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De la filière ES aux classes préparatoires B/L – Une orientation sélective parfaitement accessible

Comment tisser un lien positif entre une filière de l’enseignement supérieur très sélective et l’orientation des élèves de la voie ES alors que le programme de mathématiques particulièrement exigeant semble la réserver aux excellents élèves issus des sections S ? En effet, contrairement aux classes préparatoires « HEC voie ECE » il n’y pas de quotas permettant d’intégrer prioritairement les élèves issus de ES.
Il faut tout d’abord rappeler que les clases préparatoires B/L (« Lettres et sciences sociales ») recrutent officiellement les élèves issus des trois « parcours » du lycée d’enseignement général : scientifique, économique et social, littéraire. La seule condition restrictive concerne ces derniers : les élèves issus de la filière L doivent faire la preuve qu’ils ont suivi l’enseignement de spécialité en mathématiques. Les élèves de ES, comme ceux de S, y accèdent avec la spécialité de leur choix. On comprendra toutefois que l’amplitude et la difficulté du programme de mathématiques en B/L (très proche de celui de prépa HEC) sont telles qu’il est préférable que ce bagage soit renforcé en terminale par l’enseignement de spécialité dans cette option. Pourtant, comme on va le voir, la spécialité « SES » n’est pas inutile, du fait dans ce cas d’une première initiation à l’histoire de la pensée économique (HPE) et sociologique, atout dont peuvent disposer exclusivement les élèves issus du parcours ES.
Donc, pas de quotas par filière mais un rapport statistique assez constant de l’ordre de 60% d’élèves issus de S pour 35% issu de ES ; les 5% restants sont fournis par la filière L, élèves particulièrement recherchés pour leur ouverture littéraire … lorsqu’ils ont su ne pas abandonner les mathématiques.

Des classes de concours ouvrant sur des professions très diversifiées : de l’enseignement et la recherche au management d’entreprises ou des administrations publiques en passant par l’ingénierie des organisations

Comme toutes les classes préparatoires aux grandes écoles, la filière B/L prépare en priorité les étudiants à des concours très sélectifs, soit vers les écoles normales supérieures (ENS), soit vers les écoles de l’économie et de la statistique (métiers de l’INSEE, mais également d’autres organismes comme toute la filière bancaire et d’assurance ou les organismes internationaux), ou encore vers le Haut Enseignement Commercial (HEC voie « littéraire B/L »), soit encore vers quelques écoles d’ingénieurs qui commencent à rechercher les étudiants de BL pour leur capacité à concevoir les interfaces de type « ingénierie de l’organisation/relations humaines et sociales ». Il est bien évident que pour ces deux dernières orientations à l’issue de la Khâgne B/L (statistiques et école d’ingénieurs) le niveau de compétences exigées en mathématiques est très élevé ; mais les élèves de ES qui ont cultivé cet atout y accèdent aussi bien que les élèves de S. Ces écoles apprécient particulièrement les étudiants de B/L pour leurs capacités rédactionnelles et leur esprit critique, sous réserve qu’ils manifestent encore une appétence pour les mathématiques qui leur seront indispensables au bon exercice de leur métier.
Les « normaliens » sont rémunérés (fonctionnaires-élèves) durant la poursuite de leurs études, de même qu’une partie des candidats aux concours des écoles de la statistique. En revanche, le Haut Enseignement Commercial est, lui, payant. Tous les étudiants de B/L entrent dans le cadre du processus de Bologne et bénéficient ainsi de « crédits ECTS » leur permettant de rejoindre à tout moment l’Université (ancien système des « équivalences »), dans le parcours de leur choix (par exemple lettres, histoire, sciences économiques, philosophie, géographie, langues etc.) sous réserve qu’ils aient choisi durant leurs deux années d’Hypokhâgne (1ère année) et de Khâgne (2ème année) les enseignements optionnels correspondants. Dans ce cadre, ils peuvent également circuler librement entre les institutions universitaires européennes dès le niveau L3.

