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Des nouvelles du front : offensive d’Alain Finkielkraut. Les pédagogues s’organisent.

Dans les colonnes du Monde (ravi de l’aubaine) s’installe un feuilleton à rebondissements : les échanges peu amènes entre Philippe Meirieu, éminent pédagogue, et Alain Finkielkraut, éminent philosophe. Une pétition d’universitaires de renom a circulé et les médias (notamment France Culture) se font l’écho du « débat ». Ces échanges de textes viennent après d’autres qui émaillent régulièrement l’actualité éducative. Mais y a-t-il vraiment débat ? On peut en douter.

Les attaques contre « les pédagogues » sont personnalisées. Dans le cas présent, à moins de penser que les personnes incarnent totalement leurs idées, ce qui est douteux, on peut voir dans les échanges par presse interposée, plus un combat de deux intellectuels dont l’un (Philippe Meirieu) fait de l’ombre à l’autre (Alain Finkielkraut). Si Philippe Meirieu est connu pour ses engagements idéologiques mais aussi professionnels, si tout le monde n’est pas obligé de partager ses opinions (cela s’appelle la démocratie) et peut discuter la validité des savoirs qu’il avance en tant que professionnel (c’est la saine pratique du doute), on peut se demander jusqu’à quel point l’expression de la haine et la personnalisation des attaques sont admissibles. Notre société s’installe insidieusement dans des pratiques de non respect [[Cela se manifeste à l’égard d’intellectuels mais aussi de ministres (Dominique Voynet, Claude Allègre, qui lui-même n’a pas eu un comportement irréprochable), d’élus et de simples citoyens et prend des formes violemment antidémocratiques qui vont bien au-delà des paroles : manifestations impunies contre la loi, atteintes physiques aux personnes. On ne compte plus les événements majeurs dans la vie publique où l’intérêt individuel l’a emporté sur l’intérêt collectif, la vengeance sur la justice, la haine sur la loi.]] qui me semblent tout aussi délétères et préjudiciables à la démocratie que la délinquance dans certaines zones urbaines. Il existe en France une tradition du pamphlet qui se justifiait lorsqu’elle répondait à un manque de liberté d’expression et prend de l’intérêt quand les auteurs font preuve d’esprit. Or, les attaques actuelles, si elles sont méchantes, sont en général dépourvues d’humour. Elles ont surtout le désavantage de polariser l’attention et de masquer le fait que le citoyen moyen est renvoyé aux sondages et aux émissions de télévision où sa parole est soigneusement encadrée, cantonnée à des sujets sans intérêt, tandis que sur ces questions qui le touchent de près, il n’a d’autre alternative que subir ou descendre dans la rue. D’ailleurs Alain Finkielkraut qui, à défaut d’être convaincant est assez malin, sent bien la faille : dans son article du Monde du vendredi 19 mai, il appelle à la rescousse les classes populaires et prend à témoin Jaurès…

Dans certains textes, on chercherait en vain des arguments étayés sur des observations, une tentative d’argumentation rationnelle. On devine que pour quelques auteurs, le débat d’idées n’a finalement pas vraiment d’importance. Les « belles lettres » et les humanités sont en crise. La philosophie se démène dans des contradictions internes depuis que les sciences humaines l’ont dépossédée d’une partie de son champ théorique traditionnel et depuis que les grandes figures très médiatiques de l’après-guerre [[Ce n’est pas un hasard si les livres sur Sartre connaissent actuellement une grande vogue et si la Mairie de Paris éprouve le besoin de donner le nom du couple Sartre-Beauvoir à une place. Mais ne confond-on pas la proie et son ombre ? Dans l’association philosophie-médias que Sartre et Beauvoir ont contribué puissamment à faire naître, il semble que ne restent que les médias.]] ont disparu. En face, les sciences de l’éducation elles-mêmes s’entre-déchirent de façon plus feutrée, mais très réelle. Elles constituent donc une proie idéale car elles n’assument vraiment ni la pluralité des champs scientifiques invoqués pour comprendre les faits éducatifs, ni la spécificité de leur statut épistémologique. Peut-on parler des faits éducatifs sans en même temps parler de ce qui en constitue le cœur, c’est-à-dire la pédagogie entendue comme un ensemble de savoirs liés à l’action des praticiens de l’enseignement ? Que serait la médecine si elle se désintéressait des protocoles de soins ? Que serait l’ingénierie si elle se désintéressait des mises en œuvre des systèmes qu’elle invente ? « Pédagogue » est devenu une injure et pas seulement chez les esprits chagrins. S’il est évident que les chercheurs en éducation (pas plus d’ailleurs que les personnels) ne peuvent considérer qu’ils ont le monopole des questions éducatives, ils ont en revanche le devoir de mettre à disposition des institutions de la démocratie les savoirs qu’ils construisent, soit qu’ils aient directement la possibilité d’éclairer les choix politiques, soit qu’indirectement, ils contribuent à faire avancer la maîtrise qu’a l’opinion publique de questions qui concernent notre société dans son entier.

