aux pulsions [[Rappelons aussi la tâche que Freud assigne à l’éducation  » apprendre à maîtriser ses pulsions « ]]. Un exemple a contrario permettra de se rendre compte qu’il n’y a pas de fatalité à l’uvre. À Saulieu, au restaurant de  » La Côte d’Or « , l’art du célèbre gastrosophe Bernard Loiseau opère également sur ses propres enfants, dont le goût s’éduque, donc s’affine au contact du Colvert au chou rouge, des Jambonnettes de grenouilles à la purée d’ail et au jus de persil, du Sandre à la fondue d’échalotes ou du Soufflé de pommes vertes au gingembre accompagné de sorbet de pamplemousse. Ceux-ci, parfois indisciplinés comme tous les enfants blêmissent et rentrent dans le rang quand, à la suite d’une quelconque désobéissance, leur père menace de les emmener au  » fast food  » local… Que l’on n’aille pas s’imaginer à partir de cet exemple que seul le luxe de la  » haute-cuisine  » aurait la vertu de délivrer des tentations que fomente l’empire de la  » junk food « .  » Qu’importe le niveau de vie et les choix éducatifs ! Nous connaissons tous des familles aisées où la table se révèle d’une pauvreté sensorielle affligeante et, inversement, des familles modestes où l’on sait varier les saveurs. […] Le luxe, ce peut être aussi l’ambiance, la couleur de la nappe (ou des sets de table), aussi bien que l’assaisonnement de la salade ou des légumes.  » écrit Jacques Puisais [[Cf. bibliographie.]].

On se contentera ici d’indiquer quelques pistes de réflexion prenant acte de cette analyse.
– L’éducation doit travailler avec, en parallèle et contre les  » engrammages du sensible « . Il faut d’abord prendre conscience des modalités et de l’étendue des engrammages implicites à l’uvre. Décoder avant de dénoncer, en se mettant  » à la question « , en proposant un programme éducatif qui enquête sur l’origine de nos habitus. Et corrélativement, à nous donner la curiosité d’aller interroger ceux des autres. Nous faisons bien sûr l’hypothèse que savoir (d’où l’on vient) pourrait contribuer à faire  » changer  » (ce qu’on est).
– La démocratie, plus qu’un autre mode de  » vivre ensemble « , implique la prise en compte de l’altérité et la pose en terme d’égalité et de reconnaissance réciproques. L’autre n’est pas moi-même et, si son altérité m’attire, j’hésite cependant à aller à sa rencontre car, si j’entrevois ce que je pourrais bien y gagner, je subodore qu’en retour cela devra se payer de quelque chose que je vais devoir perdre. Rencontrer l’autre, c’est donc devoir gérer une situation où l’on est amené à  » baisser la garde « , à s’ouvrir, s’abandonner, être ou devenir réceptif à autrui, se rendre disponible à la rencontre. Et, qui dit rencontrer, dit tenter l’expérience, c’est-à-dire : se risquer, se mettre en péril. Apparaît alors la  » sensibilité « . Être sensibilisé, c’est être en état d’alerte, focalisé sur quelque chose qui pourrait advenir et réceptif à tout ce qui pourrait traverser le champ où l’on se trouve présentement. C’est peut-être en ce sens qu’il faut également entendre ce que l’on a l’habitude d’appeler  » activités d’éveil « . L’enseignant est un éveilleur, il doit former des veilleurs, des vigiles – non seulement des vigiles de l’esprit – mais également des vigiles du sensible, de la sensibilité.
– Enfin, l’éducation de la sensibilité est souvent vécue comme un luxe, mais c’est un luxe nécessaire, parce qu’elle est sans doute intimement liée au développement des autres facultés. Souvenons nous de Rousseau dans L’Émile :  » Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont donc les premiers qu’il faudrait cultiver […] Exercer les sens, n’est pas seulement en faire usage, c’est apprendre à bien juger par eux. C’est apprendre pour ainsi dire à sentir, car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre que comme nous avons appris.  » Ce constat de la fin du XVIIIe siècle peut à présent, en 1999, s’entendre comme une urgence.

Urgence…

En fait, nous n’avons plus vraiment le choix. Car s’il faut discuter des modalités d’une éducation à la sensibilité, qu’elle soit ou non encore considérée comme un luxe par rapport à d’autres  » disciplines  » jugées plus prioritaires, il ne faut pas oublier que l’éducation de la sensibilité se fait quotidiennement, à chaque instant, sans même que l’on y prenne garde. Cette éducation informelle n’est sans doute pas ignorée par l’enseignement de masse qui tente, en catastrophe, de remédier à cette situation Et qui, de fait, se trouve dans l’obligation de faire de nécessité vertu : Faute de pouvoir instruire en profondeur et dans la durée, par manque de moyens, il introduit par exemple les artistes à l’école, met l’accent sur l’énergie productive, l’expression libératrice, l’ouverture à l’autre, se propose même de développer la créativité. Or, ceci permet aux élèves de tisser des rapports entre savoir et émotion, mais ce n’est pas suffisant pour décrypter les messages qui les assaillent de toutes parts.

Il est donc indispensable de réexaminer, sous l’angle de la sensibilité, l’interdépendance et l’articulation qui existent entre les trois approches traditionnelles de la société démocratique, à savoir : les approches politique, éthique et esthétique ; et de s’efforcer de comprendre en quoi et comment l’éducation de la sensibilité peut, pour chacun d’entre nous – dans le cadre de ce qu’à présent on appelle :  » éducation à la citoyenneté  » – contribuer à l’émergence et au renforcement d’un désir de lien social tel que s’applique à le penser l’idéal démocratique. Ce qui implique qu’on soit capable de comprendre les dispositifs informels qui travaillent en permanence à structurer notre écoute, notre regard, notre goût, etc. Pour cela, il convient de travailler collectivement pour expliciter, analyser, décoder. Sinon, c’est  » le marché  » qui sera gagnant !

C’est donc dans cet état d’esprit qu’il faut aborder les différentes contributions qui viennent à point interroger, enrichir et prolonger ces réflexions. Certes, on ne trouvera pas ici l’exposé cohérent d’un système de pensée car, en l’état actuel de la question, la réflexion sur les problèmes d’éducation de la sensibilité est plutôt approximative, fragmentaire, lacunaire, discontinue, et pointilliste. Les textes qui suivent apparaissent donc comme autant de falots singuliers s’essayant, localement – le temps de se remémorer, de narrer et parfois de théoriser la conception, la réalisation ou même le vécu d’une expérience pédagogique – à repousser les ténèbres alentours [[On remarquera dans presque chacun des articles la question du langage : celle-ci est consubstantielle à la réflexion sur une éducation à la sensibilité.]]. Multiplier ces lueurs, tenter d’en accroître l’incandescence et de les rapprocher, c’est aussi le projet de ce numéro qui souhaiterait qu’à partir de ces premiers témoignages puisse se penser, se constituer et s’organiser un réseau d’expériences éducatives.

Alain Bouillet enseigne en Sciences de l’éducationà l’université Paul-Valéry, Montpellier III.