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Comprendre vraiment ce que les neurosciences ont à dire

Parce qu’ils s’intéressent à un même objet – le cerveau – chercheurs en neurosciences cognitives et enseignants étaient naturellement amenés à se rencontrer pour échanger leurs points de vue sur l’apprentissage et les meilleures manières d’enseigner. Le résultat de ce dialogue porte maintenant le nom de neuroéducation : un champ de recherche à part entière qui séduit et inquiète tout à la fois. Il séduit, forcément, car en levant les mystères du cerveau, les neurosciences semblent pouvoir également révéler des secrets bien cachés qui permettraient à chacun d’apprendre et d’enseigner vite et bien.

Mais il inquiète aussi, parce qu’il confronte les professeurs à un champ de connaissances nouveau et vaste où il est facile de se perdre, et parce qu’il est susceptible de remettre en question leurs pratiques et leur savoir de terrain. Il n’est dès lors pas étonnant que la neuroéducation divise le monde de l’éducation : entre des enseignants emballés mais parfois victimes, dans leur enthousiasme, des « neuromythes », et d’autres acteurs de l’éducation plus sceptiques, voire franchement hostiles, envers des chercheurs dont l’assurance semble parfois inversement proportionnelle à leur expérience des salles de classes.

Pourtant, d’autres formes d’enseignement moins académiques, dans le domaine du sport par exemple, n’hésitent pas à se nourrir des dernières découvertes sur le corps humain pour parfaire les techniques d’apprentissage et d’entrainement, par pragmatisme et souci de performance : nombre d’athlètes sont ainsi guidés non seulement par un entraineur, pour les aspects techniques et stratégiques, mais aussi par un préparateur physique, fin connaisseur de la physiologie humaine et soucieux que la nature et le volume des entrainements et des compétitions respectent la manière dont le corps de l’athlète est construit.

Ni méfiance ni fascination

Pourquoi ne pas reprendre la même logique quant il s’agit du cerveau et de formes d’apprentissage plus « intellectuelles » ? Au fur et à mesure que progressent nos connaissances sur le cerveau humain, l’émergence de la neuroéducation est inévitable, et cet ouvrage remarquable vient à point nommé pour démythifier cette nouvelle discipline et prôner une attitude médiane et raisonnable : comprendre vraiment ce que les neurosciences ont à dire et examiner sans méfiance ni fascination ce qu’elles peuvent apporter, comme améliorations des pratiques et des environnements d’apprentissage. Ce livre est une petite perle, qui fourmille de conseils pratiques et de réflexions utiles et souvent profondes, par exemple sur le statut que l’on donne à l’erreur dans notre système éducatif. Il est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas écrit par une scientifique mais par une pédagogue, du point de vue du professeur dans sa classe.

Voici l’illustration parfaite qu’une enseignante peut vaincre ses éventuels complexes vis à vis d’une discipline scientifique d’apparence ardue pour en saisir les grandes lignes, et constater qu’elles sont finalement suffisantes pour son activité de tous les jours. Elle a mille fois raison ! Rassurons ici les enseignants affolés par la complexité du cerveau : ils n’ont pas à en connaitre tous les rouages. Pour le cerveau, comme pour la météo ou l’économie mondiale, les grands principes qui gouvernent la plupart des systèmes complexes peuvent être appréhendés rapidement par le plus grand nombre.

Je me souviens ainsi d’un très bon documentaire qui permettait de comprendre en une petite heure la crise des subprimes aux États-Unis et ses répercutions mondiales, sans jamais rentrer dans le détail des multiples mécanismes régissant la finance à un niveau local. De même, je suis convaincu qu’un enseignant motivé peut acquérir rapidement une compréhension suffisante des grands systèmes qui interagissent dans le cerveau, pour reconnaitre d’un seul coup d’œil une pratique pédagogique adaptée à son fonctionnement, sans doute aussi bien qu’un neuroscientifique.

Reconnaître les processus cognitifs à l’œuvre

D’ailleurs, ne sous-estimons surtout pas la connaissance qu’ont les enseignants du cerveau humain ! Nombre de processus cognitifs impliqués lors de l’apprentissage sont en effet conscients : ils peuvent être « reconnus » de l’intérieur au moment de leur mise en action.

