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Bilan de faillite

On avait conçu des établissements pour six cents élèves et on y appliquait une discipline conventuelle. Les mêmes établissements en engloutissent trois mille. Les digues de l’ancienne discipline ont été emportées. Quoi mettre à la place ? Pour l’instant, rien.
Ils sont là trois mille de dix à vingt ans : près de la moitié demi-pensionnaires, un sixième pensionnaires, le reste externes ; des timides, des violents, des riches, des pauvres, des garçons de bonne volonté, d’autres qui ne rêvent que répandre le désordre. On les entasse à mille dans des cours faites pour deux cents, à quarante dans des classes construites pour vingt-cinq. À chaque sonnerie, les portes vomissent des flots d’enfants surexcités qui se bousculent dans les couloirs et les escaliers. « Un peu de calme, mes enfants ! Voyons, c’est si simple ; vous sortez en rangs dans le couloir, vous n’y êtes que 160 ; ne vous bousculez pas. Et vous ! Dépêchez-vous, vos camarades vous attendent, emportez votre cartable tout ventru des livres et des cahiers nécessaires pour six heures de classe. Ne le déposez pas par terre pour jouer, on vous le cachera, on vous le volera. Allons ! Plus vite ! Vous devez être dans deux minutes devant la classe de sciences à 150 mètres de là. Qui vous y conduira ? Mais personne ; vous êtes des grands. En cas d’accident, qui sera le responsable sur le trajet ? Pas de questions stupides ! Il se trouvera bien sur le parcours un maître qui pourra établir un rapport si vous vous cassez la jambe… » Les règlements n’ont pas changé, les responsabilités sont les mêmes, mais tout est inapplicable. Alors, on laisse faire, en priant le ciel qu’il n’arrive rien.
La journée se passe une heure de classe, quelques minutes de brèves bousculades entrecoupées de cris, une heure de classe, et ainsi de suite. Au milieu de la journée cette bonne détente du réfectoire où l’on entasse les pauvres gosses par tablées de dix, par salles de trois cents et… Dépêchons-nous ! Après le premier service, il faut faire manger ceux du second. Les uns jouent sous la pluie, sans préau, les autres mangent.
Alors, dans cette atmosphère de pagaïe, chargée de surexcitation, le professeur en classe doit faire respecter la DISCIPLINE. Il doit empêcher ces bras et ces jambes de remuer, de faire du bruit. Quand les élèves sont coincés à leurs tables, il n’est plus question qu’ils en bougent. En faire lever un, c’est souvent en déplacer trois autres. Alors on choisit de préférence ceux qui sont près de l’allée. Ceux-là iront au tableau, cette récompense que parfois des élèves attendent tout un trimestre. Je n’ai trouvé qu’un moyen le changement de places hebdomadaire suivant un rituel que ceux des derniers rangs font respecter scrupuleusement chaque lundi.
« Simple recette, dira-t-on. Éveillez plutôt le sens des responsabilités, la liberté est un dur apprentissage, il faut apprendre à la conquérir. L’autodiscipline… » Verbiage que tout cela, il n’existe pas de solution dans les conditions matérielles actuelles, et il serait fort hypocrite de laisser croire le contraire. Je ne sais qu’une chose si je suis fatigué ou malade, mes élèves font du bruit, quelle que soit la méthode employée, et si je suis en forme, les mêmes élèves sont aussi sages et attentifs qu’il leur est possible de l’être.
Pour le reste, le problème de la discipline sera insoluble tant qu’on ne nous aura pas donné de l’espace et des maîtres qualifiés en nombre suffisant, tant qu’on n’aura pas groupé les élèves par cycles, chaque groupe ne dépassant pas trois cents élèves, que l’on pourrait alors organiser en république sous la tutelle d’éducateurs spécialement préparés.
Actuellement, dans la majorité des établissements (et surtout des établissements parisiens), la discipline ne peut être que dérision de discipline. On y applique, avec une plus ou moins bonne conscience, le vieux code coercitif : retenues, consignes, conseils de discipline. Dans les cas graves on met à la porte les délinquants « Allez vous faire pendre ailleurs ! » La discipline, qui devrait être synonyme d’éducation, l’école préparant l’enfant et l’adolescent à sa vie d’homme et de citoyen, est une caricature grimaçante qui écrase les uns, enseigne à d’autres l’art de ne pas se faire prendre et inspire aux plus intelligents une morne résignation ils sont dans une société absurde qui les prépare à celle qui les attend.
Bien plus important que tous les autres problèmes pédagogiques, le problème de la discipline conditionne tous les autres. De sa solution dépend non seulement la santé du professeur, l’équilibre moral et intellectuel des élèves, mais aussi et surtout la santé et l’équilibre de l’ÉTAT dont ces élèves seront bientôt les âmes. Quelle est lourde la responsabilité de ceux qui depuis trente ans n’y ont pas pensé !

Marc Flandrin, Professeur au lycée Lakanal, Sceaux.