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Chaussons nos lunettes de genre

Depuis les années 70, des féministes des deux communautés de Belgique dénoncent le sexisme à l’école : stéréotypes dans les manuels scolaires, ségrégation des filières, options et orientations, différenciation des attentes, jugements et évaluations des enseignants en fonction du sexe des élèves.

Le sexisme à l’école : une préoccupation féministe

Et pourtant, en dépit de textes officiels émanant des autorités en matière d’enseignement qui rappellent régulièrement l’objectif d’égalité des chances de tous les élèves quel que soit leur sexe, leur milieu social, leur appartenance ethnique ou leur religion, la question de l’égalité des sexes à l’école n’a jamais été intégrée structurellement dans le système éducatif. La preuve la plus flagrante en est donnée par l’absence ou la faiblesse de prise en compte de la dimension de genre dans la formation initiale et continuée du corps enseignant. D’où le rôle crucial du mouvement féministe qui œuvre depuis plusieurs décennies à mettre cette question à l’agenda politique. Rien d’étonnant dès lors que toutes les initiatives dans ce domaine émanent d’individus ou d’associations féministes. L’étude de cas présentée ici ne déroge pas à la règle. En effet, le projet relaté émane de mères de famille, engagées professionnellement ou bénévolement dans le féminisme, qui avaient remarqué l’existence de comportements ou de discours sexistes dans l’école de leurs enfants.

Intitulé simplement « Égalité filles/garçons à l’école », le projet se déroule dans une école maternelle et primaire de la capitale, au cours de l’année 2007-2008, les premiers contacts ayant été noués dès l’année scolaire 2005-2006. La journée de sensibilisation[[Pour un compte-rendu complet du projet, voir le dossier spécial « L’égalité dès l’école. École communale J.-J. Michel Saint-Gilles » dans Trialogue, revue de la FAPEO, oct. nov. déc. 2008.]] destinée au corps enseignant dont il sera question dans cet article eut lieu en octobre 2007. Elle constitue une expérience intéressante au sens où elle est exemplaire des difficultés et obstacles auxquels sont confrontées les personnes engagées dans la formation des enseignants. Tout d’abord, c’est un projet one shot, ce qui exclut toute inscription durable de ce type de formation dans le système éducatif. Ensuite, il est financé par un service d’égalité des chances, ce qui permet l’absence d’implication du ministère de l’Enseignement. Deux limites qui vont totalement à l’encontre de l’intégration pérenne de la problématique du genre dans la formation des enseignants. À cela s’ajoute l’obstacle majeur rencontré par l’équipe d’animation : la résistance des enseignants à la problématique même de l’égalité sexuée ou pour le dire plus crument le déni des inégalités sexuées.

Le contexte : une école privilégiée

L’école J.-J. Michel est située en Région bruxelloise, dans un quartier de descendants des immigrations espagnoles et marocaines. C’est une commune multiculturelle en voie de gentrification depuis que des personnes appartenant à des milieux intellectuel et artistique sont venues s’y installer. Une partie des enfants qui la fréquentent sont donc issus de familles de niveaux social et culturel privilégiés. Ce sont ces familles-là qui s’activent dans l’association des parents et s’impliquent fortement dans la vie de l’école en y organisant diverses activités pour les enfants. L’école a son éthos spécifique fait d’ouverture sur le monde extérieur, de sensibilité à l’expression artistique et d’intérêt pour les problématiques sociétales. Adepte de la pédagogie du projet, l’école choisit, chaque année un thème autour duquel les enseignants bâtissent leurs cours et organisent les activités, dont celles organisées avec des partenaires extérieurs à l’école.
Le projet pilote soumis par l’association des parents s’inscrit parfaitement dans la culture de J.J. Michel. Il proposait comme thème pour l’année à venir « l’égalité filles/garçons à l’école », un thème à priori proche de l’antiracisme choisi l’année précédente. Le projet avait un double objectif. D’une part, « ouvrir un espace de débat entre les institutrices et les instituteurs autour des contenus et pratiques pédagogiques favorisant ou non l’égalité filles/garçons ». D’autre part, « favoriser une répercussion du sujet sur les enfants, afin que ceux-ci soient amenés à se sentir autorisés à adopter des conduites non stéréotypées ou encore à parler sans gêne, ni honte, de situations non traditionnelles qu’ils peuvent expérimenter de fait dans la vie de tous les jours ».[[Trialogue, revue de la FAPEO, oct. nov. déc. 2008, p. 6.]].
Assez ambitieux, le projet comprenait au départ outre la thématique d’égalité pour le projet d’année, une formation de deux jours pour l’équipe éducative ainsi que des animations proposées par les parents et des activités réalisées par les professeurs.
Le programme subira des modifications au fur et à mesure de l’avancement des contacts entre les personnes concernées par l’initiative.

