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Au lycée, la difficulté de la motivation

Même si c’est douloureux, il faut commencer l’année de doublement[Le projet de cette classe de redoublants a été présenté dans Les profs, la doublette et le petit Candide, [Cahiers pédagogiques n° 452, ou Redoublant un jour, Hors-série numérique n°19 Les alternatives au redoublement ]] par un retour sur la première année de 2de. Lorsque nous analysons ensemble les bulletins, nous tombons très souvent sur le même schéma. Le premier trimestre s’avère incertain, mais rarement catastrophique : les professeurs soulignent la nécessité de travailler plus régulièrement, de façon plus approfondie. Puis survient une chute brutale au deuxième trimestre, dans presque toutes les matières, les appréciations deviennent exhortatives, menaçantes ou désespérées. Un petit sursaut est visible dans certains cas au troisième trimestre, mais il ne produit pas l’effet voulu.
Les élèves, eux, disent n’avoir compris que trop tard — ou même pas du tout — ce qui se passait. Ils ont souvent l’impression qu’on les a laissés sombrer, qu’à partir d’un certain moment, de toute façon, il devenait inutile de chercher à remonter. Tout se passe comme s’ils avaient perdu le contrôle de la situation : tel un navire un peu fragile qui n’a pas vu venir la tempête, ils ont coulé à pic… Que s’est-il passé ?

Le naufrage par avaries

V., M., S. ont traversé le collège sans problème. Ils y avaient de bons résultats et ne se sont pas fait remarquer, mais ils n’ont jamais éprouvé le besoin d’y travailler vraiment. En 2de, cela est devenu plus difficile, et ils n’ont pas trouvé le ressort qui aurait permis de réagir : pour V., ce sont des perturbations familiales qui l’ont placé dans la nécessité de gérer les problèmes de ses parents, au moment où il aurait eu au contraire besoin de leur aide. Pour M., c’est un décès d’un proche qui a rompu l’équilibre. Pour S., la difficulté scolaire a avivé un problème de santé qui est devenu le souci prépondérant. Je pense que ce type d’évènement extérieur à l’école n’est pas aussi rare qu’on le croit. Tout se complique quand on en minimise les effets.
Dans les cas que je rencontre chaque année, beaucoup de problèmes de cet ordre s’enracinent dans des cadres familiaux ou personnels difficiles depuis de nombreuses années. Pour éviter d’en arriver à l’échec, ne pourrait-on offrir aux adolescents une possibilité de prendre de la distance par rapport à leur famille, ou à leur problème, dès que la situation devient perturbée ? Ne pourrait-on pas installer un suivi plus proche, qui ne se contente pas du bulletin trimestriel, un vrai service social et psychologique dans les établissements ?
Nous essayons de le faire, dans cette « classe où l’initiative et la responsabilité sont encouragées » (CIRSE), à travers un accompagnement en tutorat et en aide individualisée. Mais il s’agit d’une action qui intervient « après » la chute ; et la cicatrice est quelquefois difficile à fermer. Le doublement n’est-il pas en quelque sorte l’assurance que se donne le système pour ne pas avoir trop à prendre en compte les risques qui se situent « avant »[[Pour ceux qui sont réellement des « accidents » de la vie, sans antécédents, je pense essentiel qu’il continue à exister une possibilité de doublement]] ?

Le navire a été mal entretenu

N., Z., L. ont déjà rencontré des difficultés au collège : problème de dyslexie, apprentissage tardif de l’écriture pour des raisons diverses (surdité non détectée, arrivée en France à huit ou neuf ans…). Malgré tout, ils y ont surnagé. Eux ou leurs parents ont maintenu un objectif de passage en lycée « général », avec l’idée, souvent, que cela se ferait plutôt dans une série « technologique ». Mais, tel le navire qui flotte sur le fleuve sans se soucier du moment où il abordera la haute mer, ils ont été submergés par la vague de l’entrée en 2de… La coupure exagérée que maintient le système entre les deux cycles, la « loi » qui veut que tout s’accélère et devienne rapidement complexe en seconde est impitoyable pour eux. Ils surnagent d’ailleurs dans les matières où un collègue, pour telle ou telle raison, pratique une pédagogie qui ressemble à celle du collège.
Comment éviter ces échecs-là ? La question peut faire débat : les partisans d’un lycée qui « maintient ses exigences » soutiendront que ces élèves doivent être redirigés vers le LP où ils auraient dû aller d’emblée.
On peut aussi dire qu’une école secondaire unifiée, au moins dans son esprit et dans ses pratiques, où la différenciation des objectifs se ferait plus tard, pourrait lisser la progression des difficultés et atténuer la tempête que représente l’entrée en seconde. On pourrait aussi valoriser des compétences, des « intelligences multiples ». En Cirse, la pratique de travaux interdisciplinaires[[de type TPE, mais très encadrés, trois heures par semaine]] permet de redonner aux élèves des pistes de réussite : travail sur l’oral, utilisation des TICE, travaux mettant en jeu la créativité.
Peut-être aussi pourrait-on éviter que beaucoup de difficultés « minimes » ne fassent boule de neige, si elles pouvaient être détectées, prises en considération plus tôt. Au lieu de se contenter d’accepter une médiocre moyenne en guise de « réussite », si l’on aidait chaque élève dès qu’apparaissent ses problèmes ? Peut-être alors pourrait-on atténuer le fait que la possibilité de se faire aider à la maison permet aux uns d’éliminer les mini-problèmes au fur et à mesure tandis que les autres vont les accumuler ?

