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Comment aider Morgane ?

Monica, professeure expérimentée de mathématiques, exerce depuis plusieurs années dans un lycée de banlieue, aux Mureaux. Cette année, une élève lui pose un problème qu’elle ne parvient pas à résoudre : Morgane, dont les difficultés extrêmes en mathématiques se heurtent à une volonté irréfragable de progresser. Monica a l’impression d’avoir tout essayé, pour un résultat nul. Elle se confie par un courriel à son réseau, en l’occurrence la liste de diffusion des adhérents du CRAP-Cahiers pédagogiques, le lundi 4 novembre 2013.

« J’ai cette année en classe de 2de une élève qui possède un profil très particulier : les bulletins de collège font apparaitre une très bonne élève dans toutes les disciplines, sauf en maths, où ses résultats sont proches du néant. Son début d’année de 2de est dans la continuité. Bien qu’elle compte faire une 1re L, elle a la volonté de progresser en maths et s’est inscrite en accompagnement personnalisé. Elle m’a dit vouloir commencer par revoir les équations. Je lui ai donc préparé une fiche récapitulant les techniques, avec une série d’équations à résoudre, commençant par des équations avec une seule opération à effectuer pour trouver l’inconnue (par ex : x + 2 = 7 ou 2 x = 7), et allant vers des équations plus complexes. Morgane a eu quelques réussites et beaucoup de ratés, mais, surtout, ne comprenait visiblement rien à ce qu’elle faisait. »

Les semaines qui suivent, Monica, avec tout son savoir-faire, fait d’autres tentatives pour lui faire comprendre que la résolution des équations intègre la notion de soustraction : devinettes mathématiques, opérations réciproques. Elle tente de l’amener à construire son chemin, à inventer sa méthode de calcul. Les questions qu’elle lui pose n’obtiennent pas de réponse, comme si elle lui parlait dans une langue étrangère. Aucun résultat.

Monica n’a jamais eu d’élève qui n’a pas du tout intégré le sens des opérations, et elle ne sait plus par quel bout s’y prendre pour l’aider à avancer. Les bases, bien sûr ! Elle recourt de nouveau à la liste du CRAP, en lançant un appel à destination de professeurs des écoles. Catherine lui répond de suite, s’enthousiasme de travailler sur les blocages et les impasses des élèves du secondaire : elle se doute que les problèmes de Morgane ont leur origine dans les pratiques des enseignants du niveau élémentaire. Cela va lui apporter un précieux retour sur les premiers apprentissages.

« C’est un travail que l’on fait en effet en CE1, et qui s’avère très délicat. Je pense que vu la valeur de nombres choisis, Morgane a pu compter sur ses doigts (virtuellement dans sa tête en se représentant les doigts) de 8 pour aller à 25. Ce que peut-être elle a du mal à avouer, déjà en fin de CP ils ont honte de se servir de leurs doigts ! Il faut donc enlever la honte (tu dois savoir faire cela, toi) et proposer des nombres plus grands où cette technique ne suffit plus. Avec la calculette, c’est intéressant, on peut y arriver par tâtonnement, c’est long et fragile, mais ça fonctionne. Et la soustraction est tellement plus efficace ! Quant à la multiplication, je pense que nous l’apprenons comme une addition réitérée, ce qui fabrique, d’après moi, le malentendu autour de cette opération. La notion de facteur, qui s’exprime bien par le même signe, est difficile à mettre en lien avec cette addition réitérée. Ton élève reprend fidèlement ce qui lui a été montré en élémentaire cycle 2, mais le lien entre 2 x et 2 multiplié par 15, c’est toi qui l’as fait. Et c’est ça qui lui échappe, or c’est là qu’est le savoir mathématique, dans ce lien. »

Corinne, professeure de mathématiques, avance une autre interprétation : cette élève a construit de vraies compétences mathématiques, mais elle ne le sait pas,parce qu’elle n’a pas accès au langage mathématique ; elle pourrait sans doute faire une rédaction pour répondre à des questions mathématiques, mais pas proposer de réponses en langage mathématique. À partir de cette analyse, Corinne déroule des pistes de travail avec l’élève : proposer des énoncés (avec réponses) sous forme de textes d’un niveau élémentaire, des réponses en langage mathématique et lui demander de relier ceux qui vont bien ensemble. Comme Monica l’a déjà mis en évidence, ce qui fera progresser Morgane tiendra dans l’explication de ses choix et une pratique réflexive qui permettra la construction du savoir.

Deux semaines après, Monica, suivant les pistes ouvertes par Catherine, prend le temps d’explorer avec Morgane son passé scolaire. En observant plus attentivement la classe, elle constate que Morgane est mise à l’écart, pas du tout intégrée et qu’elle est en butte au harcèlement de certains de ses camarades.

