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Des besoins éducatifs spéciaux à l’intégration à rebours

Depuis quelques années, la notion de handicap, terme anglais introduit vers 1825 en France par le vocabulaire des courses, laisse peu à peu la place à celle de « spécial needs », littéralement « besoins spéciaux », terme également issu du monde anglo saxon, et traduit en français par le sigle « BES ». La fréquente utilisation du sigle plutôt que sa dénomination in extenso n’est certainement pas anodine et répond à une conceptualisation en cours au sein d’un champ par ailleurs contraint de concilier les impératifs d’ordre épistémologique, éthique, sociaux mais aussi économiques.

Dans la littérature, apparaît un certain flou autour du « S » des BES. Entre « besoins éducatifs spécifiques » et « besoins éducatifs spéciaux », peut se glisser une subtilité sémantique mais aussi philosophique. Ce qui est spécial peut en effet renvoyer dans ses fondements aux caractéristiques de l’espèce, dans ce qu’elles ont de différent, de « bizarre », de « space » [[Terme péjoratif, bien sûr issu de l’anglais, très en vogue actuellement dans certains milieux de « jeunes adultes ».]] d’anormal du reste du genre. Ce qui est spécifique serait alors du domaine de la spécification [[Pour les deux termes, l’étymologie est la même, « species » espèce ; mais pour spécifique, on y ajoute, « facere », faire.]] , c’est-à-dire de l’indication et de la précision ; il apparaît comme une originalité, une particularité. Entre un individu « spécial » et un autre « spécifique », il y a davantage qu’un rapport à la proximité ; il existe une distinction de qualité, presque de nature ; il existe une distinction par rapport à l’altérité, le premier étant exclu groupe, le second en faisant partie. Pourtant les deux termes, dans leur acception commune et la plus souvent partagée, proposent une définition autour du sui generis, de ce qui permet d’envisager le particulier au sein d’un genre capable d’accepter les différences. Même référée aux besoins des individus et non aux personnes elles-mêmes, la réflexion mérite certainement d’être approfondie.

C’est peut-être la raison pour laquelle un troisième terme, celui de « besoins particuliers » apparaît dans certaines publications officielles, souvent internationales [[C’est le cas du programme Socrates qui a mis l’accent sur la nécessité d’accorder une attention particulière « au renforcement de l’égalité des chances, notamment au profit des personnes ayant des besoins particuliers » mais aussi du Conseil de l’Europe : Recommandation NR (92) 6 du comité des ministres aux états membres relative à une politique cohérente pour les personnes handicapées (adoptée par le Comité des Ministres le 9 avril 1992 lors de la 474° réunion des Délégués des Ministres), chapitre V « Education », paragraphe 1.6 et 1.8.]]. Le particulier, c’est ce qui permet d’articuler l’individuel au collectif, ce qui donne à un être son caractère original, pas forcément partagé. Le mot « particulier » distingue sans stigmatiser.

On pourrait également faire intervenir dans le débat la possibilité de choix d’autres qualificatifs. En effet, ces « besoins éducatifs » sont tout autant « singuliers », lorsque le particulier, parce qu’il s’incarne dans un être, présente des caractéristiques hors du commun, lorsqu’il invite à la reconnaissance de l’altérité. Parce qu’ils ne sont pas partagés par la majorité, ils pourraient être « extraordinaires » ou « remarquables ». Parce qu’ils sont de même nature que ceux nécessaires à tout être humain mais qu’ils sont plus massivement indispensables, ils pourraient devenir « accentués », mais ils pourraient aussi s’appeler « distincts », « propres »…

Toutes ces discussions sont évidemment indispensables parce qu’elles témoignent de la vivacité du domaine et parce qu’elles ne sont ni neutres ni vaines. En approfondissant un peu, elles répondent à des sensibilités différentes, susceptibles de conséquences ultérieures dans les domaines précédemment énumérés [[Mais aussi ceux de l’épidémiologie et de la psychologie]].

Elles ne s’interdisent heureusement pas de penser le lien avec l’au-delà éducatif et l’on pourrait évoquer les besoins « sociaux » spéciaux ou spécifiques, par exemple lorsque le moment du social ou de l’insertion devient prédominant. Il en va de même avec le pôle thérapeutique.

