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Des profs pas NET

Ce matin-là, Manon se brancha sur le Réseau avec dix minutes de retard. Déjà, elle cherchait une excuse à présenter à Cop, le pion chargé de répertorier les appels, les absences et les maladies. Mais le visage de l’étudiant ne s’inscri-vit pas sur l’écran.

— Hep, qu’est-ce qui cloche ? grommela-t-elle.

Elle enfila son casque de réalité virtuelle. Elle fut admise sans difficulté dans la classe où ses camarades discutaient joyeusement.

Bien sûr, Manon n’avait pas quitté sa chambre : elle ne faisait que rejoindre, comme chaque jour, les vingt élèves du site de son collège, un banal établissement virtuel semblable à ceux qui assuraient désormais tout l’enseignement. Ainsi avaient été résolus les problèmes de transport scolaire, de construction et d’entretien des locaux. Sans parler de la délin-quance ou de la violence.

— Sacha, fit-elle vers son voisin, que se passe-t-il ce matin ? J’ai pu entrer sans que Cop m’intercepte. Et Diana n’est pas arrivée ?

Diana, c’était la prof d’anglais. Manon adorait son humour et sa gentillesse. Sacha, lui, en était secrètement amoureux. — Non, soupira-t-il. Et le bruit court que Pécoulinac, le prof de Lettres, ne viendra pas aujourd’hui.

— Impossible ! Il devait nous rendre les rédactions d’avant-hier.

De mémoire d’élève, aucun prof n’avait jamais été absent. Ils apparaissaient toujours à l’heure juste, et se succédaient au bureau sans accroc. Manon observa ses camarades. Au fond de la classe, Fred, son voisin de palier, avait commencé une partie d’échecs avec Emily sa copine. Des élèves désœuvrés faisaient défiler les vidéos du Brésil laissées la veille par Hulot, le prof de géographie.

— Tout ça n’est pas normal, murmura Manon moi, je me débranche.

Elle n’en eut pas le temps : quelqu’un s’était matérialisé au bureau. Manon reconnut Bruce Willis, un acteur du xx’ siècle. — Je… Hem ! Je vous demande quelques instants d’attention.

Avec sa carrure d’athlète, le nouveau venu en imposait. Les élèves s’immobilisèrent derrière leurs sièges. Sacha demanda : — Qui êtes-vous ? Diana est-elle malade ? Pécoulinac viendra-t-il ?

— Non. Tous les cours d’aujourd’hui sont suspendus.

Ça n’était jamais arrivé ! Bruce Willis semblait embarrassé. — Suspendus ? Mais pourquoi ? demandèrent Emily et Fred.

— Est-ce que… Est-ce qu’ils seraient en grève ? risqua Manon.

C’était l’un des mots préférés de Kavada, le prof d’histoire.

— En grève ? Non, affirma Willis dans une grimace. Non, ils ne peuvent plus assurer momentanément leurs cours, c’est tout.

— Attendez, fit Sacha. Expliquez-nous ! Pourquoi n’est-ce pas Cop qui est venu nous prévenir ? Et vous, d’abord, qui êtes-vous ?

— Je… Eh bien disons justement que je suis le nouveau surveillant.

— Non, lança Manon. Je vous ai reconnu : vous êtes l’acteur Bruce Willis. Ou… à mon avis, quelqu’un qui a pris son apparence !

— C’est bon, admit l’inconnu. Je suis le RRPP : le responsable régional des programmes pédagogiques. Cette nuit, nous avons eu un gros problème d’informatique. Tous les programmes sont bloqués. Même les images mises en mémoire ne passent plus. J’ai déniché ce visage à la hâte pour me brancher et vous informer.

— Ça n’explique pas l’absence de Cop et de Diana ! protesta Manon. Ils auraient pu venir nous informer eux-mêmes.

Nous avons bien fait l’effort de nous brancher, nous, n’est-ce pas ?

— Vous ne comprenez pas, fit Bruce Willis. Cop, Diana, Kavada et les autres n’existent pas. Ce sont des… des entités électroniques.

Manon crut que le ciel lui tombait sur la tête. Ainsi, leurs profs si sympas n’étaient que des programmes personnalisés, adaptés au niveau et aux difficultés de chaque classe… et auxquels on avait donné un visage, une voix, un caractère. Dans les rangs, un mouvement hostile se dessina. En larmes, Sacha jeta au RRPP :

— Ainsi, on discutait avec… des gigaoctets ? Des pantins virtuels ?

— Nous voulons bien dialoguer au moyen de machines, s’exclama Manon, mais pas avec des machines !

Un silence tendu s’installa. Et Manon se demanda si sa scolarité n’avait pas commencé à faire d’elle un robot. — Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demandèrent Emily et Fred.

— Euh… Rien. Tous les programmes sont bloqués. Vous avez quartier libre. Vous pouvez vous débrancher.

— Nous débrancher ? Pas question ! fit Sacha en se tournant vers ses camarades. Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement !

À la déception succédait la colère. Menaçants, les élèves se levèrent. Ah, on avait voulu les priver de contacts humains ? Ce jour-là, celui qui dut se déconnecter à la hâte, ce fut Bruce Willis, ou plutôt le RRPP. Car Manon et ses camarades créèrent le plus beau chahut virtuel que le Réseau ait jamais connu.

Christian Grenier


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