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De la classe ordinaire au décloisonnement

Le code de déontologie, le cahier des charges, les prescriptions institutionnelles demandent de plus en plus de travailler ensemble au sein des collectifs des enseignants.

Pourtant nous savons que les enseignants rechignent à travailler en équipe et se plaignent des séances de travail en commun. Même lorsqu’ils le désirent, les collaborations entre eux sont remplies d’embûches. Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque le travail en équipe ?

De l’échange de matériel et de méthodes pédagogiques

Les enseignants échangent souvent du matériel pédagogique, des séquences d’enseignement. Lors de ces échanges nous voyons que même s’ils s’inspirent du matériel pédagogique créé par les collègues, les enseignants doivent le remettre au goût du jour dans leur classe, l’adapter à leurs élèves, au groupe-classe. La meilleure séquence d’enseignement, la mieux préparée par son collègue demande à être retravaillée en fonction de ses propres besoins d’enseignement et de suivi réel des élèves en classe.

Comment des enseignants peuvent-ils dépasser le simple troc ou échange de matériel  et plutôt travailler ensemble autour du suivi des élèves dans leurs propres apprentissages afin que ces derniers apprennent mieux ?

Enseigner à tous les élèves de la cohorte

Dans une école primaire genevoise, six enseignantes ont décidé de faire un décloisonnement en maths avec la cohorte de quatre classes (76 élèves de 1P-2P). ( les élèves ont 4-5 ans en 1P -primaire 1ere année- et 5-6 ans en 2P/ école obligatoire en Suisse à partir de 4 ans).

Le décloisonnement est une organisation du travail scolaire qui « fait tomber » les murs de la classe et permet à l’enseignant d’enseigner à d’autres élèves que ceux qui lui sont assignés habituellement. Dans ce cas précis, la cohorte de quatre classes a été réorganisée en différents groupes d’enfant une heure par semaine, durant 6 semaines.

Ce décloisonnement, basé sur des jeux de mathématiques de la méthode officielle romande pour le cycle initial 1P-2P confiait à six enseignantes la charge d’une activité pendant les six semaines prévues. Les objectifs à atteindre à travers les différents jeux mathématiques de la méthode AMPCI (activité de mathématiques pour le cycle initial) étaient :

  • MSN mathématiques et sciences de la nature 11 : Explorer l’espace
  • MSN 12 :Poser et résoudre des problèmes pour construire et structurer des représentations des nombres naturels
  • MSN 14 : Comparer et sérier des grandeurs

S’y ajoutaient les capacités transversales également présentes dans le plan d’études romand  :

  • La collaboration
  • La démarche réflexive
  • Se situer à la fois comme individu et comme membre de différents groupes
  • La participation à la construction de règles facilitant la vie et l’intégration à l’école et l’ application de ces règles

Les enseignantes ont regroupé les élèves en six sous-groupes  homogènes, par niveaux, selon cette organisation-là, les enseignantes ont pu prendre plus en considération les difficultés des élèves face aux tâches de 6 à 12 élèves .

  • Groupe 1 : élèves ayant beaucoup des facilités mathématiques et sans problèmes de comportement.
  • Groupe 2 : élèves ayant des facilités mathématiques mais nécessitant parfois un peu d’aide de la part de l’enseignant.
  • Groupe 3 : élèves ayant quelques difficultés mathématiques.
  • Groupe 4 : élèves ayant de grosses difficultés mathématiques.
  • Groupe 5 : élèves s’exprimant peu en grand groupe (élèves « mutiques » ou allophones) : 6 élèves.
  • Groupe 6 : élèves ayant de grandes difficultés à travailler en groupe et présentant des difficultés de comportement : 8 élèves.

Le plus grand défi de ce décloisonnement était ciblé surtout pour les groupes ayant des difficultés mathématiques (3 et 4) ainsi que pour les groupes 5 et 6, dont l’objectif principal était de travailler sur des objectifs transversaux (surtout la collaboration et la démarche réflexive). Pour ces deux sous-groupes, les mathématiques n’étaient qu’un prétexte afin de travailler les objectifs de formation générale qui sont fondamentaux pour la suite de la scolarité à l’école primaire genevoise. La grande majorité des enfants du groupe 6 n’avait aucun problème d’apprentissage en mathématiques.

Quels effets sur les élèves ?

Les effets les plus visibles ont été observés dans le groupe 5.  A seulement 6 élèves, il a été beaucoup plus facile pour quelques-uns de s’affirmer. Les enseignantes ont donc pu se concentrer sur le travail mathématique et évaluer plus facilement leur niveau. Le dispositif, plus que le travail de l’enseignante, a contribué à les mettre en confiance, à pouvoir prendre du temps pour s’exprimer ou simplement à changer leur propre vision d’eux-mêmes dans une nouvelle dynamique de groupe et ainsi à faciliter l’expression orale pour ces élèves.

Beaucoup d’élèves ont également pu progresser dans les objectifs purement mathématiques, notamment dans le groupe 4. Cela peut aussi être dû au petit effectif qui a permis aux enseignantes de consacrer plus de temps aux élèves en difficulté mais également à cerner de manière plus affutée les difficultés de chacun pour procéder à des remédiations adéquates.

Les élèves des groupes qui n’avaient pas ou peu de difficultés, ont pu jouer jusqu’au bout les jeux les plus longs. Dans ce groupe, le travail a surtout consisté à expliquer les règles des jeux au début de la leçon et à interagir avec les élèves pour les aider à verbaliser leurs stratégies.