Un enseignement véritablement pluridisciplinaire pour aborder et tenter de maîtriser la complexité économique et sociale du monde

Seule filière d’enseignement supérieur véritablement pluridisciplinaire la classe B/L offre cette richesse de former des étudiants de L1 et L2 dans diverses disciplines académiques qui ne sont que rarement associées : littérature, philosophie, histoire, langues vivantes et/ou anciennes, géographie, sciences économiques, sociologie et, bien entendu, mathématiques.
Mais à raison d’une base de quatre heures hebdomadaires d’enseignement par discipline (six heures en mathématiques du fait d’une « remise à niveau » pour les élèves issus de ES et L, et six heures en « sciences sociales » du fait d’un enseignement de spécialité complémentaire) l’horaire d’enseignement est très lourd. Il demande donc aux étudiants un gros effort d’attention, de concentration et de curiosité intellectuelle. En revanche ceux-ci sont également préparés à toutes sortes d’épreuves orales (système dit des « colles », véritables cours d’oral particulier durant lesquels l’enseignant interroge puis conseille), dans toutes les disciplines enseignées à raison (a minima) d’une colle par trimestre/matière. Des « Devoirs Sur Table » (DST) réguliers complètent la formation méthodologique et font que, à l’issue de ces deux années la dissertation n’a plus de secret pour ces étudiants. Cette formation universitaire de base est donc la meilleure possible pour la préparation ultérieure des concours de recrutement de la fonction publique, tant dans les administrations publiques (y compris la haute fonction publique ENA, INET, ENSSS, ENSP, IRA etc.) que dans les métiers de l’enseignement.

Particularité des B/L, la discipline « sciences sociales » (économie, sociologie, initiation aux sciences politiques) forme en outre les étudiants aux futures épreuves de « note de synthèse », épreuve intellectuelle qui exige une grande capacité de lecture rapide, de synthèse et de traitement de documents formés de textes et de données statistiques diverses, qu’il faut ensuite interpréter puis ordonner en un exposé cohérent et problématisé. On relèvera que les élèves issus de la voie ES ont commencé dans les deux années terminales à se familiariser avec cette technique redoutable. Enfin, pour revenir aux concours, la quasi-totalité des épreuves se présentant sous la forme d’une dissertation, les étudiants doivent manifester un goût véritable pour ce type d’expression ; les élèves solides de ES ne sont pas dépourvus de cette qualité … lorsqu’ils n’ont pas renoncé à la rigueur de l’expression écrite.

Dans l’univers du 21ème siècle, « l’économie de la connaissance et des hauts gains de productivité » ne peut s’aborder que par la maîtrise de sa complexité. L’ouverture d’esprit à laquelle prépare la voie B/L est un atout d’insertion professionnelle en même temps qu’elle concourt à la formation du citoyen à même de comprendre les enjeux de société et les réponses qu’il est possible de concevoir pour dépasser les difficultés économiques et sociales. N’est-il pas meilleure preuve de la nécessité de diffuser une telle formation intellectuelle que la crise économique et sociale globale que nous traversons actuellement ?

Crise des « subprimes », crise financière mondiale, problèmes monétaires internationaux, mutations des systèmes productifs et de leurs éléments de base, les entreprises, localisations géographiques de la production, répartition des ressources naturelles, multiplication des échanges internationaux et leurs implications environnementales etc. … autant de questions qui sont abordées à la fois sous l’angle économique, social, géographique et bien entendu philosophique puisque c’est toute la question des valeurs mises en exergue par nos sociétés qui sont également en jeu. Place et signification du travail, de la monnaie dans l’histoire de l’humanité, évolution et diffusion des éléments culturels, à la fois au plan national et international comme au sein de chaque société ente les groupes sociaux les composant, autant d’équilibres instables que le croisement des approches littéraires, philosophique, historique et sociologique permettra de mieux cerner.

L’exigence des langues étrangères permet de poursuivre ses études supérieures à l’étranger

Il est conseillé aux étudiants de conserver deux langues étrangères (dont l’anglais, langue utilisée dans tous les colloques internationaux) pour se garder les possibilités d’accès au Haut Enseignement Commercial. C’est en principe la caractéristique des élèves de la filière ES, qui sont donc aussi jugés sur la qualité de leur niveau de langue pour leur admission en B/L. On donnera pour exemple d’utilisation de l’anglais la nécessité pour tous ceux qui se destinent à la recherche de maîtriser la lecture des revues scientifiques internationales.

