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Changer, c’est apprendre

Auparavant, le collège fonctionnait d’une façon classique, sans être cependant imperméable au jeu des différentes réformes et formations incitant au changement. La concertation était essentiellement disciplinaire. Différents projets ponctuels naissaient sous l’initiative de tel ou tel enseignant autour duquel se fédérait une petite équipe par affinité. D’une année sur l’autre ils dépendaient de l’association de tel ou tel tandem au sein d’une équipe classe. Ces actions n’étaient pas reliées à une stratégie d’établissement et ne modifiaient pas l’image ou la pédagogie globale du collège.

Au départ, l’innovation s’est mise en place en continuité et non en rupture avec les pratiques antérieures. Forte de son expérience dans des travaux plus limités mais similaires, l’équipe d’une douzaine de volontaires a privilégié la mise en œuvre de pôles interdisciplinaires. Une façon de réduire l’ampleur du projet initial devant toucher l’ensemble des cours. Mais cela n’a pas empêché des changements que nous n’avions pas envisagés au départ. Il y a un « avant » et un « après ».

Dans le sens commun les innovations sont perçues comme génératrices de bouleversement, d’objet de discorde, et les innovateurs comme fauteurs de troubles. Ce fut sans conteste le cas. Des réactions épidermiques ont émergé : « c’est une organisation monstrueuse », nous a lancé cet enseignant visiblement bousculé dans ses représentations du monde scolaire face au changement qui se profilait à l’horizon. Un changement annoncé, proposé, imposé ? Tout s’est joué comme sur un plateau d’échecs, c’est le positionnement des acteurs, leur analyse, leurs diagnostics, leur vision de l’éducation, du métier d’enseignant qui ont contribué à l’élaboration lente de jeux d’alliances toujours partielles et fragiles.

Bien entendu, ce nouveau s’enracine dans un existant, il n’y a pas d’innovation ex nihilo. L’innovation s’apparente à une recomposition d’un existant impulsée par l’analyse diagnostique initiale, explicite comme implicite, celle-ci étant portée par des acteurs internes et externes, ainsi que par les institutions impliquées. Comme le disait très bien Jean Monnet « Que fait-on quand un problème est insoluble ? On change le problème ». L’appropriation d’une vision collective du problème à résoudre est le noyau de l’atome du changement autour duquel s’agitent les acteurs-électrons qualifiés de libres par leurs détracteurs.

Les mains dans le moteur

Pour chercher les croisements pertinents, chacun a relu le programme de sa propre matière avec un regard nouveau. Il a fallu apprendre à connaitre les autres matières et à négocier en équipe interdisciplinaire associant huit disciplines au lieu des deux ou trois habituelles. Nous nous heurtions à nos représentations et à tour de rôle chacun résistait dans la peur d’être instrumentalisé, englouti et de ne plus exister. Des matières « mineures » se sont trouvées valorisées par l’association avec une matière « importante » (maths/EPS) mais pour établir le planning il a fallu jongler avec le contingent horaire attribué. Les matières ayant beaucoup de séances de pôles à planifier ont quelque peu imposé leur progression, particulièrement celles qui sont assujetties à une chronologie. Peu à peu une dynamique s’est enclenchée et l’équipe a appris à jongler dans un climat constructif permettant de prendre en compte les préférences ou impossibilités de chacun, bref de réguler sous la houlette bienveillante et positive du chef de projet.

À l’heure de l’élaboration des séances, il faut relever les manches, mettre les mains dans le moteur, combiner de nouveaux branchements et faire redémarrer la voiture ensuite. Moment d’angoisse et d’incertitudes multiples. Comment ne pas détourner, rogner sur la didactique propre à sa discipline tout en collaborant avec un autre champ disciplinaire ? Comment collaborer avec un collègue familier en salle des professeurs certes, mais devant lequel il faut exposer sa pratique professionnelle d’enseignement face aux élèves ? Comment les enjeux didactiques propres à sa discipline seront-ils acceptés et compris ? Le cœur de ces questionnements met en lumière des enjeux de compétences nouvelles à mobiliser et à acquérir. Les enseignants embarqués dans le changement deviennent eux aussi apprenants. Changer c’est apprendre. C’est là que le rôle d’un chef de projet prend tout son sens. Toute son énergie doit tendre vers la création des conditions, techniques, managériales et pédagogiques, grâce auxquelles les idées, même divergentes, mènent à l’action d’un collectif et permettent en même temps l’expression singulière en vue d’un changement. De ce point de vue, la fonction d’un chef de projet ne peut être confondue avec un « petit chef ». Toute la difficulté liée à son rôle réside dans le fait de maintenir en tension l’exploration des possibles avec la nécessité d’en assurer la faisabilité et d’assumer ces aller-retour sans rompre la dynamique de changement et sans refouler les initiatives malgré le coût d’investissements humains et matériels.