« Elle m’a raconté avoir été en difficulté générale dès la maternelle, suivie par une orthophoniste pendant trois ans, jusqu’à son redoublement de CP. Le suivi s’est arrêté après que la famille a déménagé. Elle ne se souvient pas avoir été suivie pour dyscalculie (elle ne connaissait pas le terme), mais plutôt pour ce qui était prononciation, lecture, écriture.

Elle a aussi été suivie par un psychologue, et dès le primaire, elle a eu des cours à domicile par Acadomia en mathématiques. Elle dit avoir vu défiler plein d’intervenants et avoir subi toutes les méthodes possibles et imaginables pour l’aider à calculer, à apprendre ses tables, à raisonner. Elle dit qu’elle était en difficulté partout, mais surtout en maths. »

Morgane explique que son incapacité à se concentrer vient du fait qu’elle se sent abandonnée par ses maitres. Elle a commencé à devenir bonne élève en CM1, année où elle a eu un « maitre attentionné et pédagogue » (c’est elle qui a employé ce terme). Elle confie que le fait d’être bonne élève lui demande beaucoup de travail et d’efforts, mais ailleurs qu’en maths, elle sait être efficace. Elle est déçue de ses notes de maths et en souffre beaucoup. Elle continue à demander de l’aide à sa professeure de mathématiques, qui accepte cette demande en donnant du travail supplémentaire, mais pense différencier le type d’exercice pour mieux l’aider à construire son autonomie.

Ce qui préoccupe Monica, c’est le phénomène de bouc émissaire dont Morgane est actuellement la victime : Anouchka, une élève en fauteuil roulant qui a intégré la classe au retour des vacances de Toussaint, s’est ouvertement moquée de Morgane. Monica n’a pas laissé faire, en réagissant immédiatement à des moqueries sous forme de grimaces à l’encontre de Morgane. Comment traiter cette situation, se demande-t-elle, alors qu’elle n’a pas la fonction de coordinateur de l’équipe pédagogique-professeur principal ? Comment faire quand celui qui exerce officiellement cette fonction ne s’y investit pas vraiment ?

Le 27 novembre 2013, Jean, chef d’établissement à la retraite, résume la situation en prenant en compte la globalité du problème et en insistant sur la nécessité de ne pas externaliser auprès de spécialistes le règlement des problèmes survenus dans une classe, hors les cas pathologiques : « Le harcèlement est souvent cause d’échec, on devrait y penser avant tout. Il semble qu’il y ait au moins deux problèmes de taille à régler d’urgence dans cette classe, Morgane et surtout Anouchka, les handicapés se revendiquant comme des élèves comme les autres. » Avec sa culture de responsable d’établissement, il insiste sur la nécessité de mobiliser la totalité de l’équipe pédagogique et de prévenir l’administration, vu les risques de dérapage.

Le même jour, Sylvain intervient dans la démarche de résolution du problème et s’appuie sur son expérience de la pédagogie institutionnelle et de la formation d’adultes ; il propose l’exploration de cette situation complexe par l’intermédiaire d’une séance d’analyse de pratiques professionnelles, pour travailler avec ces élèves le concept de discrimination.

« Le support auquel je pense, par exemple lors d’une heure de vie de classe, est celui de ce reportage canadien : La leçon de discrimination : http://www.radio-canada.ca/actualite/v2/enjeux/niveau2_10939.shtml Il permettrait aux élèves de situer les enjeux de cette question, d’organiser des échanges au sein de la classe et de s’entendre sur d’éventuelles règles de vie. Concernant cette élève (Morgane), peut-être qu’une autre piste serait de veiller à ce que son sentiment de compétence ne s’altère pas trop en raison de la batterie d’aides qui lui est apportée. Une idée serait d’insister plus sur ses forces et ses réussites que sur ses manques provisoires. »

Le 28 novembre, Geneviève, qui travaille avec l’Agsas (Association des groupes de soutien au soutien)[[Voir le site http://agsas.fr/]], signale qu’elle peut proposer des outils comme des ateliers de philosophie, utilisables en collège. Elle donne aussi une piste pour modifier la situation : il s’agit de changer le regard des enseignants sur Morgane (travail que Monica a fait), mais aussi le regard de Morgane sur elle-même (ce qui modifiera peut-être la place qu’elle occupe dans la classe). Comme le suggérait Sylvain, il faut parvenir à ce qu’elle reprenne confiance en elle en retrouvant une image positive à ses yeux.

