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Comment les pattes sont-elles venues aux animaux ?

Les élèves expriment une certaine aisance dans la compréhension de l’évolution du vivant, mais avec des écarts par rapport au savoir scientifique qu’il faut savoir analyser.

Une erreur fréquente est de penser les changements évolutifs comme résultant directement des changements des conditions écologiques : l’évolution du vivant est comprise comme un processus individuel, voire intentionnel de transformation de l’être vivant, qui oriente ses mutations afin de s’adapter aux nouvelles conditions du milieu, d’assurer sa survie.

Voici un extrait d’un dialogue de classe au moment du repérage de l’erreur[[Les mots et expressions indices d’une présence de l’erreur, sont en gras dans l’extrait.]] par l’enseignant :

Enseignante : Vous parlez de survie aux conditions du milieu. Réfléchissez bien : Est-ce que, ainsi vous vous expliquez qu’il y a une évolution ?
Chaima : Non, s’adapter avec le milieu ne veut pas dire nécessairement, changer, il peut y avoir changement ou ne pas y avoir de changement.
Nouha : Non, il y a nécessairement changement.
Sawsen : Oui, parce que pour s’adapter, il faut nécessairement changer.
Manel : Oui, il y a changement au niveau de l’organisme.
Nouha : L’être vivant va subir une amélioration qui va lui permettre de vivre dans les nouvelles conditions.
Inès : C’est une adaptation.
Enseignante : Je récapitule ce que vous venez de me dire, si j’ai bien compris : si jamais il y a changement, qu’est-ce qui en est responsable ?
Nouha : Les circonstances du milieu.
Manel : Oui, les facteurs du milieu.

Ce discours montre la présence chez les élèves d’une conception que j’ai nommée « adaptationniste » car elle traduit une équivalence entre le processus de l’adaptation et celui de l’évolution du vivant. Elle cache également un obstacle épistémologique exprimant une « volonté adaptative » interne à l’être.

Cette conception ne prend pas en compte trois dimensions essentielles des mécanismes évolutifs : l’échelle de la population, le hasard et la contingence.

Une stratégie didactique pour traiter l’obstacle

Il est possible de traiter l’erreur en s’attaquant aux conceptions et obstacles dont elle témoigne. Une fois l’obstacle caractérisé, Jean-Pierre Astolfi et Brigitte Peterfalvi proposent une stratégie de traitement en trois étapes (cliquer ici pour consulter leur article) : une déstabilisation de l’obstacle, une reconstruction alternative et une identification de l’obstacle par les élèves.

La déstabilisation est une action initiée par l’enseignant pour confronter les élèves à leur conception. La construction alternative est orientée vers l’apport ou l’élaboration collective d’un nouveau modèle explicatif alternatif, en l’occurrence le modèle scientifique relatif au phénomène étudié. Le troisième moment auquel il faudrait accorder une importance particulière est celui de l’identification de l’obstacle et par suite la caractérisation de l’erreur par les élèves.

Dans le cas présent, j’ai choisi un dispositif simple : confronter les élèves au savoir scientifique afin de susciter chez eux des questionnements en lien avec leur conception « adaptationniste ».

Déstabilisation de l’obstacle

J’ai choisi un outil didactique inhabituel pour les élèves : un extrait d’article scientifique rapportant les résultats de recherches relatives aux premiers tétrapodes, premiers vertébrés passés du milieu aquatique au milieu terrestre. Dans la conception « adaptationniste » des élèves, on pourrait penser que l’apparition des membres des tétrapodes serait la conséquence du dessèchement des zones aquatiques : une nécessité de changement dictée par les nouvelles conditions écologiques afin de permettre la survie des êtres qui étaient initialement aquatiques et dépourvus de membres leur permettant le déplacement sur la terre ferme.

Pour susciter l’émergence d’un questionnement dans une situation de conflit sociocognitif, les élèves en groupes de quatre à cinq ont analysé les données scientifiques sur l’apparition des membres des tétrapodes (cf. texte ci-dessous) avec la consigne suivante : « Peut-on continuer à affirmer que les changements dans l’environnement constituent la cause directe dans la transformation de l’espèce (microévolution) et les changements intergroupes (macroévolution) ? Argumentez. »

