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Comment en parler ?

Faut-il parler en classe du Kosovo, demandait Pierre Madiot dans le billet du mois de mai des Cahiers ? Et si oui, comment ? Difficile question, sur laquelle nous reviendrons de manière plus générale dans le dernier dossier de l’année (et du siècle)  » Histoire, mémoire et vigilance « [[À noter les efforts faits par les magazines pour jeunes pour parler de manière claire, mais sans schématisme, du problème. Par exemple le hors série des Clés de l’actualité junior, écrit en collaboration avec la Ligue de l’enseignement, supplément au n° 202, éditions Milan, 3 000, rue Léon-joulin, 31101 Toulouse CEDEX 1.]].

Je voudrais simplement ici m’interroger en cette tragique occasion, à ma place spécifique d’enseignant de français : ne devrait-on pas plus souvent (c’est d’ailleurs un vu qui s’est exprimé dans les réponses des lycéens au questionnaire Meirieu) établir des liens entre ce que nous disent les textes littéraires ou ce dont ils parlent, à leur façon, et l’actualité, ou du moins les questions que nous pose l’actualité ?

Bien sûr, on pense à la littérature qu’on appelait jadis engagée, de Voltaire à Camus en passant par d’Aubigné ou Brecht. Les récits des horreurs de Candide ne sont pas et ne doivent pas être que des prétextes à relevé de champ lexical ou de figures de style.

Il y aurait aussi une relecture à faire des grandes épopées par exemple, de tous ces récits éternels où les bons, les élus affrontent les méchants, les félons. L’armée de Roland, face aux Sarrasins, à qui nous fait-elle penser quand elle massacre et n’épargne personne ? [[Idée suggérée par Marcelline Laparra dans une formation de formateurs.]] Il y a bien un dessous des cartes, qui ne nous empêchera certes jamais de goûter la sombre beauté de la mort du neveu de Charlemagne et de tant d’autres récits d’exploits, mais remet peut-être la littérature à sa place, qui est parfois de glorifier la haine.

Et puis, il existe des textes qui, plus précisément, nous permettent de mieux comprendre, de mieux vivre les événements qui se déroulent sous nos yeux. Et puisque l’été donne du temps à des lectures, je me permettrais de recommander un écrivain que j’ai tendance à mettre parmi les plus grands et qui en ces temps poignants serait peut-être à lire en priorité : Ismaïl Kadaré.

Il semble que je comprenne mieux les Balkans, dans ce qu’ils ont d’apparemment incompréhensible, en lisant, depuis plus de vingt ans, le romancier albanais. La présence de la mort, l’esprit de vengeance – qui est aussi une clé formidable pour mieux saisir l’enracinement de la tragédie antique dans la culture populaire de cette région, marquée par les lois de l’honneur [[Voir à ce sujet son formidable essai Eschyle, l’éternel perdant.]] – la perpétuation clanique des haines, la capacité à souffrir, le comportement parfois suicidaire, l’humour noir, tout cela est présent dans son uvre écrite superbement.

À côté de multiples romans qui évoquent ces réalités souvent de manière décalée, je citerai seulement deux textes, deux courts récits qui sont plus directement liés aux désastres actuels : Le cortège de la noce s’est figé dans la glace et le récent Trois Chants funèbres pour le Kosovo [[L’oeuvre de Kadaré est publiée en France par Fayard.]]. Ce dernier texte relate la fameuse bataille du Champ des Merles de 1389, dont l’anniversaire a marqué le déclenchement des conflits en Yougoslavie. Albanais et Serbes sont alliés contre les Turcs, mais subissent une lourde défaite. Comme toujours, les combattants sont accompagnés par les rhapsodes, les bardes. Mais ceux-ci ne connaissent que les chants de haine entre Albanais et Serbes.

Quant aux rhapsodes, ils chantaient les chants anciens, comme à leur habitude, sans rien y changer. Le prince serbe Lazare et le comte albanais Georges Balsha riaient ensemble à gorge déployée en entendant le guslar serbe réciter  » Levez-vous, Serbes, les Albanais vous ravissent le Kosovo !  » et les bardes albanais de chanter quant à eux :  » Dressez-vous, Albanais, le Slave nous enlève le Kosovo.  » (p. 32)

Et même dans la défaite, quand ils se retrouvent errants ensemble par les routes, ils ne peuvent que chanter ces chants-là, car ils n’en ont pas inventé de nouveaux ! Quant au Sultan ottoman, assassiné après la bataille, il repose là et voit passer de multiples générations (il entend même à la fin parler de Marlène Allbright), mais il voudrait pouvoir reposer en paix et quitter cette terre inhospitalière.

Pourquoi ne pas travailler avec des lycéens un de ces textes ? Et comment ne pas penser que notre rôle est bien de faire apprendre d’autres chants que ceux de la rivalité, de l’affrontement incessant, du cycle infernal de l’honneur bafoué et de la vengeance, sans tomber pour autant dans l’angélisme et l’oubli des réalités concrètes, que la littérature à l’occasion sait aussi nous rappeler ?

Jean-Michel Zakhartchouk