Pour le groupe des élèves ayant des difficultés de comportement, les discussions métacognitives ont été un cheminement d’échecs et de réussites, comme ce moment extrêmement intéressant, où l’un des élèves du groupe s’est, à un moment donné, distancé complètement des autres. Si en classe, lors des moments de jeu il jetait systématiquement les dés par terre ou ne restait pas tranquillement assis sur sa chaise, il a pris une posture d’observation des autres qui a permis à son enseignante d’amorcer avec lui une discussion sur ce qu’il ressentait face aux comportements des autres élèves.

Dans ce travail ponctuel de collaboration, les enseignantes ont donc fait évoluer leurs objectifs, leurs attentes, partant des objectifs mathématiques et trouvant ainsi la nécessité de travailler les objectifs transversaux. Les échanges, les débriefings entre enseignantes se passaient souvent dans l’informel, beaucoup de savoirs sur les élèves se sont cependant construits. Aurait-il fallu mettre un cadre plus formel aux moments d’échanges entre enseignants ? Tous ont en effet eu lieu sur le moment de récréation suivant le décloisonnement, à chaud, après le travail avec les élèves, après avoir observé les élèves au travail, dans les situations de mathématiques. Dans le travail au quotidien, dans l’urgence des multiples tâches à faire, les enseignantes se sont efforcées d’avoir une posture réflexive sur ce travail de collaboration et cela au bénéfice des élèves.

Quels effets du travail en équipe sur le travail enseignant ?

Par ce travail, chacune des enseignantes, a mieux connu la cohorte des élèves de 1P-2P de l’école. Les enseignantes ont pu partager des inquiétudes et parfois poser une observation plus aiguisée sur quelques élèves ou avoir une nouvelle vision plus objective et plus distancée. Elles ont de cette manière développé un regard, une analyse et une co-responsabilité face à tous les élèves de la cohorte.

Chacune des enseignantes a dû s’adapter aux différents groupes et mettre en place des stratégies qu’elle a ensuite partagées avec les autres. Les discussions après chaque séance ont surtout porté sur les élèves des groupes 5 et 6 : il s’agissait de ceux qui les inquiétaient le plus et pour lesquels certaines se sentaient parfois démunies. La vision croisée de six professionnelles sur ces mêmes enfants a permis de trouver ensemble des pistes de travail, des propositions à mettre en place pour les élèves, mais également du soutien collégial dans l’équipe.

Dans le groupe 6 certaines enseignantes ont mis en place des discussions métacognitives avec les élèves, d’autres ont plutôt travaillé sur les postures en passant par des exercices corporels ou de respiration.

Pour deux élèves en particulier, les pistes partagées dans le groupe ont été reprises par l’enseignante dans son groupe classe, il s’agissait d’exercices de centration de l’attention avant de commencer un travail pour que les élèves puissent se concentrer plus facilement sur leurs activités d’apprentissage.

La co-responsabilité : se réapprendre le métier d’enseignant

Par cette rupture avec l’organisation du travail par classe, les enseignantes se sont entièrement co-responsabilisées autour des élèves d’une cohorte, à la recherche d’une meilleure prise en charge des élèves, chacun d’eux avec ses difficultés spécifiques.

Les enseignantes disent avoir appris des unes et des autres, des plus expérimentées aux plus novices, avoir profité des compétences les plus pointues de certaines collègues pour s’approprier le métier, mais pas seulement. Ce partage d’expérience a été une formation réciproque entre les enseignantes, un moyen d’apprendre ou d’approfondir en partant de la réflexion sur les pratiques des collègues.

Chaque enseignante est arrivée dans ce décloisonnement avec son expérience personnelle, ses richesses, sa vision des élèves mais aussi sa vision pédagogique. Parfois aussi avec ses déceptions ou désarrois face à ses propres élèves. Toutes avaient un parcours très différent : l’une venant de la division moyenne et ayant pour la première fois des 1P-2P, d’autres ayant depuis plusieurs années le même degré et connaissant parfaitement les objectifs poursuivis par ces jeux de maths. Il a été très intéressant de croiser toutes ces visions sur les mêmes élèves puisque là où une enseignante pouvait avoir envie de baisser les bras, d’autres étaient là pour lui donner des pistes.

L’une des six enseignantes a notamment une très grande expérience dans le suivi des élèves en difficulté. Elle a toujours amené une vision très positive sur les comportements provocateurs des élèves du groupe 6. Un regard qui a sans aucun doute valorisé ces enfants peu habitués à cela et pourquoi pas aussi certaines enseignantes qui baissaient parfois les bras ?

Même les enseignantes plus novices ont pu amener leur expérience, acquise en formation, par exemple sur les stratégies mathématiques. Il ne s’est pas seulement agi d’une formation verticale des enseignantes les plus expérimentées aux nouvelles.
Etant sur un pied d’égalité, elles ont pu échanger, ce travail en équipe autour des objectifs d’apprentissages et du suivi des élèves étant, sans aucun doute,  un moyen d’apprentissage collectif des enseignants et  de formation réciproque.

Andreea Capitanescu Benetti, chargée d’enseignement dans la formation des enseignants primaires, Université de Genève
Melissa Rahal, enseignante à l’école primaire genevoise