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Apprentissage et nouvelles logiques

Non, il n’y avait pas de manuel d’utilisation. Ça coûterait trop cher au fabricant, m’expliqua le vendeur ; je n’avais aucune idée de la façon d’utiliser ces appareils compliqués, eh bien que je me débrouille. J’avais prévu qu’avec ces nouveaux appareils j’allais entrer dans une nouvelle logique : j’étais servi.
Le technicien avait installé tous les éléments, il m’assura que tout marchait, il était pressé. L’écran était allumé, il voulut bien m’indiquer comment l’éteindre : appuyer sur la touche « démarrer » – nouvelle logique ! Et pour réparer, il devait bien exister des garagistes pour ordis ? Eh bien non, pas vraiment. Dure, la nouvelle logique.
Des bouquins, d’initiation, j’en trouvai. Mais lesquels choisir ? Qu’est ce que ça pouvait être, excel works word power point imaging wanadoo mac affee rediris ? Et quand j’en lus un, puis un autre, je découvris que les phrases qui devaient me faire accéder à de nouveaux savoirs étaient faites de mots que j’étais censé connaître au départ ; je manquais en somme des outils qui m’auraient permis de fabriquer les outils. Décollage impossible. Je découvris alors, un peu tard, ce que c’était qu’être un élève en grande difficulté.
Je compris aussi ce que c’était qu’un système formatif fondé sur la culpabilité. Une voiture qui marche mal, on s’en prend très justement au fabricant. Mais quand un débutant demande de l’aide à une hot line, il a au bout du fil le mépris et l’agacement. Si l’engin payé si cher se plante, c’est de la faute de l’utilisateur, forcément. Deuxième acquis théorique : comment devenir imbécile quand on vous culpabilise systématiquement pour les difficultés que vous rencontrez.
J’ai fini par utiliser passablement mon porte-avions comme machine à écrire. Mais pourquoi m’avait-il fallu acheter un porte-avions, avec cent perfectionnements pas vraiment utiles, chatouilleux, instables, et toujours prêts à se contrarier les uns les autres ? J’étais comme un châtelain plus embarrassé qu’aidé par une foule de serviteurs gaffeurs et qui en faisaient trop sans qu’on leur demande rien – on a reconnu le programme word ! Une étude récente montre que les usagers tirent moins de possibilités de leur vidéoscope perfectionné que de leurs anciens appareils plus rustiques. Ce n’est pas grave, les techniciens se sont fait plaisir.
C’est merveilleux, tous mes documents sur le disque dur ! Oui, surtout quand on les perd tous en réinstallant Windows, parce qu’on ne peut plus faire autrement. Et ainsi de suite.
Quelques amis et mon fils firent mon instruction, ou la tentèrent. Efficace pour les procédures simples. Mais pour les autres… Essayez de retenir sans une erreur des procédures qu’on exécute sous vos yeux à toute vitesse : « Là, je vais te montrer, regarde bien. » La transmission est faible. Autre leçon pédagogique : une correction sous forme de corrigé ne fait rien comprendre. Surtout quand elle est assortie du terrible : « C’est très facile ! »
On le sait, les moins de quarante ans procèdent en bidouillant, c’est-à-dire apparemment en tâtonnant. Mais si j’essaie de tâtonner, moi, j’arrive parfois au but visé, mais je suis incapable ensuite de savoir comment j’ai fait et de reproduire ma démarche. Et le plus souvent je bloque tout. En réalité, les bidouilleurs ont acquis un certain nombre d’algorithmes, au feeling, même s’ils ne pourraient les analyser et les formuler. Ces schémas de conduite fonctionnent aussi bien pour d’autres appareils, téléphones portables, mp3, etc. Nouveau type d’apprentissage ; puisqu’on ne peut comprendre comment fonctionne un appareil électronique (ça ne se démonte pas comme un vélo), on apprend à s’en servir par une interaction qui rappelle le rapport de dressage avec un animal.
Moi, je n’ai pu qu’appliquer la méthode de formation que je connaissais : lectures, mise en fiches et en dossier. Et ça marche ? Oui, en somme, à peu près. Croisons les doigts et touchons du bois.

Philippe Lecarme, professeur de lettres en retraite.