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De l’impossibilité de l’école du mérite

« À chacun selon ses mérites », et les vaches (ou les intérêts de la société) seront bien gardées. L’école est chargée d’évaluer puis de répartir les enfants sur la base de leur mérite, tandis que l’égalité des chances, pour peu qu’on s’en saisisse, viendrait redresser les inégalités de naissance. Mais ce n’est pas si simple, ni si efficace, que cela.

« Il naît des hommes, il naît des femmes, il naît des filles uniques et des familles de dix enfants, il nait des enfants doués pour les études et d’autres doués pour les travaux manuels… Ce sont des disparités, des différences neutres par rapport à tout sentiment de justice ou d’injustice. »

(Valéry Giscard d’Estaing, discours de 1970, cité par D. Merllié dans « Psychologie et mobilité sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, n°3, p.87-97)

ou encore…

« Les enfants, à partir du moment où ils naissent, sont différents, et il faut à un moment donné les confronter à cette réalité. Il y en a qui travaillent plus que d’autres, et d’autres qui travaillent moins, certains ont des difficultés et d’autres n’en ont pas, eh bien il faut leur faire vivre cette réalité ! »

Stéphanie Pernod-Baudon, vice-présidente en charge de la formation continue et de l’apprentissage en Auvergne-Rhône-Alpes, en séance du conseil régional en juin 2016.

Cette rhétorique de la naissance ou du mérite est omniprésente dans les sociétés où les personnes sont a priori considérées comme égales, dès lors qu’il faut dans le même temps justifier les inégalités qui existent en leur sein. Les inégalités, à l’école ou dans la vie, vont être jugées acceptables si on peut les considérer comme découlant du mérite, sans qu’il soit d’ailleurs nécessaire de définir précisément ce terme : si on admet plus ou moins implicitement qu’il y a des enfants qui ont plus ou moins de chance (ils sont nés « doués » dit Valéry Giscard d’Estaing), on souligne aussi que certains « travaillent plus que d’autres ». Certes, on admet que pour que les mérites s’expriment, l’égalité des chances doit être réalisée : si la société doit permettre aux personnes de satisfaire leurs aspirations et de déployer leurs talents, encore faut-il qu’elles ne soient ni entravées ni favorisées indûment par des caractéristiques sans rapport avec leurs mérites personnels (leur milieu d’origine, leurs caractéristiques physiques).

« Le mérite est une fiction. On sait que ça ne fonctionne pas. Dans la pratique, certains disposent d’avantages. En soi, le mérite est d’ailleurs une notion discutable (est-ce un mérite que d’aimer les maths ?), d’une cruauté sans nom, parce qu’il fait porter aux individus la responsabilité de situations qu’ils ne contrôlent pas entièrement. La victime du système n’est pas habilitée à le critiquer, puisqu’elle a “échoué”. »

François Dubet, « Qu’est-ce que récompense le mérite scolaire ? », Alternatives économiques, n° 228, septembre 2004.

Si personne ne soutiendrait que l’égalité des chances est parfaitement réalisée, l’invocation du mérite résiste pour deux types de très bonnes raisons. D’une part, invoquer le mérite permet de justifier les inégalités puisque, d’après la Déclaration des droits de l’Homme, celles-ci « ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », c’est-à-dire sur les services que les individus se montrent capables de rendre à la collectivité, quelles qu’en soient les raisons. D’autre part, et tout aussi important (notamment pour les éducateurs, parents ou enseignants), invoquer le mérite est psychologiquement utile. Car comment pourrait-on encourager les enfants à s’investir dans le monde (notamment dans leur travail scolaire) sans leur laisser espérer qu’ils en seront récompensés ? Nous avons tous besoin de croire dans le fait que nos efforts « paient » ou paieront… De plus, toute coopération sociale serait impossible si l’on ne croyait pas que les autres se comporteront de manière juste. On a donc besoin de croire que la vie est juste (pas toujours, certes, mais raisonnablement), que ce que nous faisons aura une sanction ; le mérite est alors, comme le dit François Dubet, une « fiction nécessaire »

Comment l’école pourrait-elle détecter les mérites ?

C’est particulièrement important à l’école, instance chargée de détecter les mérites et de classer, par les diplômes qu’elle délivre, les élèves en fonction de leur mérite. Or, on le sait, cette tâche est de fait difficile, et le constat récurrent de fortes inégalités sociales de carrières scolaires est là pour le rappeler.

