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Bac pro en trois ans : une opportunité, mais bien des embûches

1. La généralisation du bac pro en trois ans est souvent discréditée comme n’étant qu’un prétexte à des suppressions de postes, ou aboutissant à une dévalorisation du diplôme, ou encore en laissant sur le bord du chemin les élèves les plus en difficulté. Quelle est la part de réalité de ces différentes critiques de la réforme d’après ce que vous avez pu observer dans les premiers pas de sa mise en œuvre ?

Il y a quelque chose de paradoxal à dire d’un côté qu’il faut valoriser la voie professionnelle, et de l’autre, à être critique à l’égard d’une réforme qui « aligne » symboliquement le parcours en LP sur celui du lycée général et technologique. On peut considérer que la généralisation du bac pro en trois ans répare une injustice à l’égard des élèves qui « gagneront » ainsi une année dans leur parcours scolaire. Pour autant, cette réforme du bac pro et la disparition quasi-totale des BEP suscitent de nombreuses interrogations, sur fond de précipitation ministérielle sans réelle concertation avec les acteurs scolaires et les parents d’élèves. Parmi les interrogations en question, il y a bien sûr la crainte des enseignants de se voir imposer une réforme à moindre frais, étant donné la réduction du nombre de classes et avec elle celle des effectifs de professeurs de lycée professionnel (PLP). Mais il y a aussi des questions plus pédagogiques et éthiques qui se posent. Les enquêtes dont on dispose montrent une évolution du public entrant désormais en LP : comparés aux anciennes générations, les élèves intégrant la voie professionnelle sont davantage en difficultés scolaires et ce, au moment même où les contenus à enseigner deviennent plus théoriques, ce qui ne manquera pas d’être confirmé avec le bac pro en 3 ans. On ne dispose pas de suffisamment de recul pour évaluer les effets de cette réforme puisqu’elle n’a été expérimentée que dans certains LP à partir de 2007. Il y a deux éléments qui me paraissent essentiels à traiter : la manière dont s’effectue l’orientation à l’issue du collège et les sorties du LP sans qualification. Avec cette réforme, les enseignants de collège devraient être sensibilisés à la continuité des apprentissages puisque le parcours en 3 ans implique une plus forte scolarisation de l’enseignement professionnel et par conséquent, une place importante accordée aux savoirs scolaires classiques ainsi qu’à la technologie. La rupture avec le collège sera toute relative et l’on doit se préoccuper des acquisitions scolaires des élèves entrant en LP. Le second élément, qui exige une vigilance, réfère au risque d’accroissement du nombre d’élèves sortant du LP sans qualification. Les LP sont depuis plusieurs années le théâtre d’un fort taux d’absentéisme dans les LP, ce qui constitue un signe augurant souvent de ruptures scolaires[[<1>]]. Or la plupart des LP, confrontés à la problématique de la rupture scolaire, appelée souvent « décrochage », risquent avec cette réforme de conduire moins souvent les élèves à obtenir leur bac qu’ils ne parvenaient à les amener à obtenir un BEP. En 2007, les taux de réussite en BEP et en baccalauréat professionnel avoisinaient les 75%. Est-ce qu’on aura autant de diplômés en bac pro 3 ans qu’en BEP 2 ans ? On peut penser que les LP « gagnent » en image avec le bac pro (tous les LP offriraient un bac pro et partant, valoriseraient leur identité) et qu’ils parviendraient à résoudre le problème de la désaffection de certaines spécialités. Mais cela risque de se payer par des abandons plus importants en cours de formation et pour les élèves ; L’argument ministériel à savoir que cette rénovation de la voie professionnelle vise à réduire le nombre de jeunes quittant le système scolaire sans qualification ne semble guère convaincant. Au contraire, le LP risque de contribuer au renforcement du nombre de jeunes sortant de l’école sans qualification. Un BEP est statistiquement plus accessible qu’un bac pro. Or la disparition du parcours BEP, bien qu’assortie de la possibilité en fin de première professionnelle de passer ce diplôme, est de nature à inquiéter, notamment pour ce qui est du sort réservé intégrer aux élèves le plus en difficulté. Il est prévu que les élèves le plus en difficulté pourraient la seconde année du CAP après une seconde professionnelle. Dans les faits, on risque de rencontrer des difficultés si par exemple le domaine professionnel du CAP n’est pas le même que celui de la seconde professionnelle.

2. Cette réforme aura de fortes conséquences pour le CAP, et le ministère s’était engagé à en augmenter le nombre. Ce diplôme pourra-t-il représenter une réelle perspective pour les élèves recherchant une voie professionnelle courte ?