Ces croisements multiples dans les programmes nous ont conduits à développer des domaines différents de notre discipline alors qu’individuellement nous avons tendance à toujours privilégier les mêmes axes. Se croiser avec une autre discipline sur un contenu isolé, facilement identifiable dans la progression établie en équipe disciplinaire, laisse chaque enseignant aborder ses séquences selon ses propres choix pédagogiques. Le planning de pôles est dans ce cas une mosaïque de séances, les tandems de profs et les thèmes alternant presque chaque semaine. D’autres croisements proposent des tâches complexes plus ambitieuses, mini projets, productions s’étalant sur plusieurs séances et débordant souvent sur les « cours ». Les classes étant mélangées, cela nécessite alors un autre type de concertation au sein de l’équipe matière laissant moins de liberté ; il s’agit d’éclaircir ce qui pour chacun de nous finalement est l’essentiel de notre discipline, ce qui lui donne sens. En effet, la tâche complexe proposée modifie l’éclairage et la construction de la séquence. Cela met en jeu nos choix pédagogiques et non plus seulement thématiques. Ce type de croisement est mis en péril si l’équipe n’est pas stabilisée. D’autre part, il nécessite que le tandem fonctionne bien, car l’investissement est conséquent.

Une séance de pôle interdisciplinaire est en effet l’association de deux disciplines mais aussi de deux personnes qui doivent apprendre à négocier. Nous réalisons que les mots n’ont pas le même sens, que nous avons des objectifs, des pratiques ou encore des exigences différentes sur des critères comme le bruit, la discipline, l’écrit. C’est bien cette diversité que vivent les élèves d’une heure à l’autre sans qu’on en soit forcément conscient. En réponse à une configuration d’enseignement nouvelle, nous développons notre créativité pour mettre en œuvre des situations d’apprentissage différentes, que ce soit par la variété des supports ou des types de pédagogie associant souvent contextualisation des savoirs, travail de groupe, évaluation par les pairs. L’image et l’oral ont pris plus de place. Libérés du « une heure, une classe », nous utilisons plus largement tous les espaces du collège et nous gérons le groupe et le temps selon les activités prévues. Si nous sommes en confiance, le travail est enrichi et allégé ; nous acceptons de nous lancer sans forcément savoir faire. Le travail en tandem face à un même groupe dans un même temps facilite l’observation, la découverte réciproque de méthodes pédagogiques, ce qui permet de développer la capacité de porter un regard critique sur son propre enseignement et de modifier sa propre pratique. Ainsi peut naitre une certaine harmonisation des pratiques qui s’étend d’ailleurs pour la plupart d’entre nous aux classes hors expérimentation.

Des changements interviennent aussi dans la relation avec l’élève. Les séances de pôle multiplient les occasions de croiser les regards. Un élève peut se révéler capable de faire des hypothèses de lecture en observant une peinture, de les verbaliser et de sélectionner des éléments pertinents pour les justifier alors que face à un texte il n’aurait même pas essayé. De la même façon, le travail de groupe très fréquent en pôle permet plus facilement de voir les élèves tels qu’ils sont au naturel, entre eux. Enfin, le professeur est perçu comme une personne ressource. Il peut être collègue pour chercher ou choisir une solution dans un travail proposé par l’autre prof, confident ou témoin face à une difficulté, arbitre en cas de conflit dans un groupe de travail.

Les pratiques qui divergent de la routine soulèvent des questionnements qu’on n’adresse pas aux pratiques dites traditionnelles. Ce qui apparait ici, c’est qu’une démarche à caractère innovant génère une forme d’autoformation entre les enseignants. Du côté des élèves, deux points sont à retenir : les pédagogies actives mises en œuvre diversifient les approches et ouvrent des champs de communication dans lesquels les élèves plus en difficulté trouvent des opportunités d’expression.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui changement de direction, les pôles interdisciplinaires ne sont plus que fantôme. Au-delà de l’amertume, que nous reste-t-il du travail réalisé ? Nous avons sans doute des atouts pour avancer dans le domaine des compétences : habitude d’une approche interdisciplinaire et du travail d’équipe, tâches complexes, accent mis sur la contextualisation des savoirs, partenariats, pratique du travail de groupe, grilles d’évaluation sans compter l’intitulé de nos pôles correspondant aux grandes compétences du socle commun.

Toute action innovante demande du temps pour s’élaborer, tenter, revenir sur les expériences vécues, ajuster, rebondir. Ces conditions exigent une volonté des responsables institutionnels. Dans le cas présent, nous avons en tant qu’acteurs de terrain pu bénéficier des conseils du CARDIE de l’académie ainsi que du soutien initial de la direction de notre centre scolaire privé sous contrat. Pour la petite histoire, le changement de direction générale a conduit au licenciement du directeur et du chef de projet. Les expérimentations sont fragiles. Tout changement a sa particularité et ne répond pas à des lois générales, il est toujours contingent au lieu de l’organisation de l’établissement avec son histoire, ses acteurs, ses locaux, son contexte. Nous avons commencé par une partie d’échecs, nous finissons en jouant au jeu de l’oie. Nous avons tous en tête ce clivage entre les pédagogies dites des humanités et les pédagogies dites progressistes. La vision de l’éducation normative fondée sur des discours de justification, de discipline, et d’exigence, voire d’excellence, s’appuyant sur des formes de domination traditionnelles perdure malgré les apports des approches constructivistes et de la pertinence des innovations qui nous ont précédés. Au-delà des particularités de cette trajectoire d’expérimentation, les faits nous renvoient à une question : comment pourraient s’articuler de façon plus judicieuse les chaines d’actions concrètes entre la recherche en sciences humaines, la formation et les pratiques pédagogiques de terrain ?

Évelyne Barratier
Enseignante

Gilles Grosson
Doctorant en sociologie et chef de projet