La concertation : convaincre les enseignants

D’emblée, les promotrices du projet ont privilégié la concertation avec l’ensemble des actrices et acteurs. Il avait fallu tout d’abord convaincre l’association de parents de l’école, puis s’assurer l’appui de la FAPEO (Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel) qui d’ailleurs soutiendra le projet grâce à un subside du département égalité de la Région de Bruxelles-Capitale. La directrice de l’école, sensible aux stéréotypes sexistes et convaincue de la nécessité d’une intervention, adhéra aussitôt au projet à condition toutefois que celui-ci remportât l’accord de l’ensemble des enseignants. Ce fut un va-et-vient entre toutes ces parties pour arriver à accommoder les demandes et à vaincre les résistances.

Le processus de concertation avec les enseignants s’avéra de loin le plus long et le plus délicat, car il fallait lever plusieurs obstacles. L’objectif d’ouvrir un espace débat autour de l’égalité dans les pratiques pédagogiques a immédiatement soulevé la question de l’ingérence des parents dans « le pédagogique ». Une crainte bien connue et récurrente dans le monde professoral que la directrice dissipa rapidement en faisant valoir que l’égalité était un problème de société, au même titre que les thématiques des années précédentes, écartant ainsi le danger que ce projet fût véritablement porteur de contenus didactiques.
En réalité, une autre résistance bien plus profonde s’exprimait : la résistance à la thématique égalité que les enseignants justifièrent en argüant qu’il n’était pas nécessaire d’intervenir dans un contexte scolaire où, selon eux, la question des inégalités était dépassée. La grande majorité n’estimait pas la problématique pertinente, la jugeant trop abstraite et en définitive peu fondée eu égard à la nature sociale des utilisateurs de leur établissement jugé moins inégalitaire que d’autres milieux scolaires. Un autre argument fut avancé par certains : le manque de formation pour affronter, selon leurs propres mots, cette problématique avec les enfants. Ces enseignants anticipaient les difficultés de gestion de la dimension affective et émotionnelle qu’une problématique de cette nature pouvait provoquer et estimaient manquer d’outils concrets à la fois pour préparer les enfants à d’éventuelles réceptions négatives de la part des parents et pour éviter de stigmatiser les enfants issus des milieux les plus défavorisés, dans la mesure où l’égalité idéale prônée ne correspond certainement pas à une égalité réelle au sein des familles[[Propos rapportés par la Directrice dans Trialogue, revue de la FAPEO, oct. nov. déc. 2008, p.13.]]. Ces propos montrent bien que le déni des inégalités peut parfaitement coexister avec la reconnaissance de l’existence de stéréotypes sexistes, ceux-ci étant d’ailleurs attribués de manière préférentielle aux milieux défavorisés qui seraient moins égalitaires que les autres. On aurait pu imaginer que l’anticipation de ces difficultés aurait poussé les enseignants à solliciter davantage de formation, mais bien au contraire la plupart insisteront pour réduire le temps prévu à cet effet.

