Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Chronique d’une odyssée

couv_de_baba_yaga.jpg

À la rentrée 2014, un dispositif ULIS TFC (troubles des fonctions cognitives) a été ouvert dans mon établissement. J’avais en charge une classe de 6° particulièrement hétérogène. Afin de proposer des parcours différenciés, mais aussi pour renforcer la cohésion du groupe, surgit l’idée de proposer un projet interdisciplinaire avec les collègues d’arts plastiques et d’éducation musicale autour du personnage de Baba Yaga[[Baba yaga est une figure marquante du conte russe et et de sa mythologie.]] « Dans un village de la campagne russe vivait une petite fille qui n’avait plus de maman… »

couv_de_baba_yaga.jpg

Kévin et Antoine accueillis par les autres élèves

C’est à cette occasion que je proposai à l’enseignante coordinatrice des Ulis d’inclure deux de ses élèves au projet. Tous deux, malgré leur retard en lecture et en langue, dû à leur handicap, étaient en mesure de suivre à peu près les cours. Point important, la classe était ravie d’accueillir ces deux élèves d’abord parce que certains les connaissaient déjà et puis ils étaient contents à l’idée de pouvoir aider. Leur adhésion était indispensable : au début tout semble aller de soi. Mais quand la réalité du handicap vient perturber le travail de la classe, il faut pouvoir rappeler les choix qui ont été faits : il ne faut pas se cacher qu’inclure n’est simple ni pour le professeur ni pour les élèves. Kévin et Antoine, commencèrent donc à venir deux fois par semaine. Je prévoyais pour l’occasion des activités en lien avec notre projet de classe mais qui pouvaient constituer un ensemble cohérent greffé sur le programme « complet » de la classe.

Des travaux en groupe avec élèves tuteurs

L’une des premières difficultés auxquelles il fallut trouver une solution fut d’organiser une progression à double vitesse : les heures avec et sans Kévin et Antoine, tout en faisant en sorte que les deux parcours aient un sens pédagogique et ne permettent pas seulement à ces élèves d’être là mais bien de progresser comme tout élève. L’inclusion, ce n’est pas la place que l’on fait au pauvre le soir de Noël… J’optai pour des travaux en groupes avec des missions spécifiques pour chacun afin de ne pas perdre Kévin et Antoine dans une classe déjà constituée : les inclusions démarrèrent vers le mois de novembre, difficile de faire plus tôt puisque l’enseignante d’Ulis doit installer l’ensemble de son dispositif.

Les travaux en groupes étaient généralement concluants, permettant aux élèves d’Ulis de progresser et de s’épanouir, et aux autres élèves de prendre confiance grâce à la mission de tuteur qu’ils endossèrent toujours avec plaisir, et aussi parfois par jeu. Indiscutablement, une de mes satisfactions de l’année fut d’entendre Kévin s’imposer dans son groupe en mai pour copier la rédaction sous la dictée. Même si cela impliquait indubitablement un ralentissement considérable des travaux ! Pour les activités individuelles ou les évaluations, la démarche fut moins aisée : les élèves de l’Ulis perdaient leurs moyens face à leur copie, et ce malgré la présence de l’AVS. Il était nécessaire que je vienne très régulièrement pour les rassurer, reformuler les consignes, les guider dans le document que j’avais pourtant pris soin de composer afin qu’il soit le plus clair possible. Et j’y avais passé un temps…

J’apprenais à parler l’Ulis

Car là intervient une deuxième difficulté : inclure ces élèves implique de concevoir des supports spécifiques, du sur-mesure. Or ne les connaissant pas bien pour ne les voir que deux heures par semaine, les premiers supports furent conçus à tâtons. La collaboration avec l’enseignante d’Ulis n’était pas toujours possible, incompatibilités d’emplois du temps oblige. Je me retrouvai donc parfois face à des jeunes qui voulaient faire mais ne savaient pas. Et dans ce cas, ces élèves-là particulièrement se retrouvent tétanisés. La peur de ne pas savoir. Et l’habitude, sans doute. Dédramatiser voire endosser la responsabilité des échecs fut une réponse à ces ratés. Ce n’est pas toi qui ne sais pas faire, c’est moi qui n’ai pas su te faire réussir. Tu comprends, j’apprends… Et ce n’était pas faux, j’apprenais à parler l’Ulis.

Il n’était pas envisageable de mettre ces jeunes en situation d’échec : mon objectif premier, pour toute séance, était de les placer face à une difficulté surmontable et de les aider à la surmonter. Travailler cette zone de progression.

Soyons tout à fait honnêtes, c’est extrêmement complexe car leurs difficultés sont bien inattendues.

J’ai dû adapter mes documents

Il fallut donc apprendre à écrire autrement mes documents : eh oui, cette proposition relative est une structure complexe, ne peut-on faire plus simple… Proposer des textes à trous pour leur éviter de copier, oui, bien sûr ; mais il faut laisser l’espace juste, sinon c’est la peur de ne pas tout remplir, d’en oublier, ou bien c’est la peur de ne pas avoir la place. Ou encore la peur d’avoir à écrire beaucoup. Ou alors la peur d’une consigne qui semble longue, d’un texte qui va être dur à lire : quinze, vingt lignes, c’est un mur pour eux. Ce sont des choses que l’on n’imagine pas forcément. Ces peurs. Et puis les élèves demandèrent à rester après la fin du projet interdisciplinaire, et ce fut une énorme satisfaction autant qu’une inquiétude : sur l’activité de début d’année, j’avais su trouver des ponts entre eux et le reste de la classe, mais comment allais-je faire sur l’Odyssée ou les Métamorphoses par exemple ? Sans parler de séances de langue où je travaillais par fiches individualisées avec un socle commun à toute la classe et un allégement des tâches pour Kevin et Antoine.

