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Au début du 21ème siècle, où en est la didactique de l’histoire ?

L’histoire, un enseignement de questions sensibles

Dédaignée sinon méprisée des historiens, nourrie des didactiques des sciences, la didactique de l’histoire s’est constituée autour d’un objet singulier qui dépasse la simple transmission de savoirs savants : celui d’« usages publics » ouvrant à des « pratiques sociales de référence » originales, écartelées entre histoires historienne et scolaire, entre posture critique et savoirs sensibles. De telles imbrications créent des tensions, en particulier autour des enseignements dits du « fait religieux », du « patrimoine », des « socles d’appartenance » ou « communs », de la « mémoire »…
La didactique de l’histoire connaît néanmoins des « avancées notables » depuis une quinzaine d’années, au rang desquelles les deux auteurs signalent en priorité l’internationalisation des Journées d’études didactiques de l’histoire & de la géographie – depuis 2004 – et la création – en 2001 – de la revue internationale rédigée en Suisse Le Cartable de Clio, contributions oeuvrant à la diffusion de ses travaux.

Modes de pensée historiens et processus cognitifs

Forte du postulat que les ressorts de la pensée historienne sont accessibles à tous, la didactique de l’histoire s’en remet à sa science de référence pour proposer des opérations cognitives à portée des élèves. Essentiellement, le raisonnement sociologique et historique, un mode de compréhension du passé qui emprunte autant à celui qu’un profane applique à son propre environnement qu’à celui que les historiens développent pour leurs propres explications savantes, organisant les événements en récit, en fonction du changement.
Aussi pour penser en histoire, c’est-à-dire se distancier du sens commun, la didactique de l’histoire propose-t-elle des procédures de critique des sources, de raisonnement comparatif, de périodisation d’un temps historique distinct d’un temps subjectif, de maîtrise du degré de généralisation des concepts… tout en distinguant l’histoire de ses usages. Et afin de mesurer les acquisitions des élèves dans ce délicat travail de distanciation, elle mobilise les méthodologies classiques des sciences humaines et sociales : interrogation et observation, recueil de données, examen et description, mise en perspective des décalages entre notions communes et concepts historiens.
La réticence des enseignants à initier de tels apprentissages autant que celle des manuels à les proposer explique pourquoi la présentation de frises et le repérage de faits datés passent pour suffire à la perception des durées, des continuités et des ruptures. Les inventions, les guerres et la Révolution constituent une somme de marqueurs temporels mobilisés au secondaire comme suffisamment significatifs pour expliquer le cours de l’histoire, qu’ils soient perçus comme positifs – le feu, l’écriture, l’ordinateur, la Révolution… – ou négatifs – les conflits, la Révolution… -.
Les enquêtes montrent la diversité des représentations du déroulement de l’histoire. Plus téléologiques au lycée (l’histoire avance vers toujours plus de progrès) qu’au collège – en fonction d’une courbe gaussienne : « les choses progressent, passent d’un extrême à l’autre, se répètent, ne changent pas » -, de telles représentations sont travaillées dans le cadre d’exercices de périodisation dont on ne sait pratiquement rien de leurs liens avec les questions d’examen. Ce qui est avéré, c’est que les élèves se mobilisent lorsque les enseignants les orientent explicitement vers des opérations de pensée historiennes, telle la mise en série de faits à fin de comparaison.
L’idée naturelle que l’histoire ne se répétant pas, tout travail d’analogie s’avère vain a longtemps rendu tabou, en histoire, tout travail conceptuel. Si ce travail est aujourd’hui mieux accepté, c’est sans doute grâce aux théories des représentations sociales, par les processus d’objectivation – rendant familier ce qui est abstrait – et d’ancrage – conférant valeurs et identités aux phénomènes – Ces théories ont facilité l’appropriation des notions complexes de la discipline par un travail sur leurs attributs et leurs fonctions. Un seul exemple, en associant spontanément « monarchie » aux caractéristiques de celle, emblématique, de Louis XIV, les élèves objectivent le concept à un niveau de référence attrayant, l’« absolutisme ». C’est alors qu’un travail pour une maîtrise conceptuelle s’impose. Ils peuvent passer ailleurs, à l’Angleterre (ou à l’Espagne), par comparaison analogique, pour voir qu’il existe d’autres formes – y compris dans la « démocratie » – et aller à une plus grande complexité encore par des distinctions entre « absolutisme », « dictature » et son contraire « démocratie » (par ailleurs, faut-il le préciser, en général confondu avec « république »), etc. En condamnant spontanément l’usage de la force, les élèves ancreront aisément les régimes dictatoriaux dans le concept de « barbarie » alors qu’ils devront lutter contre un premier niveau de conceptualisation, tout aussi spontané, de « droits pour tous ou pour le peuple » s’ils veulent accrocher « démocratie » aux caractéristiques du « pluralisme » et de la « démocratie représentative ».
Un domaine où les élèves recourent volontiers au stéréotype de la métaphore pour pallier la difficulté de l’abstraction est certainement celui de l’établissement des causes, hors de toute réflexion historienne. Les cadres interprétatifs les plus courants relèvent de la responsabilité directe des grands personnages ou des Etats, de théories spontanées telle la soif du pouvoir, mais aussi d’interprétations où coexistent sens commun et savoirs plus rigoureux. Des « bricolages » explicatifs guère contrariés par le modèle pédagogique dominant, le cours magistral dialogué, où l’échange remplit la fonction de susciter l’adhésion sans pousser les élèves à raisonner, comme on le verra plus loin.
Cette « porosité des registres de pensée » a interpellé les chercheurs curieux des modes d’appropriation des savoirs historiques. Spontanément, les élèves s’identifient à une question, dans une démarche compréhensive qui les conforte dans leur représentation première sans préoccupation de rechercher de nouvelles informations. S’ils sont invités à réexaminer les choses dans le cadre d’une mise en contexte historique, ils parviennent à un degré plus élevé de conceptualisation, mais avec un risque d’erreur si la généralisation se fait trop rapidement, tout progrès engendrant une difficulté supplémentaire. Les élèves formés au raisonnement par analogie mobilisent certes d’avantage de procédures de mise à distance, parviennent à un meilleur niveau d’interprétation, mais sans renoncer complètement à la pensée naturelle, et bien que celle-ci soit tout de même, au final, mieux contrôlée.
On a donc confirmation, depuis l’épistémologie générale pionnière des années 1930, que notion familière chargée de sens commun et explication scientifique constituent deux faces du même concept à acquérir, tout au long d’un travail d’allers et retours, par des stratégies d’ajustements participant à l’établissement de la connaissance. (La transposition didactique se conçoit donc aujourd’hui bien au-delà de l’idée d’un processus de déversement de savoirs savants bousculant des savoirs spontanés.)