Après de nombreux échanges entre parents, direction et enseignants et bien que l’ensemble des enseignants ne fût pas convaincu de l’utilité du projet ni même de sa légitimité dans un établissement avec des caractéristiques telles que celles de J.-J. Michel, elles et ils finirent par marquer leur accord pour tenter l’expérience, mais… les propositions initiales furent revues à la baisse.
Tout d’abord, la thématique « égalité » proposée par les parents pour le projet d’année 2007-2008 fut remplacée celle de « l’identité » considérée plus large et plus fédératrice. Ensuite, le projet qui prévoyait initialement deux jours de formation fut modifié pour se limiter à une journée dont la fonction « débat » était plus importante que la fonction de « formation » proprement dite[[Trialogue, revue de la FAPEO, oct. nov. déc. 2008, p.2.]].
Au total, l’esprit du projet initial n’a pas été respecté puisque l’idée même d’égalité était abandonnée et l’outil formation rejeté. De tels aménagements ne peuvent se comprendre qu’en se référant à l’évolution du système scolaire au cours des dernières décennies. Une évolution marquée par le passage d’un objectif d’émancipation sociale à celui de l’épanouissement individuel. Le choix par les enseignants d’une nouvelle « valeur », à savoir l’identité, avec son accent sur la construction de la personnalité et sur le développement personnel, illustre bien la transformation d’un problème social, collectif en un problème singulier, individuel.
Quant au refus d’une formation en matière d’égalité, il ne fait que refléter le refus de prise en compte du genre dans les cursus officiels, les savoirs en genre ne constituant pas, aux yeux des autorités, une compétence requise des enseignants.
En réalité, la régression de la valeur « égalité » manifeste dans le discours des enseignants de J.-J. Michel, participe d’une idéologie bien ancrée au sein du monde de l’enseignement en Communauté française de Belgique. J’y reviendrai.

La journée pédagogique : « Chaussons nos lunettes de genre »

Nous[[Le nous renvoie aux deux personnes qui ont assuré l’animation de la journée de sensibilisation : un animateur de l’association CGé (Clefs pour l’Égalité), association active dans le domaine de la formation continuée des enseignants et l’auteure de cet article.]] l’avons construite sur mesure suite aux contacts avec les enseignantes et la directrice, en tenant compte des résistances et des contraintes. Nous nous sommes concentrés sur un objectif que nous avons appelé : « chaussons nos lunettes de genre ». Puisque la question de l’égalité ne leur semblait pas pertinente, il nous fallait ébranler cette conviction et nous espérions le faire en les aidant à « regarder autrement », c’est-à-dire à utiliser une grille de lecture intégrant la dimension de genre afin de repérer les multiples manifestations, parfois voilées, du sexisme dans le monde de l’école. Nous espérions susciter une vigilance à la dimension du genre et déclencher ainsi un processus de prise de conscience.

Pour atteindre cet objectif, nous avons privilégié deux voies : d’abord des travaux en petits groupes (soit autour de situations choisies par les participants, soit autour de matériel pédagogique) de manière à ce que chacun-e puisse s’exprimer facilement et sans crainte. Nous voulions qu’elles et ils constatent, autant que possible à partir de leur expérience, le sexisme présent dans le monde scolaire. Ensuite, à l’aide d’exposés illustrés d’exemples et de chiffres, nous leur avons apporté des éléments de réflexion quant aux inégalités sexuées persistantes dans la société et à l’école en insistant sur la dimension hiérarchique et asymétrique des rapports sociaux de sexe à l’origine de ces inégalités. Afin de privilégier le questionnement et la prise de conscience, nous avons écarté l’idée de donner des outils au sens de modèles de cours, toutefois une liste de ce type de ressources fut distribuée en fin de journée.

