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Carte scolaire : les migrations choisies ?

Que le nouveau ministre de l’Éducation nationale s’attelle d’abord à la question de la carte scolaire nous semble lourd de signification. La priorité des priorités pour le système éducatif français serait donc de réformer la sectorisation en encourageant un libre choix de l’établissement scolaire ? Pourquoi est-ce si urgent ?
Alors que le gouvernement dénonce l’échec de la carte scolaire comme moyen d’assurer une certaine « mixité sociale » dans les établissements, les recherches des sociologues de l’éducation montrent que sa suppression entraîne bien souvent un renforcement des phénomènes de ségrégation. Quels sont les enjeux pédagogiques de ce débat, quelle politique de régulation pour limiter les effets des inégalités sociales croissantes sur le fonctionnement des écoles ?

Rappelons que le système de la carte scolaire a été mis en place en 1963 pour gérer les flux d’élèves arrivant dans les collèges à la suite de l’allongement de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans.
Mais dire, comme le fait le ministre au congrès de la FCPE le 26 mai dernier, que les principes de fonctionnement actuels de la carte scolaire sont ceux qui correspondent à la croissance démographique et économique des Trente glorieuses, c’est oublier que, pour le primaire, depuis 2001 , on ajoute aux critères géographiques des critères sociaux pour élaborer la carte scolaire.

Vers la fin du « collège unique » ?

Derrière les projets gouvernementaux de réforme de la carte scolaire se profile une remise en cause de la logique du collège unique. Les deux questions sont liées, et cela depuis 1963, année de la création de la carte scolaire et de la réforme Fouchet-Capelle. L’objectif de cette réforme était bien de capter les meilleurs éléments des Cours complémentaires devenus Collèges d’enseignement général afin de fournir à la nation les cadres dont elle avait besoin. Mais deux tendances se sont affrontées : d’un côté De Gaulle, Narbonne et Capelle défendaient l’idée d’une unification de l’école moyenne, de l’autre côté Fouchet et Pompidou (et derrière lui la société des agrégés) s’accrochaient à la distinction entre l’ordre du secondaire classique et l’ordre du primaire et primaire supérieur. Dans un premier temps, les CEG ont été maintenus pour faire plaisir à Pompidou et ne pas mélanger les élèves qui suivaient cette filière avec ceux qui se préparaient aux humanités en apprenant le latin. Dans un second temps, les CEG ont disparu au profit des CES, mais les filières ont été maintenues jusqu’à la réforme Haby.
Aujourd’hui, la suppression de la carte scolaire aboutirait à opérer ce tri « naturellement » par le mécanisme du « libre choix » des familles. Elle reviendrait à entériner le fait que les objectifs, les programmes et les modes de transmission étant encore aujourd’hui alignés sur l’ordre du « secondaire », les élèves des milieux populaires restent dans leur majorité étrangers à une culture scolaire conçue dans le cadre d’un élitisme très marqué socialement.

Le ministre a beau jeu de dire que le collège unique n’ayant, en fait, jamais existé, il faudrait que chaque établissement s’adapte à son public spécifique. Certes, le collège n’est « unique » que par son fonctionnement administratif : d’un collège à l’autre, d’une classe à l’autre, en particulier par le jeu des options, on sait bien que l’unité des programmes d’enseignement recouvrent de profondes différences dans les apprentissages effectivement réalisés. Les différences entre collèges relèvent parfois d’un manque d’exigence et d’ambition, en partie à cause d’un trop faible nombre d’élèves « moteurs » capables de stimuler des classes hétérogènes. Mais une adaptation passive aux « différences » des publics, présentée par le ministère comme le meilleur choix possible, risque fort d’aboutir à un renoncement à faire évoluer le système éducatif, et cela autant pour les collèges « centre-ville » (pourquoi les faire évoluer puisque ce sont ceux qui sont présentés comme fonctionnant bien, auxquels on cherche à accéder ?) que pour les collèges « banlieue » (inutile de s’épuiser à améliorer leur fonctionnement, puisque la solution est d’aller chercher ailleurs).

Ce ne peut être qu’une solution de facilité : pour plus de « liberté » et plus d’efficacité, regroupons dans les mêmes lieux les élèves capables de réussir afin qu’ils puissent progresser sans entrave, et concédons aux établissements délaissés la possibilité de pratiquer une « pédagogie nouvelle » (le Parisien) juste bonne à faire passer un savoir restreint. Alors que le choix politique en cours depuis 25 ans était de limiter le plus possible les orientations précoces, d’attribuer une étiquette « éducation prioritaire », ou plus récemment « ambition réussite », assortie de quelques moyens supplémentaires, aux établissements signalés comme en dessous de la norme, nous sommes face à un choix qui nous renvoie à la thèse Fouchet-Pompidou et un enterrement en catimini du collège unique.

Quelle mixité dans les écoles ?