L’honnêteté voudrait que l’on avoue que l’évolution actuelle des savoirs et des techniques nous dépasse, la modestie, que l’on admette que nous sommes en recherche de critères de validité et de règles de conduite dans certains domaines. Ces qualités morales, je les trouve plutôt chez ceux qui acceptent de ne pas avoir de certitudes achevées, chez ceux qui doutent. Je les trouve plutôt chez ceux qui acceptent le risque de s’engager dans des actions et pas seulement en parole. Je la trouve plutôt chez ceux qui savent que le propre de l’action est l’incertitude et l’intègrent comme une donnée fondamentale de leur pensée. Mais rien ne justifie qu’on tente d’exterminer son adversaire plutôt que de le convaincre, qu’on masque des intérêts catégoriels sous un pseudo intérêt général. Tous les coups ne sont pas permis.

Le plus grave reste à dire : les jeunes sont complètement absents de ce combat qui se déroule au-dessus de leurs têtes. Ils ne sont même pas otages de la parole des adultes, ils en sont absents. Quoi qu’on pense de la consultation dans les lycées, cette tentative [[Tentative qui au moins a été sincère chez la plupart de ses promoteurs, j’en témoigne, même s’il y a toujours une part de roublardise chez les politiques quand ils s’adressent aux jeunes.]] a eu au moins le mérite d’essayer de redonner une dignité aux jeunes en leur restituant le droit de dire leur expérience… Depuis longtemps, génération après génération, ils ont pris l’habitude d’être ailleurs, de se retrouver dans d’autres lieux que l’école, de fuir les débats avec les adultes, de se réfugier dans « une culture jeune ». Mais même là, ils sont récupérés par des marchands finalement plus habiles que les pédagogues. Les plus lucides d’entre eux le savent. Mais que faire ? Le libéralisme, pour ceux qui en ont les moyens, autorise au moins une illusion de liberté dans la consommation. Je ne suis pas sûre que notre société aime ses enfants : elle en a peur et les traite de « sauvageons », elle les utilise dans des combats qui ne sont pas les leurs (une élite intellectuelle à grand pouvoir médiatique les utilise pour perpétuer sa propre culture et l’élitisme qui l’a portée là où elle est, mais elle n’est pas la seule à agir ainsi), ils sont asservis dans la bonne conscience et le politiquement correct (il ne suffit pas de mettre à disposition, dans les établissements scolaires, des préservatifs ou la pilule du lendemain pour faire œuvre éducative et simplement manifester son amour). Les faits sont têtus et les sciences humaines ont montré à quel point les jeunes sont les premiers touchés, y compris dans leur vie affective, par les dysfonctionnements économiques et sociaux.

J’ai l’impression que certains d’entre nous ont oublié que, derrière nos déchirements, nos rivalités, nos états d’âme épistémologiques, nos intérêts corporatistes, il y a des adolescents que nous avons appelés à la vie. Nous avons une responsabilité à leur égard. Or, cet oubli est assez systématiquement manifeste dans le camp de ceux qui se posent en défenseurs du savoir et de la vocation traditionnelle de l’école. S’il faut apprendre autrement, ce n’est pas seulement parce que les élèves changent, ni parce que les pédagogues sont des lâches. Puisqu’il faut le dire, les représentations du savoir et de ses formes ne peuvent être dissociées de leur époque et de leur société. Le savoir que certains défendent est historiquement et socialement défini et n’existe plus que dans les rêves nostalgiques. Les savoirs évoluent dans leurs contenus, leurs formes et leurs modes de mobilisation [[Il ne s’agit pas ici d’invoquer le nombre des savoirs, ni un improbable progrès de l’humanité.]]. Ce n’est pas du laxisme de le dire. Ce n’est pas faire preuve de psychologisme excessif. C’est simplement sortir d’un mensonge. Quel chercheur peut affirmer sans rire que les savoirs qu’il utilise ou qu’il construit sont exactement identiques à ceux du siècle dernier ? Même les mathématiciens, depuis les Bourbaki et quelques autres, regardent autrement leurs savoirs. L’école serait-elle le dernier bastion où on entretiendrait la fiction ? Inquiéter l’opinion par des contrevérités est un procédé dangereux dans une démocratie. Il y a danger à mentir à la jeunesse et à tenter de la tenir sous la dépendance de clercs prompts à confondre leurs intérêts de caste avec ceux de la nation tout entière.

Françoise Clerc, Sciences de l’éducation, université Lyon II.