Lors du premier tour de table, les quinze institutrices et quatre instituteurs se sont présentés et ont exprimé brièvement leurs attentes et leurs souhaits. Les points de vue qui divergeaient manifestement peuvent être classés en trois types d’attitudes par rapport à la problématique de l’égalité :
– la question ne me concerne pas (je ne fais pas de différence entre garçons et filles ou je fais des différences, car je les valorise) ; trois personnes vont dans ce sens ;
– la question pourrait me concerner (je ne fais pas de différences entre garçons et filles, je n’ai pas d’attente, je ne sais pas, on va voir) ; réponse donnée par la grande majorité des enseignants ;
– la question me concerne (je sais qu’on induit des choses inconsciemment) ; c’est le fait d’une petite minorité.
Notons que, lors de cette courte présentation, six enseignants affirment spontanément et explicitement ne pas faire de différences entre garçons et filles. Par ailleurs, de la qualité des échanges et de la spontanéité des réponses (les enseignants s’exprimaient de manière très libre et visiblement sans craindre d’émettre des réticences), on peut déduire que l’école, via son projet pédagogique et sa gestion des ressources humaines encourage visiblement une culture de la parole et du respect de la parole de l’autre qui fut très favorable à la journée de sensibilisation.

Pour les trois activités collectives de la journée, nous avons demandé aux participants de se répartir en quatre sous-groupes en désignant une personne pour prendre note et une personne chargée de rapporter en grand groupe lors de la mise en commun. Les conclusions du débat général étaient inscrites sur des tableaux qui restèrent affichés tout au long de la journée.
La première question à laquelle nous leur avons demandé de réfléchir était : « Hommes/femmes, garçons/filles, dans la société qu’est-ce qui pose problème ? Et à l’école, dans la classe, qu’est-ce qui se passe ? » Nous avions posé la question de manière large sans utiliser le mot inégalités. Un des quatre groupes a produit un rapport faisant état des discriminations salariales et du plafond de verre ; il indiquait également les tendances des enseignants à avoir des attentes sexuées par rapport aux enfants et à leur donner des tâches différentes en fonction de leur sexe. Ce groupe tenait un discours précis, émaillé d’exemples concrets pris dans la vie de l’école comme celui d’un garçon ayant réagi négativement quand une fille avait voulu se joindre à une partie de foot.

Les trois autres groupes par contre, n’ont pas repéré de discriminations à l’école ; ces groupes n’ont jamais prononcé les mots inégalité ou discrimination. Ils utilisent les termes différences et stéréotypes. Les différences entre filles et garçons, qualifiées de culturelles, c’est-à-dire liées à la famille ou à l’origine ethnique, ne semblent pas les perturber, car soit ce qui compte à leurs yeux c’est le projet pédagogique qui est « au-dessus du sexe », soit elles et ils considèrent les différences sexuées comme « porteuses », c’est-à-dire capables de contrer la tendance à l’uniformité qui résulterait de l’égalité. Quand les enseignants notent le groupement d’affinité par sexe des élèves, elles et ils y voient des différences liées au biologique (la différence de maturité entre filles et garçons est qualifiée de « naturelle »). La génétique sera d’ailleurs convoquée à plusieurs reprises pour expliquer ces différences.
Quant aux stéréotypes dont l’existence est bien reconnue et qui expliqueraient les réactions de certains enfants (« c’est un livre pour les filles ou un sport pour les garçons »), ils seraient véhiculés par les familles et les médias, l’école n’étant jamais mise en cause. Ces stéréotypes frappent également les filles et les garçons selon ces enseignants qui ne reconnaissent pas l’asymétrie des rapports sociaux et estiment garçons comme filles également victimes de rôles prescrits qui les empêchent de déployer toutes leurs potentialités : les enfants ont des images stéréotypées sur les filles et les garçons, il faut leur ouvrir l’esprit, disait une institutrice en fin de journée. Si les enseignants reconnaissent l’existence de stéréotypes, à condition de venir de l’extérieur, par contre elles et ils estiment leur pratique neutre : je ne fais pas de différence, sous-entendu « je ne véhicule pas de stéréotypes », « je ne traite pas filles et garçons de manière différentielle ». Tout se passe comme si, en attribuant les différences et stéréotypes à des agents extérieurs à l’école, les enseignants élaboraient une stratégie (inconsciente) d’exonération qui les dégagerait du même coup de toute responsabilité par rapport au sexisme. Enfin, il faut noter la dimension relativement abstraite des réponses données dans ce groupe qui mentionne peu de cas concrets.

