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Ceux qui s’inquiètent de leur avenir et ceux qui n’y croient plus

Pouvez-vous préciser ce qu’on entend par « stigmatisation » et en quoi ce terme peut s’appliquer à certains groupes aujourd’hui (et plus spécialement à des populations jeunes ?)
La stigmatisation c’est de l’identité qu’on nous fabrique de l’extérieur par opposition à celle que l’on tente de se construire soi-même ; c’est dire combien les enfants sont concernés et comment il faut élargir le concept au-delà des débats sur les questions d’image et leur statut sociologique ; le vivre ensemble c’est aussi, et sans doute surtout, une question d’éducation, de pédagogie et de politique éducative.
Je suis enseignant depuis fort longtemps, j’ai toujours travaillé en banlieue et le plus clair de mon temps en ZEP, REP, etc., et je dois témoigner : l’identité « des origines », « ethnique », comme on dirait malheureusement aujourd’hui, est une « pseudo-identité », seconde et non spontanée. Les enfants en ont cherché et hélas souvent en vain dans d’autres groupes de vie : la famille, la classe, l’école.
L’identité des origines est souvent une identité que l’on invoque par désespoir de cause, quand on n’a pas eu la possibilité de rencontrer des groupes éducatifs, vivants, durables et d’en construire une autre ensemble. Je suis pour ma part très attaché à une conception « Freinet » de la culture de l’enfant : celle qui compte, c’est celle qu’on construit ensemble.
C’est une expérience courante, en école maternelle, quand un enfant cherche à parler d’un autre dont il a oublié le nom et qu’il se met à le décrire, il oublie fréquemment… de faire mention de la couleur de la peau ! Pourquoi ? Car ce critère a beau être visible, il ne constitue pas spontanément, pour l’enfant, un critère pertinent de différence interindividuelle !

Quelle analyse faites-vous actuellement, et spécialement à propos des récentes violences lors des manifestations lycéennes, de la relation entre origine sociale, origine ethnique et violences ?
Ma réaction est la suivante : il y a de la révolte partout dans la jeunesse. Elle ne s’exprime pas de la même façon. Ces exactions sont pour moi le résultat de la dépolitisation de la société et de l’omniprésence du dogme de la réussite individuelle. Quand on n’a aucun espoir à court, moyen ou long terme d’améliorer sa situation, le mieux est encore d’affirmer sa présence dans « l’immédiateté » et de prendre la vie pour un supermarché.
Je ne crois absolument pas que ces violences reflètent une tendance consciente et volontaire à « l’ethnicisation » ; je crois qu’encore une fois on confond les causes et les conséquences ; à force de « ghettoïser » les quartiers, les écoles, les classes, à force de produire ou de laisser se poursuivre du « mal vivre » dans les collectifs enfantins, les espaces extérieurs, à force de laisser régner la « loi du plus fort » dans les groupes d’enfants et d’ados dont on ne s’occupe pas ou plus, il ne faut pas s’étonner de voir apparaître de la violence en collectif (face à « l’extérieur ») et dans les collectifs (le plus clair du temps).
Retourner l’accusation de racisme sur ceux qui en font matériellement et continuellement les frais (dans leur scolarité, dans leur accès à l’emploi, au logement, etc.) est d’une perfidie inouïe ; et dans l’opinion publique, il est très facile d’interpréter ces accusations médiatisées comme un signal qui autoriserait en retour la banalisation d’actes, d’expressions et d’opinions racistes. Toute bagarre, toute violence entre un ou des jeunes issus de l’immigration et des « Français de souche » sera-t-elle présentée comme motivée par le racisme ? Ce genre d’exploitation contribuerait évidemment à générer le phénomène affirmé.
Ce qui est dommageable dans les violences qui ont été commises, c’est leur caractère démobilisateur, désespérant, alors même que l’on voit la jeunesse, les lycéens s’éveiller à une conscience de la vie en société. Ceux qui s’inquiètent de leur avenir se heurtent à ceux qui n’y croient plus ; pendant que les vrais responsables sont bien à l’abri !
Et puis, rien de cela n’est très nouveau ; on sait bien que la violence s’exerce spontanément en interne plutôt que vers l’extérieur. Les MJ, maisons de quartier ont été bien plus souvent la cible de vandalisme que le siège du MEDEF !

L’école peut-elle quelque chose pour lutter contre les ségrégations et stigmatisations ?
Je ne fais pas partie de ceux qui croient que l’école serait impuissante dans une société où les liens sociaux se délitent, et où les solidarités s’usent et se resserrent. Mais pour que l’école puisse faire quelque chose, il faudrait encore que les équipes s’emparent des nouveaux enjeux éducatifs : reconstruire ou entretenir autour de l’école de la socialité, tourner le dos aux logiques sécuritaires qui limitent les sorties et multiplient les tracasseries pour associer les parents à la vie de l’école ! C’est ce que font un peu partout aujourd’hui des équipes ou des enseignants isolés. Le moins que l’on puisse dire malheureusement est qu’ils ne reçoivent pas beaucoup de soutien de leur administration.
Par ailleurs, comment ne pas s’inquiéter de voir réaffirmer la justification et le fonctionnement des filières qui contribuent à produire de la distinction sociale et à créer un sentiment de relégation ? Revaloriser les filières techniques n’est-ce pas un vain mot alors que les classes moyennes et favorisées continuent à ne pas y envoyer leurs enfants et que s’y concentrent les jeunes des quartiers en difficulté ?

Propos recueillis par Florence Castincaud


Laurent Ott est membre du groupe Claris (Clarification pour le débat sur
la sécurité) : Site de Claris