« Mais qui étaient les premiers tétrapodes (Les animaux à quatre pattes) ? […] Il est maintenant certain qu’ils appartenaient aux Sarcoptérygiens (Poissons dont les nageoires pectorales et pelviennes forment des lobes musculeux renforcés par un squelette interne dont les os s’articulent les uns aux autres, comme dans la patte des Tétrapodes). Ces poissons ne sont plus aujourd’hui représentés que par deux groupes : les dipneustes […] et les cœlacanthes […] Quand et dans quelles circonstances la transition s’est-elle faite entre les poissons Sarcoptérygiens et les Tétrapodes ?
Le rêve de tout paléontologue est de découvrir […] une forme de transition, qui n’entre dans aucune catégorie moderne et qui comble un “trou” de la chaine fossile. Ce rêve est devenu une réalité en 1987. Cette année-là, une expédition […] nous a permis de découvrir une multitude de restes d’Acanthostega gunnari : le plus primitif des précurseurs connus des tétrapodes. […] Son anatomie est […] à l’origine d’idées nouvelles sur les premiers quadrupèdes.
Les premiers concernent l’apparition des membres […] Pendant de longues années Ichtyostéga un tétrapode primitif contemporain d’Acanthostega, est resté la seule référence paléontologique. […] La structure de ses nageoires semblait préfigurer celle des membres des tétrapodes… Par ailleurs, chez (Acanthostega) la structure de l’“avant-bras” avec un radius plus long et plus mince que le cubitus est inverse de celle de tous les tétrapodes. En revanche, elle est similaire à celle de la nageoire d’Eusthenopteron et des autres sarcoptérygiens apparentés. Du fait de cette différence de longueur, l’articulation du poignet, qui ne pouvait guère se plier, ne pouvait pas servir à le porter. […] Son membre ressemblait plus à une pagaie incapable de soulever le corps du sol qu’à une patte véritable […] cette structure n’est pas une adaptation secondaire à la nage d’un membre conçu initialement pour la vie terrestre, mais bel et bien d’une structure primitive […].
Si la structure des membres d’Acanthostega est, comme nous le pensons, primitive, cela signifie que les premiers tétrapodes étaient dotés de sortes de pagaies qui n’étaient pas conçues pour porter le corps hors de l’eau. […] beaucoup de ces caractères (dont le membre des tétrapodes) sont apparus alors que les animaux étaient essentiellement aquatiques. 
 »

Débats de classe

Nouha : Le texte dit que l’apparition du membre des tétrapodes a eu lieu dans le milieu aquatique. Le membre s’est formé avant le passage du milieu aquatique au milieu terrestre.

Rahma : Est-ce qu’il y a eu ce changement pour que l’animal se trouve prêt à passer dans le milieu terrestre ?

Sawsen : Peut-être, mais ce qui est sûr, c’est que le changement a eu lieu avant le passage dans le milieu terrestre. C’est-à-dire que l’apparition du membre a eu lieu alors que l’animal était essentiellement aquatique.

C’est Nouha finalement qui le dit : les connaissances du texte sont contraires à leurs connaissances initiales, mais, bien hésitante, elle cherche une confirmation chez ses camarades.

Nouha : Oui, les changements ont lieu après le changement du milieu. Par contre cette preuve nous montre le contraire, l’adaptation se fait avant que l’animal subisse l’influence du milieu. Vous avez saisi ? Hein, c’est bien cela ? Les changements n’ont pas lieu sous l’influence des facteurs du milieu ! Vous avez bien saisi ?

C’est au tour de Abdou de reprendre l’explication pour préciser que ce sont plutôt leurs connaissances initiales qui sont contraires aux données du texte.

Abdou : Si je comprends bien, les tétrapodes n’ont pas été obligés de changer pour avoir des pattes. Avant, nous disions que ce sont les facteurs du milieu qui obligent les êtres à changer. Non, ici, on voit que le changement, la transformation ont eu lieu alors que les individus vivaient encore dans l’eau. Je lis : « beaucoup de ces caractères (dont le membre des tétrapodes) sont apparus alors que les animaux étaient essentiellement aquatiques. » Il y a eu une évolution progressive.

À ce moment, l’enseignant peut proposer l’élaboration collective d’un modèle explicatif alternatif, ici un enseignement sur les mécanismes de l’évolution du vivant.

Identification de l’obstacle

À la fin de cette étape de la reconstruction alternative vient un moment privilégié où l’enseignant vérifie la prise de conscience effective par les élèves de l’écart qui existe entre leur conception initiale et le savoir scientifique.

Nouha : Avant, j’ai toujours pensé que les êtres vivants subissent des mutations sous l’influence des conditions du milieu. Maintenant, je sais qu’ils ont subi des mutations avant qu’ils ne changent de milieu. Les conditions du milieu n’ont pas influencé directement le changement, les mutations…

Mais tous n’y parviennent pas…

Zeineb : Les différences s’accumulent au cours du temps. Si je prends l’exemple de la girafe, au cours du temps, il y a eu un allongement de son cou.

Abdou : Ne me dis pas que tu penses qu’elle a voulu allonger son cou ! Oh, non !

Manel : Ce n’est pas vraiment un changement, ce n’était pas un être et c’est devenu un autre. Elle a allongé son cou, c’est tout. C’est comme le joueur de basket à force de jouer, sa taille augmente.

Abdou : En raisonnant, comme elle dit, il serait possible que tout caniche devienne humain !

L’enseignement des sciences est un travail au long cours !

Saïda Aroua
Maitre-assistante Didactique de la Biologie. FST. Université Tunis El Manar. Tunisie