La deuxième activité en sous-groupes consistait à analyser les albums de jeunesse et les manuels scolaires que les enseignants utilisent dans leurs classes. Nous leur avons demandé d’observer les illustrations et de se livrer à une simple activité de comptage : combien d’hommes, de femmes, de filles, de garçons ? Y a-t-il des personnages principaux ? Lesquels ? Comment sont-ils décrits ? Quelles activités sont représentées ? Et s’il restait du temps, nous leur suggérions de lire le texte d’un chapitre et de compter les références au masculin/féminin.
Cette activité atteint toujours son objectif, car quels que soient les supports, les observations se recoupent : le masculin prédomine dans les illustrations (les héros) et les textes (le masculin grammatical). Les enseignants sont alors contraints (pour les sceptiques) de reconnaitre le sexisme du matériel pédagogique vu les faits, indéniables à moins de mauvaise foi. Il est clair qu’une bonne partie des enseignants ne s’étaient pas posé la question et n’avaient pas repéré ces faits. Cette activité en groupe a donc été une révélation pour la plupart, et, précisons-le, une révélation acceptable et gérable, car chaque enseignante peut y remédier en manipulant le matériel ou en choisissant de nouveaux outils sans que cela remette en question sa pratique individuelle.

La dernière activité visait la « problématisation d’une situation ou d’un comportement » à propos desquels il faudrait intervenir. Nous avions proposé des thèmes évoqués au cours de la journée et noté sur les tableaux récapitulatifs : gestion de la classe, cours de récréation, déguisements, rangs, cours de gym, voyages scolaires, etc. Mais, était-ce la lassitude en fin de journée, la baisse d’intérêt et de conviction ou encore l’incompréhension de l’objet de l’exercice, toujours est-il que rien n’est sorti de cette activité, aucun cas précis exigeant d’être considéré comme un problème devant trouver une solution, n’a été relevé. Les quatre groupes ont livré des généralités, parlé du matériel pédagogique auquel elles et ils accorderont plus d’attention, ou dans le meilleur des cas, fait des propositions comme inviter une joueuse de foot à venir à l’école ou encore faire une enquête sur les filles et ce sport bien masculin. La conviction que, comme le disait une enseignante : ici, à l’école, il n’y a rien qui prête à discrimination semble avoir fait barrage à la reconnaissance de faits à problématiser.
Quant aux parties plus théoriques sur les inégalités h/f dans la société, le genre comme rapport social de sexe, le sexisme des outils pédagogiques et le traitement préférentiel des garçons, elles ont été suivies avec attention (certains prennent note), mais n’ont suscité pratiquement aucune question ou réaction comme si tout ce que nous pouvions dire, montrer, prouver (statistiques et recherches à l’appui) ne les concernait pas. Même le traitement préférentiel qui d’habitude déclenche des controverses n’a pas été contesté.