« Un croisement de regards des participants au groupe, de la place qu’ils occupent (en fait exactement ce qui se passe ici dans nos échanges), permet de sortir d’une situation qui parait bloquée. Dans un troisième temps, on peut imaginer des pistes de modification dans les relations entre Morgane et les autres élèves. »

Le même jour, Monica, qui veut agir rapidement, sollicite les délégués de classe en faisant appel à leur responsabilité. Elle demande au délégué et à son suppléant de rester quelques minutes à la fin du cours, évoque son inquiétude quant aux moqueries envers Morgane qui ont eu lieu la veille. Un délégué reconnait avoir été lui aussi très mal à l’aise avec cela. Elle leur demande de discuter avec ceux qu’ils voient agir mal envers Morgane, pour les sensibiliser. « Ce matin, dans mon cours, Morgane s’est retrouvée avec un chewing-gum collé dans les cheveux. Elle m’a appelée, tétanisée. J’en aurais pleuré. »

Sur la liste du CRAP, Dominique, professeure de mathématiques, lui redonne courage et la renvoie vers l’équipe vie scolaire de son établissement. Elle la conforte dans sa volonté d’associer les élèves de la classe à cette démarche, même si cela n’a pas été efficace la première fois : beaucoup de camarades de Morgane doivent éprouver un certain malaise et se taire à cause de la pression du groupe : l’organisation d’un débat de type démocratique, où la parole est organisée et protégée, libèrera l’expression. « Il y a en ce moment des spots à la télévision sur les élèves harcelés, maltraités par d’autres élèves à l’école et au collège. Peut-être que tu pourrais suggérer au CPE d’organiser des débats à partir de ces spots dans plusieurs classes de 2de (ce qui évitera de cibler la tienne) avec des professeurs dont le professeur principal, l’assistante sociale, l’infirmière, etc. »

Le 3 mars, Monica voit enfin son investissement payé de retour. Si Morgane n’a pas surmonté toutes ses difficultés en maths, la problématique du bouc émissaire a été résolue. « Ce travail commun m’a ouvert deux pistes : travailler sur le sens des nombres, et aider Morgane à pouvoir vérifier ses résultats, car, le plus souvent, ce n’est que par mon regard approbateur ou désapprobateur qu’elle sait si elle a juste ou faux.
J’avais donc décidé avec Morgane que je partagerais l’heure d’accompagnement personnalisé en deux : une moitié de travail sur les bases, et l’autre sur les notions travaillées en cours avec la classe Je pense avoir aidé Morgane à mieux comprendre et se représenter les fractions, à reconnaitre des fractions équivalentes, savoir quand une fraction est plus grande ou plus petite que 1. Par contre, elle n’a pas compris la séance que j’avais préparée sur la somme de fractions (recherche d’un dénominateur commun, transformation des fractions et addition), malgré l’appui graphique.
Une séance a été un fiasco total : comment vérifier une factorisation. Ses factorisations étaient totalement fausses, mais tous les calculs de vérification aussi. La veille des vacances, j’ai fait une interrogation sur le début du chapitre sur les vecteurs. En me rendant son travail, Morgane m’a dit: « J’espère que cette fois j’aurai une bonne note. » J’ai corrigé pendant les vacances, et elle a eu 12. Ses réussites ne portaient pas que sur les questions graphiques, mais aussi sur des calculs. J’étais contente pour elle, mais aussi du fait qu’elle se soit autorisée à me dire qu’elle pensait avoir réussi, et qu’elle ne se soit pas trompée là-dessus.
Bref, j’oscille entre espoir, découragement, agacement quand j’ai l’impression qu’elle pourrait répondre facilement, et admiration devant sa ténacité. »

Monica a couru le risque de s’exposer auprès des membres de son réseau en y faisant le récit de son problème : pas facile quand on est un professionnel confirmé de s’abandonner au regard des autres et de reconnaitre qu’on se trouve dans un cul-de-sac ! Cette confidence a déclenché des prises de paroles successives, sans jugement de valeur, avec une forte empathie, les uns et les autres interviennent en apportant leurs savoirs et leurs compétences dans des domaines divers : dynamique de groupe, philosophie, parole démocratique, mathématiques, pédagogie institutionnelle, etc. Mieux, ils reprennent ce récit à leur compte : les difficultés de Monica peuvent les éclairer sur leurs propres blocages et cette réflexion partagée peut faire progresser tous les participants.

Ce n’est qu’au moment où la situation est bien éclaircie que se manifeste, avec les compliments de Jeanne-Claude, professeure des écoles, une explosion de sympathie, celle de la réussite de tout un réseau de professionnels. « Regarde d’où tu es partie avec Morgane et où tu en es maintenant, tant au niveau des apprentissages que du point de vue psychologique ! Il y a souvent des phases de régression lorsque l’élève, initialement en difficulté, essaie de prendre seul son envol ; mais cela finit par aboutir à la réussite et la confiance en soi. Alors pas de découragement, mais de l’espoir ! »

Michèle Amiel