Paradoxes des pratiques effectives

Depuis une vingtaine d’années, les études répètent qu’en dépit d’un discours institutionnel « didactiquement correct » et de pratiques innovantes, persiste un modèle de l’enseignement de l’histoire « classique » stabilisé autour d’une culture disciplinaire consensuelle dont la finalité est de transmettre une vision partagée de l’histoire, hors des débats et des antagonismes qui la constituent. Les travaux sur l’observation des pratiques montrent en effet un écart entre les intentions d’enseignants animés d’une véritable « illusion constructiviste » et les activités réelles des élèves, plutôt confinées aux opérations intellectuelles de « basse tension ». La structure même du cours dialogué renforce le constat d’un modèle d’enseignement clos, en cinq temps : question/réponse/évaluation (sanction)/formalisation/compléments. L’enseignant contrôle le processus d’argumentation et de vérité en asseyant l’autorité du savoir comme la sienne. L’élève, privé d’une réelle responsabilité énonciatrice, est simplement invité à adhérer au discours à apprendre.
Ainsi, avancées et résistances se partagent le nouveau paradigme des pratiques argumentatives apparues au milieu des années 1990 dans l’intention de favoriser une « approche critique » du monde. Sans modification profonde de la formation des enseignants, cette didactique ambitieuse pourrait conserver son caractère expérimental. La problématisation par exemple, apparue dès les années 1980, est chargée de palier aux dérives de juxtapositions factuelles ou de foisonnement documentaire, de manière à ce que l’élève, à partir d’hypothèses, n’ait pas à reproduire la démarche de l’historien, certes, mais puisse bénéficier d’une histoire enseignée en conformité avec les acquis de l’historiographie. En porte-à-faux avec la culture scolaire, les démarches de problématisation débouchent souvent sur des productions du type paraphrase, alors que le but est d’exercer l’esprit critique. Face aux difficultés de l’évaluation des questions de réflexion, les correcteurs se satisfont d’un ensemble de faits organisés et les élèves sont donc amenés à produire des textes dénués de toute marque d’énonciation. (Prisonniers d’une feuille blanche à remplir, privés de tous recours aux ressources de la discipline, les élèves n’ont ainsi guère à faire preuve, durant l’examen, d’une maîtrise des outils de pensée historiens pour l’interprétation de l’environnement passé-présent).