L’évaluation : pas de formule magique pour reconstruire

Après une évaluation orale individuelle à la fin de la journée, des questionnaires furent distribués permettant aux enseignants d’évaluer le contenu et la méthodologie de la formation.
Le niveau de satisfaction global, très élevé puisque seules trois personnes se déclarent à moitié satisfaites contre dix tout à fait et six plutôt, doit être interprété avec nuance. En effet, ce qui a plu, c’est une journée ensemble où enseignants du primaire et du maternel se côtoyaient (se parlaient pour la première fois pour certains) et où elles et ils pouvaient s’exprimer et être écoutés. Sur le plan du contenu, les deux tiers ont estimé l’objectif de la formation atteint, correspondant aux attentes exprimées en début de journée et ayant permis d’actualiser voire d’élargir les connaissances. Même pour les personnes « sans attentes » comme l’exprime une d’entre elles : J’ai appris des choses et je n’avais pas d’attente. Mais près de la moitié pense que la journée ne leur a pas ou peu donnée de moyens supplémentaires pour réfléchir à l’action pédagogique. En témoigne ce commentaire qui figure parmi les plus positifs : tout notre savoir et ce dont nous sommes surs a été remué mais pas de formule magique pour reconstruire. Difficile d’avoir des outils pratiques, mais j’ai quelques idées.
Leur appréciation de la méthodologie est plus positive, toutes et tous ont estimé le travail en équipe tout à fait ou plutôt satisfaisant et les quatre cinquièmes ont estimé avoir été pris en compte de manière tout à fait ou plutôt satisfaisante lors de leurs interventions.
Par contre, interrogés sur l’impact éventuel de la journée sur leur pratique, les trois quarts cependant considèrent que les apprentissages acquis ne leur permettent que peu ou pas du tout d’organiser leur travail en classe. Nous sommes plus conscients, mais nous n’avons pas beaucoup de pistes pour continuer dans le futur. Il aurait été plus intéressant d’avoir des propositions concrètes d’activités à réaliser ou de références d’ouvrages destinés aux enfants. Une personne résume et reprend le sentiment d’une bonne partie des enseignants : formation peu utile étant donné le public, l’idéologie de l’école, des élèves et des parents.

Un questionnaire, élaboré par une des enseignantes et distribué auprès de ses collègues quinze jours après, montre des résultats concordants. Une très grande majorité estime que la journée leur a apporté quelque chose ; seules deux personnes estiment qu’elle a peu apporté. De manière plus précise, près de la moitié des enseignants disent avoir appris des choses intéressantes pour leur culture générale, un peu moins pour leur fonction, mais peu semblent disposés à se mettre en question par rapport à leurs pratiques de classe quant à l’égalité filles/garçons. Les deux items qui concentrent le maximum de réponses positives (90 %) sont : je me remets en question par rapport aux manuels scolaires ou albums que j’utilise en classe et je me questionne par rapport aux comportements des enfants entre eux. L’item le moins sollicité (20 %) est : je me questionne par rapport à mon comportement/mes attitudes face aux enfants.

Conclusion : le déni des inégalités

De l’objection « il n’y a pas de problème dans notre école » énoncée par la majorité des enseignants en début de projet, à la conclusion citée plus haut d’une institutrice qui, visiblement soulagée, disait en fin de journée « rien ne prête à discrimination dans notre école », peu de chemin semble avoir été fait.
Seule l’inégalité de traitement entre filles et garçons dans les manuels et albums de jeunesse a été enregistrée par l’ensemble des participants. La grille d’analyse proposée leur est apparue comme un outil adéquat et utile qui leur permettait d’améliorer leur pratique pédagogique, un outil d’autant plus acceptable qu’il n’engageait pas leur responsabilité dans la (re)production du sexisme. Elles et ils auraient souhaité davantage d’outils de ce genre comme en témoigne leur insistance, lors de l’évaluation, sur ce qui fut perçu comme manquant à savoir des modèles de cours, des activités types, etc.

Mais tel n’était pas notre objectif, nous le leur avions d’ailleurs annoncé dès les présentations. Nous savions d’expérience que la question des outils est une question piège, car elle déplace l’attention du comportement de l’enseignant-e vis-à-vis des élèves et de son matériel pédagogique vers des trucs, guides, modèles tout faits, prêts à l’emploi. Bien qu’elle renvoie également à d’autres difficultés bien réelles qui n’ont pu être abordées au cours de la journée : où trouver le temps de retravailler les cours, comment repenser la pratique, où trouver des données, comment aborder la question avec les élèves, etc.
Nous espérions leur proposer de jeter un autre regard sur l’école et sur leur pratique dans l’école, nous voulions déclencher un processus, à elles et eux par la suite de construire leurs propres outils. Force est bien de reconnaitre que nous n’avons pas atteint notre but. Ni en fin de journée, ni lors de l’évaluation quinze jours après, nous n’avons enregistré de signes permettant de croire qu’à l’exception d’une minorité déjà consciente, les enseignants aient été ébranlés dans leurs convictions et prêts à reconsidérer des évidences ou à examiner leurs propres comportements.

