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Débuter l’anglais au CP, ça me questionne

J’avais jusqu’à maintenant enseigné l’anglais en cycle 3 et en Segpa. Depuis deux ans, je travaille en petite section de maternelle, dans une école primaire. Comme les collègues de l’élémentaire ne sont pas tous habilités à enseigner l’anglais, j’ai été fortement sollicitée. Et à la rentrée j’ai été promue « prof d’anglais au CP » durant le temps de sieste des petits.

Pas expérimentée sur ce niveau de classe, j’ai donc cherché sur la toile les ressources nécessaires. Bien sûr, je suis allée voir les sites officiels. Sur education.gouv.fr, à la page « les langues vivantes étrangères et régionales », il est écrit en introduction : « Chaque élève doit être capable de communiquer dans au moins deux langues vivantes à la fin de l’enseignement secondaire. Pour atteindre cet objectif, l’enseignement des langues s’inscrit dans une perspective européenne commune forte. Les élèves sont sensibilisés à une langue étrangère dès le CP et la pratique de l’oral est prioritaire à tous les niveaux de l’école au lycée. » Donc au CP, je sensibilise mes élèves.

Mais c’est quoi sensibiliser ? Je continue ma lecture avec le chapitre « à l’école » : Une langue vivante est enseignée une heure et demie par semaine aux élèves de l’école élémentaire. L’enseignement de langue vivante sera désormais obligatoire dès le CP (écrit en gras sur le site). Je n’ai cependant pas encore de réponse à ma question, et cela devient même un peu confus : enseigner ou sensibiliser ?

Je vais alors voir les programmes, les nouveaux de 2016 : « Le cycle 2 constitue le point de départ de l’apprentissage des langues vivantes pour tous les élèves avec un enseignement correspondant au niveau A1 à l’oral du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL)  (…) C’est dans ce cycle que se développent, en premier lieu, des comportements indispensables à l’apprentissage d’une langue vivante étrangère ou régionale : curiosité, écoute, attention, mémorisation, confiance en soi. » Donc mon objectif, c’est de sensibiliser, tout en enseignant, mais aussi de développer des comportements. Vaste programme …

Des clics jusqu’au Graal

Puis de clic en clic, je me retrouve sur Eduscol.fr à la page Ressources pour les langues vivantes. Là, onze clics (ou liens) me permettent d’accéder au Graal de l’enseignant, entre présentation générale, repères de progressivité, glossaire, créer un environnement propice. Des vidéos, des textes, tout ce qu’il me faut pour bien faire ! À cela s’ajoute un ensemble de sites de circonscriptions du 1er degré, avec des programmations, des ressources complémentaires, des outils, des activités, des… Bref, je finis par me noyer un peu dans la profusion des offres. Sachant que j’avais, en juin 2016, aussi contacté la conseillère pédagogique LVE (langue vivante étrangère) qui m’avait fourni quelques informations et documents.

À naviguer sur la toile, je comprends toutefois que ce que je dois faire, c’est ce que je faisais avant. Avant, c’est-à-dire au cycle 3, à l’époque où l’enseignement de la LVE commençait au cycle 3. Donc pas de panique, je crois savoir faire. Sauf que… au cycle 3 j’ai toujours travaillé l’oral avec l’appui de l’écrit, avec l’idée (préconçue, et peut-être fallacieuse) que ça aidait les élèves à mémoriser. Comment faire au CP, alors que mes élèves ne savent ni lire ni écrire ? Me voilà déstabilisée !

Je me rends alors compte que je me suis professionnellement construite autour de normes scolaires institutionnelles (concept que j’emprunte au passage à Michel Gilly, dans Maître-élève : rôles institutionnels et représentations, PUF, 1980) en rapport avec l’écrit et que je n’envisage pas de prime abord un enseignement sans l’écrit. Mon esprit bute sur cette idée de l’(impossible) apprentissage sans écrit. Mais voilà que je prends conscience aussi que j’enseigne depuis deux ans en maternelle : mes élèves non plus n’ont pas accès à l’écrit comme support de lecture et d’apprentissage initial, et pourtant ils apprennent ! Les enfants dans la vraie vie (hors l’école) ne vont pas chercher l’écrit comme support pour faire, pour dire, pour comprendre : c’est l’oral leur support d’apprentissage premier. L’écrit finalement c’est moi que ça rassure ; eux, ils s’en fichent !

Pour quoi faire ?

Concernant le démarrage au CP, c’est donc un faux problème. La question c’est : apprendre une langue pour quoi faire ? Si c’est pour en faire une langue de l’école, au sens d’une matière enseignée et évaluée, ça n’a aucun intérêt. Mais si moi je l’envisage comme un outil pour communiquer, jouer, chanter, rigoler, dessiner, coller, couper, peindre, bref, faire avec la langue et non pour la langue, c’est sans doute ça la clé.

Je me suis aussi questionnée sur la place de la langue vivante étrangère au CP. Je me sens tiraillée entre le peu d’enthousiasme environnant porté par quelques collègues (« Il y a d’autres priorités ! Ils ne parlent déjà pas bien français ! ») et les ambitions institutionnelles (« Les élèves sont sensibilisés à une langue étrangère dès le CP. »). La France est considérée comme « mauvaise élève » sur la question de l’enseignement des langues étrangères. Mais l’arrivée de l’enseignement d’une langue vivante au CP réglera-t-elle ce déficit ? Je n’en suis pas convaincue. Pour moi, il est évident que l’essentiel n’est pas commencer plus tôt, mais davantage revoir comment nous enseignons. J’ai le sentiment que tant que la langue ne sera pas vue comme un moyen et non une fin en soi, les progrès seront probablement limités. Il est motivant d’apprendre une langue vivante étrangère quand on a l’occasion de s’en servir au quotidien ou lors d’un voyage, ou dans des rencontres. Quel intérêt peut trouver un élève à « bachoter » une langue qui ne lui sert qu’à passer des évaluations, des examens, des diplômes ?

J’ai pris le temps de réfléchir à toutes ces questionnements parfois contradictoires qui m’animent, et à la rentrée 2016, je suis rentrée dans le vif du sujet. J’ai débuté mes interventions face à des élèves enthousiastes et motivés. Dès la première séance, je leur ai demandé s’ils savaient pourquoi je venais. Ils m’ont tous répondu « pour apprendre l’anglais ! » avec un grand sourire. Certes, tous ne savaient pas bien en quoi cela allait consister et à quoi ça pouvait (ou pourrait) leur servir. En fait je n’ai pas pu m’empêcher de leur poser la question, et certains m’ont répondu : « à faire des devinettes aux parents », « à parler », « dans les autres pays », « on peut apprendre à lire aussi ».

Aujourd’hui, après une année presque bouclée, ni leur enthousiasme ni le mien ne sont retombés. Ils apprennent à jouer, chanter, dessiner, coller, couper, peindre, cuisiner en anglais et nous nous amusons bien !

Rachel Harent
Professeure des écoles en Bretagne