Pénélope voit des fils se casser…

Le travail de la méthodologie auquel j’accordai beaucoup de temps avec l’ensemble des élèves se nourrit des difficultés liées à l’inclusion. Il convenait de proposer des exercices très concrets permettant de faire avancer chacun, et je me rendis compte que les plus brillants de mes élèves avaient bénéficié des explications et des formulations imagées que j’avais inventées pour Kévin et Antoine. Mais sur des textes complexes, force était de constater que la mémoire de Kévin et Antoine ne leur permettait pas de créer une continuité d’un cours sur l’autre. Tant que les séances préparaient un travail concret comme la réalisation d’illustration sur Baba Yaga, elles s’inscrivaient dans une logique pour eux. Logique qui n’est pas ma logique didactique d’enseignante, mais qui crée du sens, qui constitue une dynamique. Or quand l’élève a oublié le jeudi le texte (adapté) des Métamorphoses étudié en classe le mardi, le fil casse. Quand l’élève oublie l’après-midi le texte rappelé le matin, le fil casse, les activités désormais ne font que s’empiler comme autant d’obstacles et les élèves se découragent alors même que les progrès sont constatés.

Car il y a sans doute une limite à l’inclusion, une limite avant tout à l’attente que l’on doit en avoir. Et il faut penser séance à séance, tisser – laborieusement ? — l’acquisition des compétences. Nouvelle Pénélope ? La ruse est aussi l’une des stratégies de l’enseignant. Apporter les connaissances quand l’élève est apte à les assimiler, faire acquérir les compétences au rythme parfois brinquebalant des disponibilités cognitives.

Des arrangements pour de nouveaux équilibres

Alors de nouveaux équilibres se dessinèrent : continuer d’accompagner Antoine et Kévin et préparer la fin de 6e et la future 5e pour les autres. L’écart se creusait, la gestion du cours devenait acrobatique car tout le monde n’avait pas la même version d’un récit sous les yeux et je n’évitais pas les déconvenues : entrer dans un récit mythologique par une étude de tableau n’était pas forcément un accès facilitant car le rapport à l’art était parfois compliqué. La peur de ne pas y avoir droit ? D’autant que même en passant par l’image, je constatais que pour ces deux élèves-là le bénéfice était maigre. Pire. Ces séances leur devenaient douloureuses.

Finalement, l’équilibrisme avait aussi ses vertus : j’observai que ces heures à dimension variable permettaient aux élèves d’acquérir plus d’autonomie. Il faut dire que tous étaient motivés : c’était une évidence pour eux, Kévin et Antoine avaient leur place, et chacun devait faire un effort pour la préserver. Et si je ne pouvais pas venir répondre à leur question, ils se débrouilleraient. Bien mieux que les jours où Kévin et Antoine n’étaient pas là. Car c’est là encore un point auquel il faut songer : ces enfants que l’on inclut, on ne fait pas que leur ouvrir la porte de la salle de classe. Il faut les accompagner ; et s’ils viennent avec une AVS, ce n’est pas toujours l’aide de celle-ci qu’ils réclament. Parfois ils la refusent, peut-être pour se sentir juste élèves. Kévin, par exemple, était extrêmement accaparant. Il comprenait très bien que je ne puisse répondre sur-le-champ à ses questions mais c’est à moi qu’il souhaitait les poser ; et il avait besoin de me montrer son travail. Alors il fallait trouver des arrangements. Et le reste de la classe ne devait pas en souffrir ou le moins possible.

C’est moi qui ferais le voyage en Ulis

La solution passait peut-être par une évolution de la démarche : puisque leur inclusion était désormais moins profitable, c’est moi qui ferais le voyage en Ulis. Je pris donc l’habitude de me rendre une demi-heure ou une heure par semaine dans leur classe pour corriger un exercice, préparer le travail du soir ou pour les faire travailler à l’exposé qu’ils devaient présenter. Et ce fut en effet pour moi un voyage, l’occasion de toucher du doigt le gouffre qui séparait le travail mené avec leur enseignante et ce que je leur proposais. C’est sûr, les formes que prendraient les futures inclusions devraient être en perpétuelle réinvention.

Voilà que l’année s’achevait. Un bilan ? Un professeur qui aurait fait un beau et grand voyage, appris beaucoup. Des élèves qui avaient fait leur chemin, dérisoire petit bout de chemin ou bien pas de géant ?

Un mardi soir de la fin juin, Antoine leva timidement l’extrême pointe de son index car il connaissait la réponse et envisageait l’éventualité d’être interrogé, lui qui n’aime pas, mais alors pas du tout prendre la parole en public, parce que vous comprenez, Madame, j’ai peur quand on me regarde. Antoine avait accompli son odyssée.

Geneviève Duchêne
Professeur de lettres modernes Collège Marcel Pagnol, Yvelines.