Le CAP, premier diplôme professionnel incarnant une haute qualification ouvrière a été disqualifié sous l’effet du développement des BEP mais aussi des baccalauréats professionnels à la fin des années 80. A partir de 1985 et devant ouvrir dans l’urgence des sections de baccalauréat professionnel et ce, à moyens constants, le choix du ministère de l’Education nationale s’est porté sur la diminution progressive des CAP. Ceux-ci, en même temps qu’ils enregistraient une baisse de leur part dans les formations en LP, se voyaient déplacés vers l’apprentissage en alternance. Aussi, les CAP préparés dans les LP tendent à assurer une fonction non pas de formation professionnelle mais de remédiation et ce, pour deux raisons princeps : l’essor du BEP qui les a relégués au second plan, les difficultés d’insertion professionnelle rencontrées par les diplômés sortant du LP. On ne sait pas encore comment le CAP, diplôme qui compte plus de 190 spécialités, sera préparé et avec quels élèves, etc. Précisons que jusqu’à maintenant, les CAP en LP accueillent, selon les spécialités, deux types de publics : les élèves issus de la classe de 3e générale (et de 3e technologique, classe remplacée par les 3e à projet et plus récemment par les 3ème découverte professionnelle 6 heures), et les élèves provenant de l’enseignement spécialisé ou adapté (classes de 3e SEGPA et de 3e d’insertion). Plus sélectifs et davantage convoités par les milieux professionnels, les CAP accueillant essentiellement le premier type de public conservent une image positive (comme dans les spécialités coiffure, esthétique, arts graphiques…) ; tandis que les CAP destinés aux élèves de l’enseignement spécialisé ou adapté tendent à constituer une première qualification dont l’efficacité professionnelle est des plus incertaines. Le fait que le MEN prévoit une possible réorientation vers le CAP des élèves en difficulté dans la filière bac pro 3 ans témoigne du mépris affectant ce diplôme. Avec cette réforme, il est plus que probable que le CAP sera un peu plus relégué.

3. À quelles conditions cette nouvelle configuration de la voie professionnelle du système éducatif peut-elle être un atout pour sa »réhabilitation », si souvent évoquée ?

Le LP est un contexte de maturation des jeunes de milieu populaire : telle pourrait être en résumé l’identité sociologique de cet ordre d’enseignement. L’accueil d’élèves ayant connu l’échec et devant « malgré tout » obtenir une qualification doublement scolaire et professionnelle, associe au LP une fonction réparatrice, comme si l’institution scolaire prenait en charge symboliquement la réhabilitation d’élèves parfois humiliés au collège. C’est en rapprochant l’expérience connue en collège et ce qui s’en suivit, à savoir l’orientation contrainte équivalent le plus souvent à une chute, que l’on réalise jusqu’à quel point l’expérience des élèves et le travail des enseignants de lycée professionnel relèvent du défi. Aux premiers d’inventer des raisons valables d’aller au LP et d’apprendre ; aux seconds de trouver des réponses appropriées dont l’efficacité est à éprouver tous les jours. L’observation minutieuse des pratiques pédagogiques dans les LP met en évidence le fait que l’efficacité des enseignants est à la hauteur de leur capacité à conjuguer le travail d’accompagnement (ou de socialisation) des élèves avec les exigences intellectuelles qu’impose tout activité d’apprentissage[[(2) Aziz Jellab, « Les enseignants de lycée professionnel et leurs pratiques pédagogiques: entre la lutte contre le l’échec scolaire et la mobilisation des élèves », Revue française de sociologie, Volume 46, N°2, 2005, pp. 295-323.]]. C’est à ce niveau que se joue l’essentiel du travail de réhabilitation des élèves, surtout que l’identité du LP s’est largement construite autour d’élèves en échec scolaire (avec parfois des effets pervers tels l’étonnement face à « de bons élèves dont la place devrait être au lycée général » !). La valorisation du niveau ne suffit pas pour mobiliser les élèves (ils sont d’ailleurs nombreux à dire que le bac est important sans se mobiliser sur les savoirs pour l’obtenir) mais c’est plutôt la capacité des enseignants à allier écoute des difficultés et exigences cognitives qui permet à de nombreux élèves de trouver un sens à leur expérience. Les enseignants de LP ne sont pas animés par une image ou représentation idyllique de l’élève « idéal », ce qui explique le fait qu’ils ne se focalisent pas sur l’opposition idéologique entre « instruire » et « éduquer ». Mais il y a un autre facteur qui contribue à la réhabilitation des élèves, c’est leur confrontation à des savoirs technologiques et surtout professionnels qui leur offrent la possibilité de construire des compétences qui ne sont pas que scolaires ; et bien des élèves retrouvent un intérêt aux mathématiques, au français ou aux langues dès lors qu’ils éprouvent le sentiment de maîtriser des compétences professionnelles.