Élèves et enseignants face à la culture disciplinaire

Les collégiens sondés sur le plan national ont d’abord l’image d’une discipline où l’on écoute le professeur qui raconte, décrit et explique (81,7 %), où l’on travaille sur document (78,4 %). 83 % aiment cette manière de faire et 70 % associent à l’histoire des activités de « basse tension » intellectuelle : principalement « identifier et décrire », non pas « comparer, sélectionner ou classer ». (Il conviendrait d’ajouter, ni « interpréter ou juger », pour reprendre les niveaux les plus complexes des taxonomies cognitives). La marge de progression vers l’essentiel de la discipline – la formation de l’esprit critique – est encore grande. Le métier d’élève coïncide avec un besoin de stabilité qu’expriment surtout ceux qui sont en difficulté, accrochés aux pratiques rassurantes des niveaux cognitifs simples (ce qui ne signifie pas qu’ils soient aisés à atteindre). Confortés par leur expérience dans l’idée que l’on doit « écouter et retenir », tout travail de problématisation en commun leur paraît répondre à un souci d’obtenir le calme dans la classe, tandis que les plus agiles ont le sentiment de perdre leur temps, en dépit des efforts d’explicitation des règles d’un nouveau contrat.
Quant à la forme débat , de plus en plus courtisée, elle débouche en fait, dans les observations, sur une certaine absence de controverse. Dans la tension entre attitude critique et recherche de consensus, c’est le deuxième terme de l’alternative qui généralement l’emporte. (On pourrait préciser ici que dans la logique constructiviste canonique, les savoirs s’élaborent contre les erreurs, par franchissement et non contournement de l’obstacle des représentations spontanées, les siennes propres ou celles des autres, en complète autonomie et responsabilité). Or dans les expérimentations, on s’aperçoit que ce qui est apparenté à des modes de pensée de l’histoire est réduit à un travail de réponses à des questions sur texte ou à du classement. Le discours convenu sur le modèle constructiviste, postulé plus efficace par l’implication de l’élève, ne résiste guère à l’épreuve des faits. La coutume prévaut de repousser sans cesse les opérations cognitives plus fines, résistances notées plus fortes chez des stagiaires d’histoire que de sciences économiques et sociales, par exemple. La prégnance de la perspective « continuiste » des programmes et des manuels structure toujours massivement les conceptions. Mais quand de jeunes professeurs stagiaires étudient la question, ils concluent expérimentalement que la discontinuité n’est pas un obstacle pour les élèves. Elle est au contraire un gage de meilleure conceptualisation de l’histoire.

Le prix de l’évolution des pratiques

Histoire et mémoire, rationalité et empathie, général et particulier, raisonnement analogique et anachronisme… toutes ces tensions entre quête de vérité et travail en compréhension renforcent le rapport personnel à la discipline, avec une claire majorité d’enseignants d’accord pour allier rigueur et exigence traditionnelles à l’évolution de leurs pratiques (60 à 65 %), les autres se montrant plus résignés.
Mais pas à n’importe quel prix. Pas question par exemple de négliger l’histoire pour une technicisation ou une exercisation à outrance. Comment alors éviter la mécanisation des exercices, leur réduction à des savoir-faire vidés de toute signification ? Une des premières conditions serait d’introduire ou d’améliorer les techniques d’élaboration des critères d’évaluation, de rendre explicites les consignes de travaux, tout en sachant aussi distinguer les fonctions de l’évaluation (diagnostique, formative-formatrice, sommative-certificative). Les enquêtes docimologiques montrent que lorsque les critères ne sont pas explicites pour les élèves, les copies qui présentent une structure apparentes sont valorisées, alors que ce qui contribue le plus à les discriminer c’est l’usage ou non de jugements de valeur ainsi que les appréciations de sens commun.

Un contrat didactique ouvert est possible

L’expérimentation débouche sur une recommandation centrale, celle du meilleur ancrage épistémologique et didactique des enseignants pour concevoir des dispositifs engageant les élèves dans l’opération fondamentale de distinction récit historique/récit de fiction. Périodiser à plusieurs échelles, examiner les procédés narratifs des historiens, raisonner par analogies contrôlées, distinguer mémoire et histoire, contrôler le fonctionnement de débats argumentés… telles sont les pistes, étant entendu que de telles compétences sont conditionnées par les maîtrises langagières et discursives inhérentes à tout travail disciplinaire.
Avec de tels fondamentaux et les règles du contrôle de la pensée naturelle expérimentées, reconnues, admises par la classe, ce qui réclame un travail d’entraînement assidu, dans la durée, on peut renverser le contrat didactique, avec des situations d’enseignement-apprentissage réflexives auxquelles même les élèves moins préparés ou rétifs se plient volontiers. Sinon, on continuera d’assister au détournement du modèle constructiviste dont les étapes (collecte de données, mise en relation, hypothèses, tentatives d’explication, synthèse) sont rapidement réduites à une formule impositive avec au final une conclusion plaquée, sans que les élèves n’aient la possibilité d’entrer dans la dimension critique de l’histoire.

Cette magistrale note de synthèse de la Revue française de pédagogie illustre la richesse des parcours de recherche et d’expérience suivis par l’histoire scolaire. En ce début de 21e siècle, cette dernière sait donc parfaitement ce qu’il lui reste à faire pour forcer son destin. Mieux étudier encore la portée des savoirs que les élèves transfèrent réellement, en classe mais aussi, on commence seulement à s’y intéresser, hors classe, dans la vie. Réussir à ce que chacun, pour agir de manière responsable, puisse interpréter le monde en fonction d’une brève destinée inscrite dans les durées longues, mouvantes, de sa propre culture et de celles des autres. Concevoir des ressources propices à l’exercice d’une telle pensée, fonctionnelles et non exclusivement rationnelles, dévoilant les ressorts de l’historiographie, montrant les usages de l’histoire. Agréer des modes d’évaluation formateurs, de manière à ce que les scolarisés progressent dans la discipline en autonomie et en responsabilité, sachant comment parvenir à comprendre, avec l’histoire, où en est l’univers.

Pierre-Philippe Bugnard, Université de Fribourg Suisse.