Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Apprendre est un verbe à deux sens

Lorsqu’il a entrepris son récit, Philippe Ibars était en pleine interrogation sur son devenir. A soixante ans, devait-il continuer à enseigner ou songer à prendre sa retraite ? Ecrire signifiait aussi retrouver le sens de son métier en regardant le chemin parcouru. « Le propos n’est pas de dire ce que je fais mais ce que j’ai appris des élèves » précise t-il.

p_ibars_petit.jpgSon parcours débuté comme pion dans un lycée professionnel d’Uzès se déroule aujourd’hui au lycée de la chambre de commerce et d’industrie de Nîmes. En quarante ans, les rencontres ont été innombrables. Certains visages se sont évanouis de la mémoire, d’autres reprennent leurs contours au gré du hasard ou de courriers reçus. Quel est le point commun entre Sandra, l’adolescente qui cachait ses mains atrophiées dans les longues manches de son pull, Elodie l’élève en difficulté devenue thésarde ou Florian qui a trouvé sa voie en devenant boulanger ? Leur présence dans l’ouvrage « apprendre en apprenant, ou les aigles de Bonaparte » de Philippe Ibars certes, mais surtout, d’avoir été pour l’enseignant source d’apprentissages inestimables, qu’ils aient été en 4e et 3e technologique, en BTS ou en école d’éducateurs. « Apprendre est un verbe à deux sens. J’apprends aux autres et j’apprends des autres » écrit-il.

Photographe, titulaire d’une licence d’anglais et d’une maitrise en sciences du langage, Philippe Ibars entre dans le métier d’enseignant par la création d’un roman-photos avec une classe de CCPN. L’essai est convaincant, il poursuit l’expérience et obtient peu après un CAPES de lettres. « Les CCPN étaient des classes très intéressantes avec lesquelles on travaillait en équipe en appliquant une pédagogie sur les capacités ». Face à des élèves déjà « très abimés », marqués par un sentiment d’échec dans les matières générales, les programmes sont réorganisés de façon transversale pour favoriser une remotivation liée à des capacités telles que l’autonomie, la capacité d’analyse, de synthèse, d’expression écrite et orale, d’autoévaluation. La reconnaissance par l’élève de ce qu’il est capable de faire le mène progressivement vers une réconciliation avec les savoirs. « Cela permet de moins se focaliser sur les échecs. Des capacités, on en développe tout le temps » souligne l’enseignant. Il invite ses élèves à s’interroger, à se remémorer un succès remporté, dans et hors la vie scolaire. « Vous avez réussi quelque chose un jour, rappelez vous la sensation que vous avez éprouvée. » L’accompagnement est un autre levier essentiel. La 4e et la 3e doivent favoriser la construction d’un projet professionnel. Des stages maillent le parcours et permettent d’explorer des pistes pour l’avenir. Faire le point, récapituler ce qui a été appris, la méthode propose une pratique réflexive qui permet à l’élève de faire sien le parcours qu’il se construit.
deux_personnes.jpg
Aujourd’hui enseignant en BTS communication et dans une école d’éducateurs, Philippe Ibars applique les mêmes principes et toujours sur un mode collectif. « Les élèves sentent qu’il y a un très bon rapport entre nous. On prend le temps de parler avec eux, ils sont contents de cela même s’ils y sont peu habitués». En début d’année, chacun est reçu par un enseignant et construit avec lui sa fiche d’informations en explicitant la raison de sa présence en BTS. « Pendant l’année, on dialogue avec eux, on leur demande de réfléchir à ce qu’ils apprennent, aux capacités et compétences qu’ils mobilisent, à ce qu’ils souhaitent faire, dans une attitude réflexive. » Dans ses cours, il utilise son goût et sa pratique de la photographie et développe des usages du numérique avec notamment la construction d’un e-portfolio et d’un CV heuristique. « C’est motivant pour les élèves. C’est valorisant pour eux de voir que ce qu’ils ont fait n’est pas que dans leur tête, s’archive avec un outil moderne ». Les élèves éducateurs constituent un auditoire d’adultes, fortement investis dans leur formation. Philippe Ibars leur enseigne la méthodologie. Dans ses activités, il compte aussi la fonction d’accompagnateur en Validation des Acquis de l’Expérience ». Et parmi ces deux derniers publics, il rencontre parfois d’anciens élèves côtoyés en CPPN ou en 3e et 4e technologique.