Quiconque ayant un minimum de capacité d’introspection peut par exemple observer par lui-même qu’il fait appel à l’imagerie mentale s’il doit compter mentalement le nombre de « e » dans le mot « fenêtre » quand il l’entend prononcer, ou bien qu’il utilise une boucle d’auto-répétition mentale verbale (« la petite voix ») pour apprendre un texte par cœur. Il peut donc faire des hypothèses sur la plupart des processus mentaux mis en jeu par ses élèves et même valider ces hypothèses en les interrogeant, pourvu qu’il ait un peu d’expérience. Savoir que la pars opercularis de l’aire de Broca est active pendant l’apprentissage de cette poésie ne lui apporterait pas beaucoup plus d’informations utiles pour sa pratique. De même, savoir que le circuit de récompense s’active au moment où l’attention de l’enfant dévie de sa lecture vers une petite image réjouissante dans le coin de la page ne lui apporterait pas beaucoup plus qu’un simple rapport verbal (« j’ai eu envie de regarder le petit bonhomme rigolo »).

Pas de prescription concernant la manière d’enseigner

Au sein du programme d’éducation à l’attention ATOLE que je mène, et qui est si bien décrit dans ces pages, il m’arrive de proposer aux élèves des stratégies cognitives qui auraient pu être trouvées par des enseignants totalement ignorants des neurosciences. Soyons lucide : il est très à la mode d’accoler le préfixe « neuro » à une discipline ancienne pour la rendre séduisante, mais les critiques ne manquent pas de relever qu’il s’agit souvent de justifier des pratiques anciennes à l’aide d’un vocabulaire emprunté aux neurosciences (que dire de la neuroéconomie ou du neuromarketing ?). Je ne crois pas, d’ailleurs, que les neurosciences cognitives soient arrivées à un niveau de maturité suffisant pour être prescriptives concernant la manière d’enseigner.

L’enseignant un peu curieux agit de facto comme un scientifique dans sa classe : il peut formuler et tester des hypothèses concernant l’efficacité de telle ou telle méthode pédagogique pour tel ou tel enfant. Ce qui va lui manquer, c’est surtout la capacité à généraliser ses résultats : la même méthode fonctionnera-t-elle chez mon collègue ? Dans la classe l’an prochain ? Au printemps plutôt qu’en hiver ? Avant ou après la séance de sport ? Mais le spécialiste en neurosciences n’est pas forcément capable de répondre à ces questions non plus; tout au plus peut-il tenter de généraliser en s’appuyant sur des invariants du cerveau humain.

Mais gardons à l’esprit que ces « invariants » sont toujours déduits d’expériences ayant aussi leurs limites, soit parce qu’elles ont été réalisées sur des modèles animaux, soit dans le cadre de tâches cognitives aux consignes claires et délimitées dans le temps bien loin de la réalité d’une salle de classe. Il s’écoulera peut être 50 ans, voire 100 ans avant que l’on puisse étudier avec une précision décente l’activité du cerveau d’un groupe d’élèves de fin de CP dans le contexte d’une classe !

Apporter un cadre conceptuel

Dans ce cas, quel est vraiment l’apport des neurosciences ? A la fin de ma première année d’études réellement consacrée au cerveau (ce qu’on appelait alors « DEA », de sciences cognitives), je me souviens être arrivé à la conclusion que cette année ne m’avait pas appris tant des connaissances nouvelles qu’une manière nouvelle de penser à moi-même et un cadre conceptuel pour comprendre et interpréter jusqu’aux actes les plus simples de ma vie quotidienne. J’avais été subjugué par la découverte de cette « mécanique » qui, dans mon cerveau, déterminait ma perception et mon rapport au monde.

Quand l’enfant s’attribue une étiquette immuable (« pas intelligent », « distrait », « intello », « pas doué en maths »), cette étiquette semble faire partie de lui-même, comme si elle était associée à quelque chose en lui de fondamental et immuable qui le définit pour toujours. Mais si les neurosciences nous apprennent quelque chose, c’est bien que ce « moi » fondamental et immuable est bien difficile à trouver dans le cerveau. La simple découverte que tout est affaire d’interactions, de réseaux en perpétuelle évolution aide à se convaincre que rien n’est vraiment figé et que l’apprentissage et le changement sont toujours possibles.

À partir du moment où les chercheurs, dans leurs instituts de recherche nationaux, commencent à disposer d’un corpus de connaissances sur le cerveau suffisant pour être force de proposition pour améliorer la manière d’enseigner, il apparait naturel qu’ils jouent pleinement ce rôle, car il s’agit d’un service (rendu au) public. Que les enseignants leur fassent bon accueil sans jamais perdre leur esprit critique et qu’ils les aident à adapter leur savoir théorique à la réalité des classes. Faisons tous preuve d’un esprit humble, souple et curieux pour apprendre les uns des autres et aider les enfants du mieux que nous le pouvons.

Jean-Philippe Lachaux
Directeur de recherche en neurosciences cognitives au sein de l’unité de l’INSERM « Dynamique cérébrale et cognition »


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