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Apprendre à lire et à comprendre : le cas des élèves allophones

Comment faire lire des textes de la littérature de jeunesse en français à des élèves qui ne parlent pas le français et ne maîtrisent la lecture dans aucune langue ? Professeure de français en unité pédagogique pour élèves allophones arrivants-non scolarisés antérieurement (UPE2A-NSA), mes objectifs sont pourtant l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, en même temps que l’acquisition du français langue étrangère (FLE) puis langue seconde (FLS).

Les élèves accueillis en UPE2A-NSA de collège sont des jeunes de 11 à 17 ans. Ils sont soit non lecteurs complets réellement « non scolarisés antérieurement », soit lecteurs débutants qui ont appris que l’écrit est un code et acquis des principes de déchiffrage pendant quelques mois ou années de scolarisation. Or, le système scolaire attend d’un élève de cycle 3 qu’il soit un lecteur autonome, contrôlant sa compréhension et capable d’interpréter des textes littéraires[[Socle commun de connaissances et de compétences cycle 3, français.]].

De plus, ces jeunes, souvent de grands adolescents, sont devenus des élèves de l’école française au terme d’un parcours migratoire souvent long et éprouvant, et pour un nombre croissant effectué seuls (mineurs étrangers non-accompagnés). Il me parait donc important d’offrir des clés d’appréhension du monde, notamment à travers la fréquentation d’œuvres d’auteurs, et pas seulement de « parer au plus pressé » en donnant uniquement les bases du déchiffrage en lecture.

Les outils existants pour l’apprentissage de la lecture étant destinés soit à des enfants francophones de 6 ans soit à des adultes, je me suis donc tournée vers la méthode naturelle de lecture et d’écriture de Freinet[[MNLE, Méthode naturelle de l’écriture-écriture, Célestin Freinet, 1946.]]. En effet, je peux choisir comme supports de lecture des textes produits par les élèves et des œuvres de littérature de jeunesse. C’est avec ces idées et ces désirs que je tente depuis quelques années de mettre en œuvre cet apprentissage au sein de ma classe et au centre de documentation et d’information (CDI) avec l’aide de ma collègue professeure documentaliste.

Le CDI, porte d’entrée dans l’univers des livres

Peu de temps après leur arrivée au collège, les élèves sont très rapidement confrontés aux livres par la découverte du CDI, lieu d’apprentissage et lieu de « lecture plaisir ». Cette découverte se fait d’abord par un repérage spatial : le lieu est différent d’une salle de classe et organisé en fonction des différents ouvrages proposés. Cette « géographie » du CDI permet une découverte de la diversité du livre et une première approche de la notion de genre littéraire.

Elle est ensuite formalisée par une activité en groupe : les élèves proposent un tri d’ouvrages en s’appuyant sur des indices visuels immédiats. La généralisation de ces critères permet ensuite de construire une typologie des principaux genres qui sera réinvestie tout au long de l’année.

Apprendre le français en apprenant à lire

Très rapidement, des albums sont utilisés comme supports de lecture avec trois objectifs à atteindre quasi simultanément : apprendre à lire, acquérir le français et entrer en résonance avec chaque élève. La spécificité de l’album permet d’utiliser de multiples façons l’image et le texte : image en amont, texte seul, écart entre les deux, image comme support de production orale et écrite, texte comme « réservoir lexical » pour légender l’image…

L’image peut combler les manques du lecteur débutant ; le texte permet de combler les manques de l’élève allophone face à l’image. Si les albums sont initialement écrits pour de jeunes enfants, ils sont choisis pour le traitement singulier d’un sujet universel, un procédé d’écriture particulier et leur mise en œuvre d’un lexique et d’une syntaxe à acquérir en FLE et FLS. Ainsi, Une histoire à quatre voix initie au point de vue et aux niveaux de langue, Bon appétit ! Monsieur Lapin aux règles du dialogue, Léo Corbeau et Gaspard Renart[[Une histoire à quatre voix, Anthony Browne, Kaléidoscope ; Bon appétit ! Monsieur Lapin, Claude Bougeon, École des Loisirs ; Léo Corbeau et Gaspard Renard, Olga Lecaye, École des Loisirs,]] aux fables de La Fontaine.

Le lancement de la lecture se fait par une étude de l’objet livre et de la première de couverture, qui nécessite un apprentissage pour des élèves jamais confrontés au livre. La mise en évidence de la tension entre titre et illustration permet de « problématiser » la lecture à venir, ces hypothèses initiales se complexifiant sur le fond comme sur la forme au fil de l’année.

