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Ceux qui voient les exclus : les CPE

« Que fait le collège pour les exclus ? », « Que fait le collège pour ceux qui ont un sentiment inacceptable d’exclusion ? »
Maryam, Sonia, Délayne, Sarah, Andréa, Cyria-Laure… Elles dégagent une impression de force et d’énergie. Sans mépris ni crainte, elles ne laissent rien passer. Elles veulent découvrir, explorer, partir à l’aventure et rencontrer l’inconnu. Parfois, une inquiétude voile leur regard et la question est de nouveau posée : « Que fait le collège pour les exclus ? », « Que fait le collège pour ceux qui vivent leur scolarité avec un lourd sentiment d’échec et d’incapacité, avec l’idée qu’ils sont laissés pour compte par un système qui a une dette à leur égard ? »

Échapper à la situation d’apprentissage

« Les exclus », ce sont ceux que l’on exclut habituellement des cours, de l’établissement. Ces rétifs de l’apprentissage sont presque tous des garçons[[Les filles, malgré des performances scolaires faibles, manifestent, le plus souvent, un minimum de volonté et d’intérêt pour l’enseignement.]]. À l’école, ils ne se sentent pas à leur avantage. Mais, pour la plupart, ils se maîtrisent suffisamment pour ne pas être renvoyés définitivement.
Dès la sixième, les garçons en difficulté sont rebelles aux normes comportementales, aux règles interactionnelles qui régissent l’espace de la classe. Cette agitation, indice d’une faible maîtrise émotionnelle et intellectuelle, perturbe la communication pédagogique.
Sans bases solides acquises, les chances de réussite sont amoindries. Les difficultés s’installent. Les élèves « en perdition » prennent l’habitude de ne plus accorder leur attention, de ne plus aller au-devant de ce qui leur est proposé par l’école. Leur comportement, de plus en plus désordonné, a alors pour fonction consciemment identifiée de freiner, parasiter la situation pédagogique, de lui échapper. Le malaise personnel est transformé en conflit avec le cadre scolaire. Les décrocheurs ont à leur disposition tout un arsenal de farces et attrapes qui leur permettent de faire disparaître les conflits intérieurs en leur substituant des conflits avec l’extérieur. Citons sans exhaustivité : oubli des affaires, refus de travailler, bruits d’animaux, remarques faites à haute voix, répétitions stériles, réponses aberrantes, réponses en association immédiate, maux de tête ou de ventre, endormissement, déclenchement de besoins vitaux, insultes envers les élèves et les adultes, échanges d’objets, déplacements à l’intérieur de la classe pour aller bousculer un autre élève, inscriptions « P2B1 (Place Debain) en force » et dessins de sexes, exigence tyrannique et sadique auprès de l’adulte pour qu’il maintienne l’ordre…
Leur difficulté à s’inscrire dans l’ordre symbolique, leurs moyens limités de conceptualisation et d’argumentation participent à leur frustration. Leur langue est devenue un paysage dévasté, en ruines. « C’est pourri », «sale pute», «ce n’est qu’un pédé» (insulte suprême à égalité avec le fait de manquer de respect à « ta mère ».)… ce sont toujours les mêmes mots répétés au fil des jours et des années.