Pour éviter les dérives, articuler lu BES à l’Intégration à rebours

Lachelier [[Cité par Lalande, Lalande, Vocabulaire de philosophie, article besoin.]] affirme avec justesse que « le besoin est d’abord l’état d’une chose quelconque à laquelle manque ou pourrait manquer une détermination nécessaire à l’usage que nous voulons en faire » ; par suite, et ce sens est devenu le sens propre, l’état d’un être à l’égard de ce qui lui manque pour accomplir ses propres fins. L’autonomie des êtres se joue avec la possibilité de répondre à leurs besoins.

Pour autant, si la notion est heureusement encore discutable, elle semble aujourd’hui indispensable, parce que, trop longtemps, on a réduit la personne à son handicap, parce que la marque indélébile stigmatise le plus profond de l’Etre, parce qu’il est nécessaire à tous de penser dans la reliance et la complexité et non dans la séparation et la réduction. Les « spécial needs » contraignent à penser la personne humaine, son épanouissement individuel et son insertion dans le monde social dans la globalité d’un système complexe, un tout porteur des parties aussi « spéciales » ou « spécifiques » soient-elles. Edgar Morin [[Morin E. (1990) Introduction à la pensée complexe Paris : E.S.F. Éditeur.]] et d’autres ont montré les conséquences de l’axiome stipulant que si la partie est dans le tout, le tout est aussi intrinsèquement inscrit dans la partie. Il devient alors impossible de penser dans la séparation.
Les épistémologues et législateurs ne s’y trompent plus, et c’est un gain d’humanité indiscutable.

C’est pour cette raison de « l’inséparabilité » que les BES méritent d’être articulés à des notions qui l’infléchissent dans le sens d’une réelle intégration sur les bases d’un humanisme en prise avec les réalités de terrain. Parmi elles, celle « d’intégration à rebours » peut être d’un grand secours. L’intégration à rebours [[L’intégration à rebours a été conceptualisée in Casanova (r), Cellier (h.), Costa (c), Pain (j.) (1999), « L’école accueillante : ouvrir l’institution à la difficulté ? », Recherche Sociale, n°150, p.8-19, avril-juin et reprise in Casanova (R), Jezequel (J.), Martignago (L) (2002), « Pays Bas : l’aide aux élèves en difficulté à l’école élémentaire », La Nouvelle Revue de l’AIS, n* 17, 1trimestre 2002 pp.49-56.]] consiste à donner à un élève, une classe, une structure qui, d’habitude, ont besoin d’être intégrés, la possibilité de procéder à l’intégration des autres élèves, classes ou institutions en devenant, à un moment donné, sur un projet précis, le pôle d’excellence reconnu que chacun a besoin ou envie de côtoyer. Ce sont donc des élèves en difficulté, une classe stigmatisée, une institution lourdement marquée qui, dans un domaine où l’on a repéré des capacités et pour lequel on a permis d’acquérir des compétences accrues, vont faire preuve d’autorité, savoir prendre en charge et aider d’autres élèves, d’autres classes, d’autres institutions peut-être plus avancés dans d’autres domaines. L’intégration à rebours relativise la réussite, la rend accessible à tous sans démagogie, réconforte, revalorise ceux qui en ont besoin et offre la possibilité d’un investissement reconnu dans les activités à travers des dispositifs didactiques. On a ainsi vu une classe de perfectionnement s’occuper du « labo photo » de son école, un IME proposer des activités autour de son poulailler et de sa salle de gymnastique, un élève organisateur d’une compétition à partir d’un jeu informatique, un autre devenir « animateur de street ball » etc…. Mais attention, cette pratique ne vaut que si elle ne stigmatise pas les élèves en difficulté ; elle doit donc pouvoir dès son lancement s’appliquer à tous les élèves, même les mieux doués, dans des domaines autres ; elle doit aussi rapidement que possible intégrer les autres dans le partage des compétences et ne jamais placer les élèves dans une position systématique de consommateurs. Avec l’intégration à rebours, pédagogie de la réussite et revalorisation narcissique œuvrent ensemble.

Aux besoins spécifiques indéniables qui accompagnent tout être humain et qui nécessitent un aménagement particulier, répond et se joint cette capacité de venir en aide, d’être utile et in fine de répondre aux besoins spécifiques des Autres.

Rémi Casanova, maître de conférences en Sciences de l’éducation à l’université, Charles de Gaulle, Lille 3.


Rémi Casanova est l’auteur de :
La classe spécialisée, une classe ordinaire ?, Paris, ESF éditeur. (1999).
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Face à la violence dans la classe, ces enseignants qui réussissent !, Vigneux, Matrice – IRRAV.
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