Certes, le ministre affiche par ailleurs une volonté de « mixité sociale », de « plus grande diversité sociale et géographique de recrutement ». C’est à regarder de très près.
Nous avons évoqué dans les Cahiers pédagogiques des dispositifs comme le partenariat mis en place par Sciences Po. Lorsqu’il s’agit de permettre un soutien accru, à l’intérieur d’établissements populaires, à des élèves de bon niveau, l’initiative est louable et peut, à certaines conditions, avoir un effet positif d’entrainement. Malheureusement, ce genre d’opération intéressante sert souvent d’alibi et de vitrine à une politique qui ne prend pas à bras le corps le problème de tous les autres élèves, ceux qui n’ont pas envie d’apprendre, ceux qui n’y arrivent pas, qui ne sont pas volontaires. Renoncera-t-on à l’ambition intellectuelle pour ces élèves-là, qui sont une majorité dans certains collèges ? L’élargissement social des élites est certes une question importante, mais elle ne peut en occulter d’autres, encore plus importantes : comment assurer la réussite de tous ?
Cette « mixité sociale » peut être une formule-piège, comme celle de « l’égalité des chances ». Si on entend par là « mixité sociale du secteur de recrutement », c’est une chose. Cela veut dire prendre tous les élèves du secteur d’habitation, quelle que soit leur origine sociale, mais aussi quel que soit leur niveau. On peut la considérer positive, mais resterait à préciser ce qu’on met effectivement en œuvre dans l’établissement pour que les élèves de milieux différents se mélangent, construisent quelque chose de commun, pour que cette mixité ne se transforme pas en ségrégation de fait dans les classes à options ou dans la cour de récréation.
Mais au sens où l’entend Xavier Darcos, il s’agit de mixité sociale dans le recrutement de l’établissement : des élèves d’origines sociales diverses, peut-être, mais surtout tous de bon niveau scolaire, puisque c’est en priorité sur ce critère-là qu’ils seront proposés par leur famille et surtout admis, puis réinscrits s’ils donnent satisfaction.

La réussite de tous passe par l’hétérogénéité dans les classes

Tant que la course aux soi-disant bons établissements sera possible, il n’y a aucune raison pour que la plupart des parents, donc des citoyens, puissent penser la scolarité autrement qu’en terme d’élitisme. Alors, à côté de cette mixité sociale, c’est la « mixité scolaire » des établissements, et des classes à l’intérieur des établissements, qu’il nous faut défendre ; c’est l’hétérogénéité des niveaux scolaires qui doit être un principe indiscutable de la constitution des classes et du recrutement des écoles et des collèges. À la limite, peu importe qu’on ait affaire à des enfants de riches ou de pauvres, l’essentiel du point de vue de la réussite scolaire (et même de la socialisation) et des uns et des autres, c’est qu’ils soient mélangés, au moins pour une part importante des activités d’apprentissage. C’est en aidant quelqu’un à apprendre que l’on apprend vraiment, c’est souvent par l’explication de quelqu’un qui vient d’apprendre que celui qui n’a pas compris peut surmonter ses difficultés, c’est un des rôles de l’école que de créer ces occasions de rencontres et d’entraide.
Alors pour contribuer à cette mixité scolaire, si le gouvernement estime essentiel de donner le choix de leur établissement aux familles, pourquoi ne pas en faire profiter en priorité les élèves ayant le plus de difficultés, ceux qui ont la moins bonne moyenne générale, afin qu’ils puissent accéder à des établissements où la réussite est la norme, où ils pourraient profiter d’une solide ambiance de travail, de professeurs expérimentés ? Sans aller jusque-là, pourquoi ne pas imposer aux établissements un recrutement qui soit le reflet des performances scolaires moyennes de la jeunesse, en scolarisant par exemple au moins 50 % d’élèves en dessous de 70 % de réussite[[La médiane de réussite à l’évaluation 6e de septembre 2007 est de 58 % en français, 65 % en mathématiques.]] aux évaluations nationales ? Par une telle mesure, l’État obtiendrait très probablement une réelle mixité sociale dans les écoles, se donnerait les moyens de repérer les établissements scolaires réellement efficaces, garantirait sans doute mieux qu’actuellement l’égalité de l’offre éducative sur tout le territoire.
Dans de tels établissements scolaires effectivement hétérogènes, la construction du « collège unique», disons d’une école moyenne pour tous jusqu’à 16 ans, pourrait continuer à avancer. Cela remettrait également au premier plan l’indispensable objectif du socle commun, bien oublié dans les discours du ministre actuel, pourtant inscrit dans la Loi de la République depuis 2005. C’est bien à partir de l’objectif du socle à faire atteindre par tous les collégiens de France que l’on doit poser les questions d’hétérogénéité et de parcours éventuellement différents. Sans cette exigence commune à tous, on sombrera vite dans l’élitisme, la ségrégation et le renoncement.

Le Crap-Cahiers Pédagogiques, juin 2007.