L’œuvre est ensuite lue selon diverses modalités : pages support de lecture, lecture offerte, avancée individuelle dans l’œuvre selon ses capacités de lecture, questionnement et lecture pour autrui pour les élèves les plus autonomes. Des moments de débat interprétatifs sont ménagés pour réviser les hypothèses premières, travailler sur les écarts texte-image, sur l’implicite. La compréhension de l’œuvre passe aussi par une observation de l’écriture et des structures narratives quand elles sont récurrentes. Celles-ci sont réinvesties en écriture « à la manière de », l’écriture nourrissant l’apprentissage de la lecture. La lecture permet également d’augmenter à l’oral le lexique passif et actif, compréhension écrite et production orale se renforçant l’une l’autre.

Apprendre à lire seul

Parallèlement au travail collectif, je mets en place une pratique de lecture individuelle en classe et progressivement hors de la classe. Pour ce faire, les élèves évaluent d’abord eux-mêmes leur niveau en tant que lecteurs en circulant dans trois groupes de livres classés en fonction de leur difficulté de lecture, afin de repérer le groupe dans lequel ils se sentent à l’aise. Au cours du 1er trimestre, on observe trois profils d’élèves : des élèves encore totalement non lecteurs, des lecteurs très débutants (équivalent début de CP), des petits lecteurs (équivalent fin de CP, début CE1). Ces niveaux bougeront au fil de l’année et des progrès.

Ensuite, la professeure documentaliste et moi proposons à la classe un grand nombre de livres de sujets et de genres variés, triés selon les trois niveaux de lecture. Chaque élève choisit un livre selon son niveau et son goût personnel (illustrations, thèmes, auteur déjà lu…). Il le lit en semi-autonomie, à son propre rythme. Nous ménageons cependant des plages de travail pendant lesquels l’élève lit à voix haute à une enseignante quelques pages de son livre. Cette oralisation fait travailler les relations grapho-phonologiques et la fluence. Les élèves non lecteurs « mettent en mots » le récit en images de leur album sans texte. C’est aussi un temps de pause réflexive avec l’élève qui reformule, émet des hypothèses, donne un avis, met en mots une réaction.

Pour chaque titre sont proposés des travaux à faire en autonomie, soit pendant des temps de travail dédiés en classe, soit hors de la classe. Ils portent sur les éléments du récit et donnent un étayage lexical. Ils permettent de mettre à distance le livre, de l’observer dans son ensemble pour en ressaisir le sens global, qui a pu s’éloigner pendant la lecture-déchiffrage qui a demandé un très grand effort cognitif.

Une mémoire de lecteur

Différents dispositifs sont mis en place simultanément comme outils de « tissage » visant à la construction d’une mémoire de lecteur.

Tout d’abord, je ménage des moments de retour collectif sur les livres lus en autonomie. Chacun présente son livre, une page appréciée, ses difficultés et ce qu’il a aimé ou non. Collectivement, la classe détermine les différents thèmes abordés dans les livres lus par la classe et établit des relations entre les livres et/ou d’autres œuvres. C’est ainsi que des élèves ayant lu Les trois brigands[[Les trois brigands, Tomi Ungerer, École des Loisirs.]] ont rapproché l’enlèvement de Tiffany d’une scène du film de Chaplin, Le Kid.

Par ailleurs, chaque élève garde une trace personnelle des livres lus individuellement dans un « carnet de lecteur ». Il y met la couverture, le thème, le genre et quelques mots qu’il a envie de retenir (émotion, citations…) ainsi que son appréciation.

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Le carnet de lecteur

Enfin, deux fois dans l’année, la professeure documentaliste et moi proposons à la classe la tenue d’un café littéraire pour « partager les livres ». Après avoir explicité cette pratique, nous réfléchissons collectivement à l’intérêt à parler d’un livre. En amont, un travail de « conservation de traces » et de formulation de son avis est effectué. C’est ce dernier point qui demande le plus de travail car, si les élèves savent dirent s’ils ont aimé ou non le livre lu, ils ont du mal à en identifier les raisons pour ensuite les formuler en français. Pendant le café littéraire – qui a lieu dans le CDI réaménagé avec boisson et gâteaux – au fil des prises de parole, les élèves affinent leurs remarques et leurs analyses, certains se référent au genre (fiction versus documentaire), aux émotions suscitées, à l’objet-livre (livre pop-up, pages transparentes…), à la typologie des personnages. Finalement, les élèves qui le souhaitent échangent leurs livres.

Ces cafés littéraires sont bien souvent des moments où nous mesurons tous les progrès des élèves en français, en lecture et dans l’expression d’une sensibilité littéraire en train d’éclore.

Karine Hurtevent
Professeure de lettres au collège Molière d’Ivry sur Seine

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Le café littéraire


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