Le fait de ne pas reconnaitre la pertinence de la question de l’égalité a indubitablement constitué l’obstacle majeur au déclenchement d’un processus de prise de conscience. En effet, le déni des inégalités sexuées, perceptible dès le début et qui n’a pas diminué au cours de la mise en œuvre de l’expérience, a véritablement délégitimé le projet. Reste à comprendre d’où ce déni tire sa force, en quoi il s’enracine, sur quoi il s’appuie pour être aussi vigoureux et résister aussi bien à l’argumentation. Tout d’abord, il faut se rendre à l’évidence qu’il est présent dans les textes mêmes qui fondent l’école. Depuis la réforme démocratique qui a instauré l’enseignement rénové dans les années 70, le principe d’égalité de toutes et tous a de fait occulté les inégalités réelles (de sexe, de classe, d’origine ethnique, etc.) entre élèves. Plus insidieusement encore, mais pas moins efficacement, la mise en avant progressive, dans les textes plus récents, de l’objectif de développement de la personnalité de l’élève qui a confirmé la tendance à une approche psychologique des finalités de l’enseignement, n’a pas manqué d’accentuer ce phénomène. Ensuite, le déni s’inscrit dans les savoirs eux-mêmes. On ne peut oublier que la pertinence scientifique et l’utilité sociale des études de genre ne sont toujours pas reconnues dans les universités en Belgique, ce qui a pour corolaire que les théories et méthodologies féministes ne nourrissent toujours pas les savoirs enseignés. Enfin, ce déni est au fondement même de la tradition pédagogique initiée par Decroly qui a profondément influencé notre enseignement. Celui-ci tenait le principe de non-distinction pour fondamental (les différences de sexe et de classe ne sont pas actées, seules les différences individuelles sont à respecter). Quant à la « pédagogie différenciée » préconisée actuellement par les autorités éducatives et qui célèbre les différences en ne reconnaissant ni les rapports sociaux inégalitaires, ni les dynamiques de ségrégation[[Voir l’excellent essai de M. Le Prévost, 2009, Genre et pratique enseignante. Les modèles pédagogiques actuels sont-ils égalitaires ? Université des femmes, Cahiers de l’UF.]], elle va, elle aussi, dans le sens de l’occultation des inégalités sociales réelles. Quand sur tous les fronts, le même message revient inlassablement, il n’y a pas de quoi s’étonner que les enseignants, formés dans l’ignorance des rapports sociaux de sexe, adhérant aux missions de l’école et recourant aux méthodes pédagogiques préconisées, fonctionnent dans ce que Nicole Mosconi appelle le masculin neutre et résistent aux évidences que nous leur proposons et sur lesquelles elles et ils estiment sans doute avoir peu de prise.

La question que soulève cette journée est de savoir ce qui peut être réalistement visé lorsqu’on dispose d’aussi peu de temps pour traiter d’une matière dont l’incorporation se fait progressivement, sur des années, et n’est jamais terminée. Avec le recul et d’autres expériences similaires, il me semble aujourd’hui que nous nous étions fixé un objectif trop ambitieux et que nous avions été tout simplement prétentieux, sachant mieux que les enseignants ce qu’il leur fallait. Pourquoi ne pas leur avoir donné ce qu’elles et ils demandaient au lieu de le refuser par principe ? Pourquoi ne pas leur avoir pas davantage fait confiance ? C’est dans ce sens qu’aujourd’hui je me risquerais à nouveau dans une entreprise de ce genre, très modestement, en considérant qu’attirer la vigilance des participants sur le sexisme des albums de jeunesse et des manuels scolaires constitue bel et bien un objectif valable et suffisant.

Nadine Plateau
Présidente de la commission enseignement du CFFB (Conseil des femmes francophones de Belgique)