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Le livre du mois du n°527 – Apprendre à enseigner

La collection « Apprendre » des PUF nous offre depuis dix ans des ouvrages dont l’ambition est d’établir des ponts entre la recherche et les pratiques en éducation. La dernière livraison, Apprendre à enseigner, coordonnée par Valérie Lussi Borer et Luc Ria, donne la parole à quarante-et-un contributeurs qui dressent complémentairement un état des lieux des ressources sur le travail enseignant produites actuellement par la recherche.

Le titre de cet ouvrage, Apprendre à enseigner, s’accommode fort bien de l’ambivalence de sens du verbe « apprendre » en langue française : le livre vise à la fois à outiller ceux qui apprennent leur métier comme débutants, et ceux qui les accompagnent dans cet apprentissage comme formateurs, avec le souci constant de ne pas séparer l’enseignement de l’apprentissage. Son projet est de « dresser un panorama des problématiques, des outils, des espaces impliqués dans l’apprentissage du travail enseignant ». Il s’organise en trois parties. La première, « Connaitre le travail enseignant », s’attache à « rendre intelligibles les principales clés du travail enseignant en mettant en avant les prescriptions qui encadrent son déploiement, mais aussi les dimensions expérientielles des acteurs au travail ». La deuxième, « Des outils pour apprendre le travail enseignant », rend compte d’expérimentations en cours donnant des pistes pour « concevoir de nouvelles modalités de formation en réinterrogeant les espaces, les fonctions et les statuts des outils de formation ». Enfin, la troisième, « Se développer professionnellement », s’intéresse à l’accompagnement de l’apprentissage du métier d’enseignant tout au long de la carrière, en interrogeant plus particulièrement le rôle des formateurs et autres personnels en charge de cet accompagnement.

Au-delà de la diversité des contributeurs, quelques constantes traversent l’ouvrage et contribuent à sa cohérence. Une même vision du métier, celle qui consiste à « réussir à faire réussir le plus grand nombre d’élèves », oriente l’ensemble des contributions. Une conviction forte ponctue les propos des auteurs : la formation ne peut se penser indépendamment d’une prise en compte de la logique des formés. C’est en prenant appui sur leur activité dans ses réalisations, ses potentialités et ses empêchements que peut se mettre en place une formation efficace. On retrouve là l’influence des apports hérités de la recherche sur l’analyse du travail, apports vus comme des ressources précieuses pour orienter l’activité des formateurs.

Si le projet de la chaire Unesco dont Luc Ria a la charge est d’être une « interface hybride pour favoriser la circulation des savoirs », cette préoccupation se retrouve dans cet ouvrage qu’il codirige avec Valérie Lussi Borer. C’est sans doute en avançant dans la recherche et la construction d’« un monde commun » (pour reprendre le titre donné par Patrick Rayou à l’excellent premier chapitre du livre) que chercheurs et praticiens, débutants et experts pourront œuvrer à l’évolution d’un métier qui gagnerait ainsi « en pertinence, en qualité, avec des effets positifs sur les apprentissages [des] élèves ».

Pour y parvenir, deux leviers sont valorisés : miser sur l’établissement comme échelon décisif pour la formation et le développement professionnel des enseignants ; constituer des collectifs professionnels qui soient à même de générer des actions concertées pour aider les élèves à apprendre. C’est déjà à l’œuvre dans certains lieux (de nombreux encadrés présentent ces « dispositifs remarquables »). Reste à passer à la vitesse supérieure.

Cet ouvrage de référence fournit des analyses et des propositions pour y parvenir.

Nicole Priou


Questions à Valérie Lussi Borer et Luc Ria

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Si enseigner est un métier qui s’apprend, vers quelle piste la recherche oriente-t-elle aujourd’hui pour créer les conditions de cet apprentissage ?
Notre ouvrage insiste particulièrement sur le fait qu’enseigner peut s’apprendre de manière efficace à partir de l’étude didactisée des situations réelles de travail des enseignants dans les centres de formation initiale et au fil de l’eau dans les établissements scolaires. Deux orientations prioritaires provenant de nos recherches méritent à nos yeux d’être soulignées.

