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Au cœur du métier

Je n’ai pratiquement aucun souvenir de moi en classe à la Mure. C’est troublant. Moi qui disais avoir choisi ce métier pour son côté relationnel, je ne me rappelle aucun nom d’élève. Je ne revois pas leur visage. L’épreuve de la classe a-t-elle été si violente ? J’ai été plusieurs fois malade, extinctions de voix, sinusites. Pourtant, je pouvais parler, questionner, échanger. Mes collègues me soutenaient, me reconnaissaient comme une interlocutrice valable, me donnaient des documents, m’intégraient. Toutes les conditions étaient réunies pour que j’apprenne vite, et j’apprenais.

J’ai dû repartir neuf mois plus tard. Épreuve plus grande encore ? En ces temps-là, je pense que bien vivre, c’est se battre. Y compris contre soi. Je suis encore très imprégnée d’une sorte de morale militante qui veut que quelqu’un de bien, c’est quelqu’un qui ne se laisse pas aller trop longtemps à ses états d’âme et qui fait face. Un peu cowboy, quoi ! Est-ce pour cela que tout s’est effacé, souffrance et plaisir ? En tout cas, je sais maintenant que ce forçage n’est guère propice à l’élaboration d’une expérience. Faute d’un collectif pour m’accueillir dans mon deuxième poste et continuer à accompagner mes essais plus ou moins réussis, j’ai gardé longtemps des doutes sur ma capacité à faire cours correctement et en même temps une vague conscience d’apporter à mes élèves des savoirs et des façons de faire somme toute pas si ordinaires.

Partir si vite. Et arriver dans un collège si différent. Quand les adultes sont des copains, mais que le travail n’est pas le ciment des échanges, vers qui se tourner pour trouver des semblables et être reconnue pour son travail ? Les élèves ? Au risque de la confusion des places. Il m’a fallu attendre six ans, et un autre changement de poste, pour reconstruire un travail d’équipe, découvrir la formation, retrouver la fierté d’être prof avec d’autres adultes, pour les élèves, dans une organisation collective.

Quand je suis arrivée dans mon premier poste, je lisais les Cahiers pédagogiques depuis quatre ans. Je voulais travailler comme ça. Apprendre à mes élèves à prendre la parole, à parler, à se faire comprendre, à avoir quelque chose à dire, à réfléchir, à écrire pour de vrai à quelqu’un qui va vraiment lire, à lire, à lire, à lire. J’étais abonnée. Je le recevais comme un salut de loin de militants expérimentés, que je ne connaissais que par le papier, mais qui me parlaient et avec qui je pouvais dialoguer mentalement. La notion de professionnel n’existait pas. La formation continue non plus. Mais pour moi, lire les Cahiers, c’était un acte politique. M’informer sur ce que faisaient d’autres profs qui avaient des idées, des valeurs, des analyses où je me reconnaissais, diversifier mes façons de faire pour intéresser les élèves, ne pas reproduire « l’école caserne », prendre en compte le monde de l’élève pour l’amener à en connaitre d’autres, par l’école, m’inscrire dans l’histoire des grands pédagogues, et en somme considérer qu’être prof était un métier comme les autres, ni plus ni moins noble que mineur ou médecin, à condition qu’on travaille pour l’exercer correctement, tout ça, c’était une ardente obligation que je me donnais et des militants avec moi, mais que l’institution ne semblait pas me demander. Je dirais aujourd’hui que j’avais conscience qu’enseigner est un métier qui s’apprend, mais que l’institution faisait comme si c’était naturel ou spontané et qu’on était doué ou pas pour ça. Et ce que j’identifiais alors comme une sorte d’impératif social et politique, m’est aussi apparu plus tard d’ordre éthique. Je ne savais pas encore que c’était exactement ça, travailler : mettre de soi, pour faire, malgré toute la résistance qu’oppose la réalité, ce qu’on vous demande de faire et qui a un sens, une légitimité sociale !