Le syndrome de Zénon

Spontanément, les décrocheurs qui se complaisent dans le rôle du « macho » ne sont pas mes « préférés », je dois le reconnaître. Le travail avec eux est difficile. Il exige un travail sur soi, sur sa propre agressivité, sur son intolérance à d’autres modes de socialisation. Ces jeunes souhaitent entraîner les pédagogues vers l’épreuve de force, le découragement, le défaitisme. Ils attendent que notre sollicitude s’use et s’abîme. Il faut faire preuve de patience, de résistance face à l’impression d’être en échec, entendre la demande de soutien sous la provocation, l’affectation d’indifférence.
Quelle relation d’aide proposer à Smaïn ? Smaïn s’est déjà fait exclure de plusieurs établissements pour violence. Son visage porte les traces de blessures anciennes, les marques de la dureté et de la révolte. Smaïn s’est donné un objectif : afficher les attributs de la virilité, les contacts avec ses pairs limités aux mains, aux jeux sportifs, à l’affrontement, les crachats. Il me regarde droit dans les yeux avec arrogance, repousse son carnet de liaison avec mépris, cherche la confrontation pour échapper à la dévalorisation. Il a besoin d’une toute-puissance imaginaire pour assurer sa survie psychique. Il perçoit la dépendance passagère que réclame la situation d’apprentissage comme une perte de pouvoir, une soumission.
Quel cheminement proposer à Idriss ? Idriss exprime sa souffrance par son absence. Il ne fait jamais part de ses préférences, de ses sentiments positifs et négatifs. J’ai l’impression qu’entre ce qui l’intéresse et ce qui l’ennuie la différence est mince. Se remettre au travail lui semble impossible. Il refuse les commencements de fait, les solutions de compromis et les intertemps[[« La phobie du temps de suspension ». « Pour moi, c’est la maladie de ceux qui sont en échec sévère dans nos classes, et tous ces comportements atypiques, ces lacunes, ces dysfonctionnements, sur lesquels nous centrons nos efforts, souvent pour de piètres résultats, n’en sont que la conséquence. » Serge Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 2004, p.154.]]. Il n’arrive à dissoudre son angoisse qu’en consommant des substances psychoactives. Je ne parviens pas à fendiller sa carapace. Ma parole ne parvient pas à l’atteindre, à entamer son identité statique, sans consistance, son angoisse absolue, pas plus que la flèche de Zénon[[Le philosophe ionien Zénon d’Elée (Ve siècle avt J.C.) est connu pour ses arguments qui démontrent l’impossibilité du mouvement.]] ne parvient à franchir la distance qui la sépare de sa cible. Pour Idriss, il est impossible d’agir, de penser : les êtres humains ne font que gesticuler et ressasser, indéfiniment. Idriss est pris dans une logique obsessionnelle, passionnelle du tout ou rien. Il ne cherche pas vraiment à comprendre mais seulement un moyen de savoir. Une connaissance qui lui éviterait la construction, l’ontogenèse prosaïque de son identité. Une connaissance certaine qui passerait par lui sans le dépasser. Un mouvement immobile.

Pourquoi faire l’effort ?

La situation des élèves en échec sévère n’est pas incompréhensible. L’exclusion qui caractérise souvent leur condition sociale et la perspective de ne pouvoir échapper à cette condition constituent certainement une raison décisive de leur rejet de l’enseignement[[Aussi certains jeunes s’investissent-ils dans le business – vols organisés, trafic de drogue – plutôt que dans leur scolarité.]]. Leurs interrogations et leurs inquiétudes face à un apprentissage nouveau sont légitimes : quel est le sens de cette conquête pour laquelle je dois consacrer un tel effort ? Ai-je les compétences pour résoudre le problème ? Lorsqu’un être humain va bien, la nouveauté le met en mouvement, l’incite à la réflexion, à s’imaginer autrement. Mais si la sensation de manque devient anéantissement de la confiance en soi, le chemin à faire pour accéder à la connaissance s’avère trop douloureux et trop dangereux. La défense d’une identité « propre » monolithique semble réclamer la trahison de l’idéal de l’intelligence du monde et l’arrêt de tout mouvement de la pensée.

Mais rien n’est jamais figé. La phase autodestructive n’est pas définitive. Chez chaque jeune, il y a un lieu qui fait force, qui préserve le lien au temps et au monde.

Les entretiens individualisés, qui comportent une forme de violence (« Tu dois commencer quelque part », « Prouve le mouvement en marchant », « Relève le défi », « « Affronte, tu en es capable…) permettent aux jeunes en situation de décrochage de se sentir pris en compte dans leur individualité : nous leur signifions notre estime, notre désir de les voir progresser. Mais, le souci d’individualiser les parcours ne doit pas conduire à minorer le levier formidable que peut constituer l’apprentissage au sein d’un groupe d’élèves.

« Que fait le collège pour les exclus ? » En les accueillant dans des groupes organisés, en leur faisant retrouver le plaisir d’apprendre, le collège leur permet d’aller mieux, de trouver des lieux d’adresse pour leurs souffrances. Ces souffrances n’ont pas trouvé d’ailleurs pour être traitées. L’école devient un lieu thérapeutique. Il surgit une nouvelle clinique plus soucieuse de l’être humain que des symptômes de la maladie.

Maryam, Sonia, Délayne, Sarah, Andréa, Cyria-Laure… Leur présence positive rejaillit sur les autres. Elles aiment se libérer des schémas et des représentations, se laisser inquiéter par ce qu’elles comprennent, par les contradictions qui mettent leur pensée en mouvement. Leur souhait : une école qui accepte les chutes et les rechutes. Une école qui ne fait pas peser la responsabilité exclusive de l’échec sur les jeunes et du même coup s’en dédouane. Une école qui n’oppose pas l’« axe du Bien », les filles bonnes élèves, et l’« axe du Mal », les garçons cancres : une telle opposition ne peut conduire qu’à des confrontations violentes dans l’espace public et dans l’espace privé, qu’à des identités figées, rétrécies pour les garçons et pour les filles. Une école qui libère des assignations ethniques, sociales et sexuées.

Laure Laborde, conseillère principale d’éducation, Collège Michelet, Saint-Ouen, académie de Créteil.