Car quand on étudie les scolarités, on observe non seulement que les difficultés des enfants sont très précoces, mais qu’elles se concentrent avec tellement de netteté dans certains groupes sociaux qu’il est exclu qu’elles puissent résulter du jeu du mérite. Qui dirait que les jeunes enfants de milieu défavorisés qui peinent à apprendre à lire manquent de mérite ? En outre, les inégalités de carrières scolaires découlent d’inégalités de « choix » qui se manifestent, à réussite comparable. Ces inégalités de choix (d’options, d’établissement) n’ont évidemment aucun rapport avec le mérite.

De plus, l’école elle-même n’est pas neutre. On s’attendrait à ce qu’elle soit la garante d’une juste compétition, et, de manière encore plus évidente, à qu’elle ne vienne pas apporter sa pierre aux inégalités sociales. Or, la recherche montre que le maître, la classe ou l’école fréquentés pèsent parfois d’un poids de fait aussi lourd que les caractéristiques personnelles de l’élève. L’école apparaît donc en partie responsable des résultats des élèves, quels que soient leurs efforts.

Faire des efforts

Que certains enfants fassent « plus d’efforts » que d’autres, c’est clair. Mais c’est plus facile pour certains que pour d’autres. Car comment pourraient-ils se montrer également performants dans une société inégale où, la première heure, ils sont plongés dans un environnement social dont les psychologues démontrent le caractère inégalement stimulant ? La distribution des aptitudes et des motivations risque donc d’être inégale, sans que l’on puisse en la matière invoquer le mérite.

Dire cela ne revient pas à entériner ces inégalités : elles sont éminemment sociales. Mais la priorité doit être d’égaliser les environnements où grandissent les enfants, ce qui est bien plus exigeant que de se caler sur des inégalités de performances observées à un moment donné pour organiser une sélection drastique et irréversible.

On sait aujourd’hui que les êtres humains sont capables d’apprendre tout au long de la vie et il n’y a pas de raison de se résigner face à l’échec de certains enfants ; il faut s’arc-bouter pour leur permettre d’acquérir au moins ce qui leur sera nécessaire pour évoluer ensuite, et nous en sommes sans aucun doute capables, autant que les nombreux pays dont les enquêtes PISA montrent qu’ils comptent à 15 ans un très faible pourcentage d’élèves faibles. Outre le fait d’entériner ainsi une injustice – puisqu’on ne choisit pas sa famille-, on risquerait, à baisser les bras, de se priver à terme de « ressources humaines » dont on a besoin !

Mais il n’est pas question de renoncer au mérite, seulement, et c’est essentiel, à son caractère hégémonique qui conduit à hypertrophier ce qui n’est qu’une définition des fonctions de l’école, classer les élèves. Parce que l’école doit former et plus largement éduquer, elle ne peut être seulement un vaste espace de compétition, en se désintéressant du sort de ceux qui restent à la traîne. Une école du pur mérite n’est donc pas seulement impossible dès lors que les enfants grandissent dans des environnements inégaux, elle compromettrait sérieusement des pans entiers de ses missions éducatives et engendrerait des gaspillages et des « coûts » spécifiques.

Marie Duru-Bellat
Professeur émérite à Sciences po et chercheuse à l’Irédu

Ce qu’en dit Yves Michaud :

« En fait, la sélection au mérite est inévitablement remise en question par la nature des activités sociales et professionnelles contemporaines. Dès lors que le diplôme ne garantit pas la compétence ou pas la totalité de la compétence, on doit faire intervenir des normes subsidiaires ou complémentaires propres à la profession, ou au métier, ou à la situation sociale. L’évaluation du mérite tend alors à se dissoudre jusqu’à ne plus être qu’un principe de couverture morale des actions signifiant… qu’on ne pratique pas l’arbitraire.
Au bout du compte, le poids des héritages sociaux l’emporte de nouveau. »

Yves Michaud, « Qu’est-ce que le mérite scolaire ? », Regards croisés sur l’économie, 2/2012 (n° 12), p. 189-202.


À lire également :

De sérieuses inquiétudes Par Cécile Blanchard

Les sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale Recension de l’ouvrage de François Dubet, Marie Duru-Bellat et Antoine Vérétout, Seuil, 2010.

Le mérite contre la justice Recension de l’ouvrage de Marie Duru-Bellat, Les Presses de Sciences Po, 2009, 166 pages.

L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie Recension de l’ouvrage de Marie Duru-Bellat, Éditions du Seuil, 2006.

L’école, l’égalité des chances, la gauche et la droite Par Denis Meuret