Des choses ont germé à la Mure, qui ont presque toutes poussé dans la suite. Et qui ont donné des fruits, d’autres branches, il a fallu tailler, repiquer. La première année, pas de trace d’aide à l’élève, aux élèves ou d’accompagnement. Je n’étais pas prof principal. Mais déjà ma collègue m’orientait vers le travail sur l’erreur, vers l’adaptation du travail personnel à des besoins que je pouvais identifier dans les productions de chaque élève. Vers ce qui quelques années plus tard serait appelé évaluation et projet. Et j’étais déjà sensible au fait que le travail de groupe était un lieu d’interaction utile pour l’apprentissage de chacun et pour sa socialisation. Déjà je cherchais à mettre en place des situations complexes pour donner un sens au travail que l’élève devait fournir, pour soutenir son envie, pour aller au bout de ce qui était commencé.

Nicolas a joué un rôle de passeur. Il y en a eu bien d’autres par la suite, mais il est le premier. Quand j’arrive à La Mure, il m’apprend le métier dans toutes ses dimensions. Et je suis preneuse. Il est un leadeur de la concertation de français, mais il m’initie aussi au syndicalisme local, au fonctionnement d’un CA. Saisir les occasions d’écouter et de porter une parole engagée, une analyse. Se positionner sans provoquer. S’adapter sans se trahir. Il m’emmène à une réunion du Comité d’expansion de la Matheysine. Des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des commerçants, des élus. J’écoute. J’observe. Mon monde s’élargit. Je ne sais rien de ce qui peut faire une vie locale. Je sors de Normale Sup, je vivais en communauté avec des étudiants politisés, en plein cœur de Paris. De la Province, comme on disait alors, je ne connais que les vacances dans l’Allier chez ma grand-mère, les campings avec mes parents, et les randonnées en montagne avec l’Espérance de Bourg-la-Reine, groupe où j’ai été introduite par une amie d’étude. De la société, en dehors de ma famille, je n’ai fréquenté que les écoles et les gens de l’immeuble, postiers ou télécoms. Et l’Allier, qui me semblait un monde d’avant la révolution, avec ses paysans métayers, éleveurs de Charolais et cultivateurs de tout ce qu’il fallait pour nourrir les bêtes et les gens, et son régisseur qui venait compter les sacs de blé au sortir de la batteuse et à qui on allait payer le loyer au Château avec mon grand-père qui ôtait sa casquette devant Monsieur le Comte quand par hasard il se trouvait en sa présence. La nourrice de ma fille habite une des maisons jumelées des ouvriers de la mine. L’appartement que nous avons loué pour l’année n’avait pas de chauffage : tous les autres locataires ont des poêles à charbon. Nicolas joue les traducteurs. Bien sûr, j’avais lu bien des livres, et pas seulement de la littérature. Mais là, j’apprends de la vraie vie.

Tout n’était pas joué en juin 75, loin de là. Mais tout était réuni pour que de 1975 à 2010, je puisse saisir des occasions, me former, faire de grosses conneries, en sortir, approfondir des questionnements cruciaux pour les transformer en compétences, changer d’activité, devenir formatrice, consultante, refaire des études en sciences humaines, participer à des équipes de recherche sur le travail des enseignants, et revenir à la classe.

J’ai terminé mon voyage professionnel dans une situation proche de celle de mes débuts : prof et seulement prof, même pas prof principal, fonction que j’ai pourtant beaucoup exercée. Retour à la case départ ? Que non ! Mais retour au cœur du métier, peut-être. J’étais prof, décidément. J’aimais cette polyvalence et ce travail entre la classe et l’établissement, entre les ados et les adultes. Maintenant, il y a plein de métiers que je me dis que j’aurais pu faire. Et que j’aurais aimé faire. Dont je ne connaissais même pas l’existence. Ou que me suis empêchée d’envisager. Mais prof, je croyais savoir ce que c’était et j’ai mis 40 ans à explorer des mondes que ce métier m’a amenée à découvrir.

Sylvie Floc’hlay
Professeure de français