A et les puissances de 10
Dans les calculs avec des puissances de 10 (appris au collège, et revus en seconde), A. écrit systématiquement 104 au lieu 106 de quand l’exercice parle de millions. À part cela, elle n’a ni plus ni moins de difficultés que les autres pour les utilisations des règles sur les puissances, ce qui prouve qu’elle avait appris les règles, et à peu près compris… J’ai pris le temps de discuter un moment avec elle, cela n’a pas été rapide, car elle était sur la position : « j’ai fait une erreur d’inattention, je ne sais pas, je ne comprends pas pourquoi j’ai fait faux », on a fini par déboucher, quand elle a réussi à dire : « dix c’est 101, cent c’est 102, mille c’est 103, un million 104… eh bien oui : dix, cent, mille, un million. Non ». Là-dessus, un bon moment passé à revenir sur l’écriture et la lecture des nombres en base dix… et sur le piège (ce qui pour elle avait été un piège pendant dix ans) des « dix-mille » et « cent-mille ». Elle n’a plus jamais refait l’erreur.

Des navires insaisissables

Nous rencontrons aussi d’autres types d’élèves dont l’échec est plus difficile à analyser :
– M., J., E. se disent et se vivent en échec puisque le doublement les a amenés à « s’échouer » là. Pourtant, nous voyons tout de suite qu’ils ont parfaitement les moyens de réussir. Ils nous semblent maitriser convenablement les compétences attendues, nous nous demandons même quelquefois pourquoi ils ont doublé. Le suivi révèle des dialogues de sourds entre parents et enfants, entre élèves et professeurs, des représentations fausses de la réussite, des incompréhensions ou des fuites (« non, je ne veux pas aller voir le conseiller d’orientation parce qu’il va “m’orienter” »), des tensions entre parents dont les enfants sont les enjeux. Nous ne pouvons nier cette réalité, nous ne pouvons guère l’influencer, nous ne pouvons qu’essayer d’entretenir, nous enseignants, un dialogue qui prouve que nous considérons l’élève comme l’élément-clé de sa propre existence.

A. vivait sa vie comme une révolte permanente. Elle avait de la peine à dire ses difficultés, à se poser face à elles. Elle manifestait cette révolte dans ses relations avec les autres élèves, dans la classe et dans l’établissement ; ce qui lui a valu des sanctions pour bagarres et insultes. Et puis un jour, je lui ai dit, en tutorat : « écrivez ce que vous avez sur le cœur, ce qui vous fait mal ». Elle me l’a écrit, et elle avait effectivement de bonnes raisons, dans sa réalité familiale, de trouver la vie injuste. On n’a pas reparlé de ce texte, elle ne le souhaitait pas, mais je lui ai dit : « je l’ai lu ». Elle n’est pas devenue subitement une bonne élève, mais on a pu parler, travailler, elle est passée en 1re, elle a eu son bac, elle ne s’est pas fait exclure…

– T., N., F. ne se reconnaissent pas comme en échec. On les a fait doubler, mais ils pensent, eux, que ce n’était pas nécessaire. D’ailleurs, ils connaissent tout le programme de cette année, sauf au moment du devoir. Ce sont des cas pour lesquels nos pratiques qui visent la remotivation ne fonctionnent pas : ils ne sont pas démotivés, ils vivent hors de la réalité scolaire. Certains de ces élèves sont passés en 1re, je les ai retrouvés en terminale deux ans plus tard, toujours aussi sûrs d’eux, en conflit avec les enseignants. Le baccalauréat a tranché, défavorablement pour la plupart.

Responsabilités ?

Dans un texte déjà ancien présentant un dispositif académique de réorientation en lycée professionnel[[Pluriels de l’académie d’Aix-Marseille, n° 26]], on peut lire : « tous les élèves en difficulté n’ont pas forcément le profil pour tirer parti du dispositif. Il faut s’être confronté durement à l’échec, avoir acquis une certaine maturité pour vouloir changer et prendre en main son devenir. Il faut surtout que, remotivés, ces jeunes considèrent que la réussite est de l’ordre du possible ». Ce passage interroge et choque : faut-il nécessairement que les élèves en difficulté échouent pour rebondir ? Pourtant, c’est bien ce qui se passe dans la classe de CIRSE : après la décision de doublement, plus ou moins bien acceptée, la prise de conscience permet de retravailler, de se poser les bonnes questions. C’est pourquoi l’un des éléments essentiels de notre projet dans cette classe est l’adhésion de l’élève et de sa famille au projet.
Le choc du doublement crée l’occasion d’une prise de conscience, que d’autres élèves ont rencontrée plus tôt, dans des circonstances moins violentes. Mais la personnalité des élèves, leur résistance au choc, la solidité du contexte familial sont alors prépondérants pour décider du sens possible de l’évolution, et il est difficile d’accepter cette inégalité qui nous semble souvent « injuste ». Quels sont les enfants de cinq ans qui sont « démotivés » avant de franchir la porte du CP ? Certains le sont, dix ans plus tard, et la façon dont, en classe de Cirse comme dans beaucoup d’autres classes, on sait « réparer » certaines avaries, devrait montrer dans quel sens il faut continuer à agir pour que plus de navires arrivent à bon port.

Françoise Colsaët, professeure de mathématiques en lycée à Cavaillon (Vaucluse).