D’une part, on peut apprendre concrètement à enseigner à partir de l’analyse de l’activité d’autres enseignants ou de la sienne. Les pistes les plus prometteuses proviennent de l’usage en formation et pour la formation de situations d’enseignement et d’apprentissages décrites et analysées au plus proche de leur mise en œuvre en classe, de ce qu’elles suscitent tant chez les enseignants (vécu, préoccupations) que chez les élèves (apprentissages du métier d’élève et apprentissages scolaires). Dans cette perspective, l’outil vidéo constitue un puissant média pour rapatrier, analyser, faire vivre par procuration ou encore comparer les traces d’activité des enseignants et des élèves, et ainsi un puissant catalyseur du développement professionnel des formés. Mais seulement à condition qu’un cadre éthique rigoureux circonscrive les interactions, protège les formés de toutes les formes possibles de dérives concernant l’atteinte de l’image de soi ou de sa propre liberté pédagogique.

D’autre part, le processus d’apprentissage du métier ne se limite pas aux seules premières années de formation initiale, mais doit se prolonger tout au long de la vie professionnelle, pour s’adapter continuellement et le mieux possible à un métier complexe et évolutif. Plusieurs pistes prometteuses visent à appréhender la formation et le développement professionnel comme processus plus que comme produits. Elles soulignent l’importance de s’intéresser aux dimensions collectives du métier, notamment aux mutualisations d’expérience professionnelle dans différentes configurations (entre pairs et experts), mais aussi de renouveler les modalités d’alternance, ne les concevant plus seulement entre institution de formation et établissement scolaire, mais plus particulièrement entre situation de travail et situation de formation dans les établissements eux-mêmes. Ces pistes nouvelles nécessitent le développement d’un partenariat beaucoup plus étroit entre formateurs universitaires ou académiques et formateurs de terrain, ainsi que de repenser la formation des personnels qui accompagnent les équipes d’enseignants.

Peu de didacticiens parmi vos contributeurs ? C’est un choix ?
Dans cet ouvrage, nous ne voulions pas partir des clivages habituels qui scindent et parfois figent la dynamique des formations à l’enseignement. Nous avons choisi de mettre en avant des travaux de recherche s’inscrivant dans différents ancrages théoriques qui s’attachent à décrire et à analyser finement le travail des enseignants, des élèves et des enseignants en formation. La plupart des modélisations du travail produites par ces travaux essaient de ne séparer ni l’enseignement de l’apprentissage, ni les processus d’enseignement et d’apprentissage de leurs produits. À partir des pratiques réelles de classe, ils s’intéressent aux coconstructions de situations scolaires, aux interactions entre enseignants et apprenants qu’ils visent à identifier et à « typifier » pour améliorer la conception de situations porteuses d’apprentissages tant pour les élèves que pour les enseignants en formation.

Vous insistez sur le fait qu’on apprend à enseigner tout au long de sa carrière professionnelle. Cela ne conduit-il pas à interroger la gouvernance du système, notamment sur le recrutement et formation des cadres (inspecteurs, chefs d’établissement) ?
Il est clair que souligner l’importance des milieux de travail pour le développement professionnel et prioriser cette mission reconfigure les rôles et identités de tous les acteurs du système. Analyser les moyens par lesquels s’opère le développement professionnel des enseignants dans les lieux de travail et réfléchir à comment les soutenir au mieux, reconnaitre que la professionnalité des formateurs d’enseignants ne se superpose pas à celle des enseignants (mais requiert une formation spécifique) sont des postulats qui nécessitent de transformer les rôles des personnels de formation et d’encadrement et de les coordonner. L’enjeu est de taille car les chercheurs et formateurs des ESPÉ ou des académies, les décideurs du ministère de l’Éducation nationale, les chefs d’établissement et les inspecteurs ne travaillent pas encore de manière suffisamment coordonnée en partageant des valeurs communes sur ce que signifie « apprendre à enseigner ».

Propos recueillis par Nicole Priou