4. L’enseignement professionnel est très divers de par la variété des formations qu’il propose : la réforme du bac pro convient-elle pour tous les secteurs ?

La création du BEP en 1966 répondait à des besoins en qualification notamment dans les entreprises industrielles en quête d’ouvriers polyvalents. Par la suite, le BEP a connu un essor dans le secteur tertiaire et, en même temps, son efficacité en matière d’insertion professionnelle s’est un peu brouillée. On peut donc constater qu’il existe différents types de BEP correspondant à différentes finalités : dans les secteurs de la métallurgie par exemple, le BEP est largement reconnu par les milieux professionnels, tandis que dans le secteur du bâtiment, il est moins convoité par les entreprises que le CAP ; des BEP tels que métiers du secrétariat, de la comptabilité et de la vente, sont de facto et depuis plusieurs années propédeutiques à la poursuite des études en bac pro. Pour les élèves de ces dernières spécialités, la réforme du bac pro constitue une bonne opportunité puisqu’il est difficile de trouver un emploi avec le seul BEP. On voit ainsi, à partir du cas du BEP, que les finalités du diplôme varient selon les spécialités et l’on peut légitimement se poser la question de savoir si la réforme du bac pro est judicieuse pour tous les secteurs. Il faut rappeler que l’essentiel des bacheliers professionnels exercent dans des emplois d’ouvriers ou d’employés et que de ce fait, on a simplement élevé les niveaux de qualification sans permettre aux diplômés de s’élever dans la hiérarchie des statuts professionnels. Le risque réside aussi dans la disqualification du CAP concurrencé désormais par un bac pro et offrant peu d’opportunités d’insertion professionnelle. Le MEN a maintenu le parcours classique (BEP en 2 ans puis Bac pro en 2 ans) dans les domaines de la conduite et services dans le transport routier, de la restauration et de l’hôtellerie, en carrières sanitaires et sociales et en optique. Cela doit aux attentes des branches professionnelles qui exigent une plus grande qualification, mais il y a aussi le fait qu’il s’agit souvent de métiers fortement contrôlés par ces branches. Le LP connaît, à l’image du LEGT, une hiérarchie des spécialités dans lesquelles le niveau scolaire des élèves s’affaiblit à mesure que l’on a affaire aux domaines professionnels les moins convoités. Tant que l’orientation vers le LP restera marquée par le poids des résultats scolaires, cette réforme du bac pro 3 ans n’apportera pas de solution. Il faut raisonner en terme d’accueil, d’accompagnement des élèves dans leur projet de formation, un projet qui en réalité ne se construit qu’une fois entamée la scolarité en LP. On peut craindre une déprofessionnalisation du baccalauréat professionnel eu égard à des enseignements plus théoriques, ce qui non seulement disqualifiera le diplôme aux yeux des employeurs mais aussi obligera sans doute les enseignants à inventer de nouvelles pratiques pédagogiques pour mobiliser des élèves qui restent très réticents aux savoirs abstraits.

5. Les enseignants s’inquiètent de cette réforme, en particulier de devoir mener les programmes à marche forcée pour préparer les élèves en trois ans au lieu de quatre : sont-ils disposés à s’investir pour ces nouvelles formations ?