Tout au long de son parcours, source de son plaisir à enseigner, il a beaucoup appris et apprend toujours de ses élèves. « Ils m’ont appris qu’on peut toujours trouver en eux, si l’on se donne la peine de bien chercher, au moins une poignée de bon terreau dans lequel on pourra faire germer ce qui sera leur réussite » écrit-il dans son ouvrage. Et pour lui, la réussite est une notion variable qui tient plus à l’épanouissement personnel qu’à l’échelon du diplôme ou du poste obtenu. « Je me souviens d’un élève en CPPN qui a découvert le métier de boucher en stage. Ses parents voulaient absolument qu’il aille en lycée. Il a tenu bon, a passé un CAP et est devenu meilleur ouvrier de France. Une belle réussite ». Et puis rajoute t-il, « la notion de réussite est relative. Dans une classe de BTS, des élèves pour qui être en études supérieures est un succès parce qu’ils sont les premiers de leur famille à dépasser le bac en côtoient d’autres pour qui c’est un échec car leurs frères et sœurs fréquentent les grandes écoles ». Il reçoit de temps à autres des échos de parcours réussis. La nouvelle de la parution de son ouvrage constitué de récits de voyages scolaires, de rencontres et d’anecdotes en classe, s’est propagée chez ses anciens élèves par le biais des réseaux sociaux. Il reçoit depuis de multiples témoignages et s’étonne de la diversité des souvenirs gardés de ses cours, de ses méthodes.
eleves_en_cercle.jpg
Un artisan raconte à son apprenti le jour où l’enseignant a calmé ses ardeurs turbulentes en lui montrant son pied et en rajoutant « je chausse du 45 ». Un ancien élève de CCPN l’interpelle dans la rue en lui rappelant qu’il lui avait dit que peut-être leur futur métier n’existait pas encore et qu’il ne fallait pas se fermer de porte. Aujourd’hui il est commercial pour un opérateur de téléphonie mobile alors qu’à l’époque le mobile n’existait pas encore. Dans une lettre, un autre le remercie pour un conseil qui l’a beaucoup aidé. « Reste sur tes positions et avance » lui aurait-il dit. Dans son livre, Philippe Ibars raconte, souvent avec humour, ces phrases que l’on prononce parfois anodines et qui marquent l’autre. « On pense transmettre une discipline mais nos paroles vont au-delà de cela. Nous sommes responsables de ce que nous disons parce que cela peut marquer dans un sens ou dans un autre ». Le constat l’amène aussi à une certaine humilité sur son rôle, sur la portée de ses paroles et souligne l’importance d’être à l’écoute. Son ouvrage, publié chez l’Harmattan, raconte cela. « …et c’est cette personne qu’il faut apprendre, à voir, à entendre, à écouter, plus que l’élève en façade qui n’est de cette personne qu’un avatar, un rôle social comme l’est tout autant celui de professeur » écrit-il sur la relation pédagogique.
ordis.jpg
En commençant à écrire, Philippe Ibars ne savait pas à quel point il avait plaisir à être enseignant. Le raconter lui a ôté toute envie d’arrêter son métier dans l’immédiat. Et s’il songe à sa retraite où ses passions pour la photographie et l’écriture auront enfin la place qu’elles méritent, il sait qu’il continuera à enseigner de temps à autre. En attendant, il aimerait que son message d’épanouissement aide ses jeunes collègues à surmonter leur angoisse de ne pas réussir leur mission. Apprendre à enseigner et à apprendre des autres chaque jour, le remède qu’il préconise est un sage conseil pour ne pas noyer le plaisir dans les affres du quotidien.

Monique Royer