Et pour parler plus spécifiquement de sciences sociales

Les « sciences économiques et sociales » du lycée se transmutent en « sciences sociales » mais l’esprit reste très voisin quant le contenu s’affine en se détaillant : toujours plus d’appuis sur les faits (historiques, économiques, sociaux, culturels, politiques) pour étayer des développements théoriques approfondis. Le lien par les objets est sans cesse réactivé.
Prenons l’exemple du thème de la consommation : elle est abordée sous l’angle historique, depuis les études monographiques de Frederic Le Play aux premiers travaux statistiques d’Ernst Engel puis à leur contestation méthodologique par Maurice Halbwachs, pour ouvrir sur la sociologie des budgets ouvriers et employés, permettant de mettre en évidence des groupes sociaux par la structure stable (en même temps que changeante dans le temps long) et distinctive de leur consommation. En reprenant les travaux statistiques les plus récents sur les caractéristiques des budgets familiaux (item au programme des « objets communs aux sciences sociales ») on pourra alors opposer deux approches sociologiques théoriques : celles du type « homogénéisation » et « moyennisation » des modèles de consommation (la thèse défendue par Henri Mendras), caractéristique semble-t-il des « sociétés de consommation » menant à la société « post-industrielle », versus les analyses mettant l’accent sur le maintien des clivages sociaux, s’éclairant au prisme des consommations-types particulièrement « clivantes » (pour reprendre l’expression de Louis Chauvel), notamment « le pain et les vacances ».
Ce qui permet alors un « détour de production » par les techniques, et d’introduire la présentation de l’appareil statistique français dans ses principales enquêtes sur le thème (budget des familles, emploi du temps …) tout en présentant quelques instruments statistiques tels les principaux indices et leur signification particulière (chaîne de Laspeyres, Paasche etc.). En même temps qu’est abordée la méthode de construction d’un indice de prix à la consommation (IPH par exemple) et/ou la méthodologie de l’enquête sur les budgets des ménages par la tenue du carnet de consommation. Aborder les théories les plus fines sans jamais oublier qu’elles devraient s’appuyer sur la prise en compte d’une réalité plausible, montrer que tous les « renseignements » économiques et sociologiques sont des constructions sociales et non des données naturelles, c’est l’exigence de scientificité des « sciences sociales », qu’elles éclairent davantage l’aspect plus strictement économique ou plus spécifiquement sociologique.
Quoi de plus « sciences sociales » par exemple que les travaux d’Eric Maurin sur le phénomène français récent de « ghettoïsation par le haut » de groupes sociaux hiérarchisés tentant par des stratégies économiques (s’appuyant sur le prix de l’immobilier), culturelles (le « choix » de l’établissement scolaire puis de la filière) et sociales (la valorisation de l’entre-soi, les pratiques culturelles et artistiques, comme le montrent les travaux des sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot), éléments d’interrogation que l’on retrouve partiellement dans le sujet de sciences sociales du concours des ENS de 2007 : l’éducation est-elle efficace ?
De la consommation aux classes sociales les étudiants sont alors amenés progressivement vers l’approche des grandes écoles de pensée en sociologie et de leur institutionnalisation (partie importante du programme des épreuves orales), de l’école historique allemande à la sociologie américaine en passant par le durkheimisme de sa naissance en France, sans oublier bien entendu l’analyse de Marx. La description des « luttes de classes en France » permet ainsi de renvoyer au cours d’histoire sur la période, tout en montrant comment à partir de la monarchie de juillet se met en place (et au pouvoir politique) une bourgeoisie financière qui se reconvertira en bourgeoisie industrielle sous le second empire.
Le cours d’économie monétaire et financière (partie importante du programme d’écrit d’économie, tant sur le plan des analyses théoriques qu’empiriques) pourra prendre la continuité en partant de la construction du système bancaire français, puis de son évolution jusqu’à la mise en place du marché monétaire moderne et les réformes fondamentales du milieu des années 1980, avènement d’une financiarisation de l’économie et de la société dont on mesure les méfaits à l’heure actuelle, dans ce mouvement du capitalisme que Gilles Dotaler et Bernard Maris en reprenant le concept freudien, qualifient de « pulsion de mort » (Albin Michel, janvier 2009).
Rappelons enfin que les professeurs de sciences sociales en B/L ont le plus souvent commencé par enseigner en ES … ou qu’ils sont eux-mêmes issus de la filière B/L … qui a déjà 25 ans d’existence et a produit une grande partie des jeunes agrégés de la discipline. De par leur formation intellectuelle ils sont sensibles à la complémentarité des approches économiques et sociologiques, par leur fréquentation des élèves de la filière ES ils sont soucieux de les accueillir en leur montrant où et comment puiser le meilleur d’eux-mêmes.

Jean-Claude Val, Professeur de sciences sociales en Khâgne B/L,
Lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg
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