Les PLP constituent une catégorie ignorée par les politiques scolaires alors qu’ils sont historiquement aux avants-postes de l’innovation pédagogique. Leurs conditions de travail sont souvent très éprouvantes et ils font partie de cette réalité invisible qui n’existe que lorsque des événements dramatiques frappent certains d’entre eux (agressions, violence…). Les PLP éprouvent souvent une difficulté à faire reconnaître leurs compétences parce qu’ils restent largement identifiés à une catégorie de personnel devant lutter contre l’échec scolaire des élèves. Ils sont également dominés au sein de l’institution scolaire qui valorise la culture disciplinaire (le CAPES et l’agrégation en sont l’incarnation), et du coup, le sentiment d’être un « sous-prof » reste largement répandu. Si la réduction des postes est un objectif princeps du ministère de l’éducation nationale, amené largement à contribuer à la réduction drastique du nombre de fonctionnaires, elle ne constitue pas la raison principale du mécontentement des PLP. La réforme du bac pro n’a pas donné lieu à une réflexion sérieuse sur les pratiques pédagogiques à promouvoir dans les LP, et l’on peut craindre que la mastérisation du recrutement des PLP n’aggrave les tensions. Déjà les IUFM avaient quasiment annihilé les spécificités historiques et culturelles du LP ; désormais, si ce sont uniquement les savoirs à enseigner et la didactique théorique qui prédominent, on ne voit pas comment les nouveaux PLP pourraient mobiliser les élèves et opérer avec succès l’alternance LP/milieux professionnels. Pour que les PLP adhèrent à la généralisation du Bac pro en trois ans, il faut non seulement que le MEN clarifie les attentes et les raisons de l’instauration du bac pro 3 ans mais aussi, qu’il y ait un accompagnement effectif des équipes enseignantes dont les compétences disciplinaires ne suffisent pas à asseoir l’efficacité pédagogique. Par ailleurs, et étant donné que le bac pro ouvrira davantage les élèves vers l’intégration des STS, il serait bienvenu de permettre aux PLP d’enseigner en BTS ou en DUT. L’enseignement professionnel pourra alors recouvrer une légitimité plus forte en s’adossant aux filières technologiques supérieures (je rappelle que l’enseignement technique comme l’enseignement professionnel sont largement proches des milieux professionnels et qu’à ce titre, ils ont été novateurs au plan pédagogique, que ce soit auprès des publics de la Formation initiale ou de ceux de la formation continue), et cela me semble compatible à la fois avec la mastérisation du recrutement et de la formation des PLP et avec l’importance grandissante de la technologie au sein des référentiels de formation et de certification. La crainte des PLP quant au décalage entre les moyens dont ils disposent et les objectifs à atteindre est des plus légitimes : peut-on enseigner en 3 ans ce que l’on enseignait en 4 ans, sachant l’importance du travail d’accueil et de remobilisation d’élèves souvent en échec scolaire au collège ?

6. Sa généralisation décidée par le ministère n’est-elle pas contradictoire avec l’autonomie reconnue aux établissements ?

Depuis le début des années 80 avec les lois de décentralisation, les établissements scolaires ont acquis une autonomie qui a eu pour effet de faire évoluer les fonctions des chefs d’établissements. Ceux-ci sont censés animer les équipes pédagogiques, rendre performants les indicateurs de leurs établissements (taux de réussite, lutte contre le décrochage et l’absentéisme, stabilité des équipes enseignantes, attractivité des formations dispensées…). De fait, cette autonomie qui peut être considérée comme une avancée positive, a aussi eu pour conséquence d’exacerber la compétition entre établissements. Ainsi, certains LP ont vu leurs effectifs chuter quand d’autres ont enregistré une hausse des demandes d’inscription. Cela ne tient évidemment pas à la seule attractivité des formations mais il n’est pas difficile de constater que les LP les plus convoités offrent souvent des spécialités attractives. Les établissements ont vu leur autonomie pédagogique renforcée avec la loi Fillon de 2005 mais cela ne signifie pas l’abandon des objectifs fixés par l’Etat : la généralisation du bac pro n’est pas incompatible avec l’autonomie reconnue aux établissements puisque c’est à ces derniers d’inventer des réponses appropriées aux publics et aux attentes des milieux professionnels. Cela n’est évidemment pas de nature à rassurer sur l’égalité des chances. Que devient alors le sens de l’égalité des chances si sa définition revient davantage aux acteurs de terrain qu’aux politiques ? Autrement dit, si l’égalité des chances appartient désormais à l’idée que se font les enseignants de la démocratisation scolaire et, par extension, si elle les engage dans telle ou telle pratique pédagogique, n’y a -t-il pas un risque à ce que cette égalité soit suspendue aux aléas de chaque contexte, ce qui revient à en nier l’existence ? Comme les LP doivent nouer des contacts continus avec les milieux professionnels mais également avec la Région qui en finance les infrastructures, la tâche s’avère un peu plus complexe dans la mesure où le « lycée des métiers » impliquera un double positionnement : professionnel, si l’on veut que les bacs pro permettent une réelle insertion pour les sortants du LP ; scolaire dans la mesure où la poursuite des études deviendra effective pour un nombre important de bacheliers, et du coup, on valoriserait cette filière si les élèves peuvent préparer un BTS ou un DUT puis une licence professionnelle par exemple. Cela étant, il me semble que l’autonomie des établissements oblige à relever défis : celui de la lutte contre l’absentéisme, du travail en équipe, d’une vigilance à l’égard de l’ethnicisation de certains LP et d’une attention portée à l’apprentissage en alternance dont l’augmentation des effectifs augure quelques problèmes en matière de recrutement et de formation des élèves.

Aziz Jellab, professeur des universités à Lille 3.

Auteur notamment de Sociologie du lycée professionnel. L’expérience des élèves et des enseignants dans une institution en mutation. Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009, 336 pages.